Édition des cahiers libres (p. 9-21).

Le Stylet en Langue de Carpe

I

Vous ne savez donc rien des hommes, vous qui les pratiquez, imbécile ? Ce qui nuit à ma doctrine, triple niais, c’est qu’elle est raisonnable…
Balzac, Sur Catherine de Médicis
(Le Martyr calviniste. XV.)


— En amour, il n’est ni logique ni raison, ou plutôt la logique et la raison sexuelles sont désormais transcendantales.

— On dit ça…

— Non point ! C’est le fait évident, mieux même, éclatant, à qui débarrasse le fruit de ses observations des préjugés millénaires, mais stupides, dont on s’habitue à les recouvrir. Je ne mésestime d’ailleurs pas ces préjugés. Ils ont leur valeur sociale, du moins apparente et, socialement, l’apparence est toute réalité.

L’Amour est une forme euphorique et sentimentale du désir sensuel, hors le rut de l’instinct générateur. Ainsi la gastronomie est un aspect des réflexes de nutrition. Mais l’Amour, né avec les premiers hommes, lorsque se créa l’abîme qui les séparait des pithéciens, leurs ancêtres, est aujourd’hui prodigieusement évolué. On peut donc concevoir des amours totalement étrangères à la poussée des forces animales de reproduction. Il va de soi qu’elles sont perverses au point de vue des éthiques grégaires.

Devant ces formes de l’Amour il ne subsiste évidemment plus rien de l’impérialisme humain, qui désire étendre toujours son emprise sur le monde, et met pour cela la sexualité à contribution, en même temps qu’il lui donne des règles de congruence. Mais la vie continue à tenir ces règles pour bonnes, toutes périmées qu’elles soient. L’évolution de la pensée humaine se fait, en effet, par segments. Notre cerveau garde, par conséquent, des zones barbares parmi ses parties civilisées. La conception dite morale de l’amour date de trois cents siècles…

— Je ne vois pas comment pourrait se formuler une éthique vraiment originale de l’amour.

— Je vais te conter une aventure qui, sans théorie vaine, illustrera mes dires. Tu y verras se développer dans la même âme deux impulsions amoureuses hostiles, dont la composante était encore de l’Amour.

Vous savez que pendant la guerre j’assumai le rôle terrible et peu estimé d’espion. Je passai quatre ans en Autriche et en Hongrie à risquer l’exécution ignominieuse que nulle médaille ou citation ne vient honorer. J’aime d’ailleurs ce risque sans contrepoids de dignités. Rien ne m’écœure comme la gloire due aux hasards, à l’alcool et aux gens qui vous entourent. Agent secret du Gouvernement Français, seul, et ne devant compte de mes actes qu’à deux personnages dans l’État, je me trouvais plus puissant qu’un maréchal de France. C’est au vrai un redoutable rôle à jouer que celui-là. Il développe à un degré prodigieux le goût de l’initiative. Il crée une individuation intime si magnifique qu’on se sent au-dessus des colifichets nécessaires à la plèbe : décorations et grades.

À mon retour en France, au milieu de 1919, la curiosité et l’acuité de vision que cette existence d’espion avait su créer en moi me firent abandonner mon métier d’ingénieur pour le grand journalisme international. Je me faisais alors beaucoup d’illusions sur les vertus nécessaires dans ce nouvel office, mais enfin il m’amusa dès le début et j’y restai malgré quelques déboires. Je travaillai d’abord pour Eldyx, le directeur de l’Emporrum, ce quotidien véhément. Ma connaissance des problèmes majeurs de la politique étrangère, et les relations que je m’étais faites dans l’Europe entière, m’avaient en effet valu la confiance de ce roi du papier imprimé et de ses commanditaires. Je recommençai donc illico à voyager. Par un phénomène qui ne laisse pas d’être ironique, je faillis même, en ce temps de paix, me faire fusiller deux fois. La première au Mexique, dans les environs de Tixkokob, où des partisans de Huerta ou d’Obregon — on n’a jamais pu savoir — me crurent un espion anglais ; la seconde à Sofia, où je fus pris pour un ami intime de feu Stambouliski. Même, à Pesth, il s’en fallut d’une corde que je fusse pendu comme agent vraisemblable de Karolyi, la bête noire des Magyars au pouvoir.

Et tout cela pour dire que journaliste, diplomate in partibus et acheteur de secrets, je n’étais fichtre pas un enfant dans la vie, ni un de ces apprentis auxquels on peut impunément jouer tous les tours.

Pourtant…

Mais vous allez voir.

Je me trouvais, au début de cette aventure, dans une période de tranquillité. Il y avait des élections. Le grand journalisme international passe à ces moments-là au second plan des préoccupations populaires. J’habitais boulevard Montmartre, au centre du quartier général journalistique, entre la vue Vivienne et la rue de Richelieu. Les loisirs momentanés dont je jouissais parfois me permettaient de fréquenter un tas de salons politiques et mondains, teintés aussi de Belles Lettres, où je cultivais de plaisantes idylles. De ce chef, la vie me semblait fort supportable, d’autant, en sus, que je possède quelque fortune.

Or, un soir, il était, ma foi, près de minuit, je revenais d’une soirée passée chez Eléonora de Virmaigle. Cette veuve du grand boursier donnait dans la mode littéraire du jour : le Goulisme. Comme vous savez, pour un Gouliste, tout est culinaire, et la Cuisinière Bourgeoise est un chef-d’œuvre très supérieur à Madame Bovary. On avait donc entendu Jean Porto dire vingt-quatre tercets sur les petits fours et le début du poème épique de Pol Mac Limoje sur la Colman’s Mustard. Ç’avait été une soirée charmante. La maîtresse de maison nous faisait goûter en plus des crêpes à la résine de baobab, qui sont une chose exquise, rappelant un peu le condor rôti, dont j’ai mangé en Bolivie. On nous avait promis enfin une prochaine soirée anthropophage, strictement confidentielle bien entendu. Les chefs du mouvement Gouliste exubéraient. Le grand problème était de deviner ce que serait le dîner de cannibale ? Y mangerait-on de la jeune fille, de l’homme fait, de l’enfant ou de la femme de quarante ans ? Les discussions devenaient acharnées. La femme se rôtit, mais l’homme se fait cuire en cocotte. Quant à l’enfant, c’est en gratin dauphinois qu’il réalise toute sa succulence. La jeune fille seule comporte une certaine variété de préparation. Le président du groupe Gouliste parlait d’une cuisine à base d’aubergines qui, selon lui, atteignait l’empyrée des délectations de bouche.

Nous nous séparâmes enfin. Cela se passait à cent mètres de chez moi. Je me dirigeai donc tranquillement vers la rue de Richelieu.

Cette rue Feydeau, où habite Eléonora de Virmaigle, cultive la nuit un cocasse aspect, moitié louche, moitié borgne. J’en aime le pittoresque et, tout en marchant, savourais cette atmosphère de cinéma. Soudain je perçus des pas précipités derrière moi.

Je me retournai d’instinct. À dix pas, une silhouette féminine venait éperdûment. Je descendis du trottoir pour la laisser passer. Mais, arrivée à ma hauteur, la petite ombre, une toute jeune fille, se jeta en quelque sorte dans mes bras.

Avez-vous vu parfois un petit chat perdu ? S’il se trouve dans un vaste lieu vide, il ne sait plus où aller. Alors, vous apercevant, il accourt sous votre protection. Les pattes pliées avec une indicible humilité, il glisse doucement entre vos pieds et là, se pensant en sûreté, commence aussitôt à ronronner sur le mode mineur.

La petite personne se conduisit comme un chat perdu. Elle parut désirer se cacher dans mes bras.

Étonné, je l’écartai doucement. Elle leva alors vers moi des yeux tristes, et je pus la dévisager avec curiosité.

Elle pouvait jauger quatorze ou quinze ans. La lumière était incertaine, mais suffisante pour me montrer un délicieux visage candide et doux, tendu comme pour un appel.

Pensant puérilement, j’imagine, que j’accéderais sans mot dire à son désir, elle me prit familièrement par la main puis fit signe de l’accompagner. C’était encore ma route. Rien de mieux. D’ailleurs un vieux coureur d’aventures comme moi est toujours disposé à accueillir les hasards lorsqu’ils se présentent — et c’était le cas — avec quelque originalité. Je ne résiste donc jamais aux premiers contacts avec la comédie, le roman, ou même le drame. Sans qu’il me fût besoin de méditer sur les circonstances, l’arrivée de cette adolescente essoufflée m’avait préparé à je ne savais quoi de curieux. Et puis, quand on est convoqué, et qu’on pense venir bientôt à un dîner anthropophage, le moyen de s’étonner de rien ?…

Nous revînmes rapidement jusqu’à la rue Vivienne. J’étais assez près de mon gîte pour consentir à allonger ce chemin de quelques pas, et au surplus des kilomètres de plus ne pouvaient même m’effrayer.

Mais, comme nous commencions de tourner l’angle descendant vers la Bourse, je ne sais pour où aller, ma petite compagne, pivotant sur ses hanches avec souplesse, regarda la route faite. Ce qu’elle vit lui sembla sans nul doute particulièrement terrible, car elle murmura d’un ton de voix désespéré :

— Emmenez-moi, dites… vite… vite…

Je connus un vrai plaisir à l’idée d’avoir dans quelques minutes cette enfant chez moi. Un taxi passait. Il était certes ridicule de le prendre pour parcourir cinquante mètres au plus, mais je ne voulus point résister à cet appel déchirant et inattendu. J’arrêtai l’auto d’un geste prompt ; je sautai sur la portière, l’ouvris, introduisis la jeune fille épouvantée, et, avant de monter moi-même, je dis :

— Boulevard Montmartre vingt-et-un !

Ma petite compagne écoutait anxieusement. Elle cria :

— Non… non… Plus loin… plus loin… Elle nous rattraperait…

Je rectifiai et repris, à tout hasard :

— Vingt et un, boulevard… de Courcelles.

Ce trajet-là, lui, devait nous mettre à l’abri ?… J’ignorais d’ailleurs le but. Mais nous reviendrions. Il ne fallait que calmer ma petite compagne.

Le taxi repartit. Alors seulement j’eus le temps de jeter un coup d’œil sur l’enfilade de la rue et vis ce qui terrifiait cette charmante « protégée ».

À trente mètres accourait vélocement une femme armée d’un fouet ou d’une cravache. Elle me parut grande, agile et svelte. Je ne l’aperçus pas assez longtemps pour définir son aspect.

Nous avancions déjà. L’idée me vint alors de mieux regarder ce personnage nouveau, et, par la petite vitre postérieure de la capote, je surveillai le croisement où la rue Feydeau se jette dans la rue Vivienne.

La femme au fouet déboucha au galop. Elle tenta aussitôt un « rush », afin de rattraper notre voiture. Elle courait merveilleusement. Deux secondes j’aimais cette lancée sur le trottoir. Jupes hautes, elle allait d’une foulée étonnamment rapide, le torse droit et le visage levé vers le ciel.

Mais, à cette heure, notre route était libre. Le chauffeur accélérait sans crainte. L’effort de la femme fut vain. Elle gagna au début puis reperdit cette avance. Soudain, comme nous tournions sans ralentir au coin des Boulevards, je la vis s’arrêter brusquement. Elle leva un bras rigide vers le taxi. Une flamme brève et écarlate jaillit, eût-on dit, de sa main. Une détonation sourde suivit. La balle perça la capote à cinquante centimètres de moi, au-dessus de la tête de ma compagne, qui sauta comme sous une décharge électrique.

La femme au fouet nous tirait dessus, comme dans une forêt vierge…

Décidément, puisque j’aime les aventures, celle-là s’annonçait du meilleur goût…

J’avais eu le temps de voir, sinon le masque, du moins la tignasse de la poursuivante. Elle s’était arrêtée juste sous un bec de gaz pour ses exercices de tir. Et la lumière coiffait sa tête d’une sorte de bol de punch enflammé. Elle devait être rousse, d’une rousseur de métal fondu…