Édition des cahiers libres (p. 37-50).

III

Le mauvais réveil

En parlant ainsi, elle fit la pirouette d’une manière si magique et si effroyable que Morakanabad en recula de terreur…
Beckford,
Vathek (1787) (p. 123).


Je revins à pied vers mon gîte. Je rageais, mais la littérature régnait trop fortement dans mon esprit pour ne pas utiliser aussitôt comme une matière première magnifique cette conclusion burlesque d’un roman esquissé.

J’évoquais donc à ce propos tous les secrets que Paris cache. Chez combien d’êtres le revêtement bourgeois de bienséance et de sentiments normaux dissimule-t-il des passions extraordinaires et déconcertantes ? Comment, désormais, trouver une explication plausible aux événements de cette soirée ? La femme au fouet qui poursuit une fillette et tire sur le taxi qui l’emmène… La fillette devenue, à Suburre, une experte et roublarde femelle, capable de rouler un vieux routier comme moi, et…

Mais j’avais beau vouloir prolonger idéalement cette aventure, je restai comme un poète ayant perdu sa rime. Maintenant que May était disparue dans le vaste Paris, il n’était probablement plus aucune chance pour moi de la revoir, et je ne saurais sans doute jamais le mot de ce rébus, dont pourtant les dessous devaient comporter tant de choses, à la fois romanesque et… vicieuses…

Il me fallait par conséquent acquérir l’indispensable résignation devant un roman terminé en queue de poisson. Je ne suis pas Sherlock Holmes, et je ne voyais aucun indice, aucun fil permettant de reprendre ce joli conte mal clos. Fallait-il tout de même que je fusse sot pour m’être laissé jouer de cette façon. Moi, un ancien agent secret, un professionnel de toutes les défiances et de toutes les divinations. Je me traitai cent fois d’imbécile, ce qui faisait sans cesse mousser ma colère. Quoi ! Il devenait donc nécessaire de me l’avouer : je ne suis plus de l’âge ni de l’étoffe des hommes dont on fait durablement les amants de cœur… J’étais devenu un vieux macaque. Une jouvencelle de quinze ans m’avait dindonné. Et de quelle façon !… Manquer se faire tuer pour la minime pimbêche en question, et se laisser plaquer ainsi… Ah ! il n’eut pas fallu, dans ma fureur, que je rencontrasse durant mon retour quelque rôdeur à intentions douteuses, ou qu’un passant se permit des familiarités… En un tournemain, j’aurais tapé dessus jusqu’à extinction…

 

Le lendemain, la petite aventure s’effaça de mon souvenir. Je n’en étais pas si fier qu’il fallut l’arborer au premier plan de ma mémoire. Je souris même un peu de cette rage cultivée pendant le solitaire retour de Suburre. En somme, il n’y a que les sots pour s’encolérer de ces caprices des femmes. Un homme d’esprit les comprend et les excuse. Je n’avais qu’à prendre modèle sur le bon mari de la Claudine, que nous analysèrent Colette et Willy. Voilà le type de l’amant affranchi… Il met sa charmante-femme entre les bras de Rezi. Et, loin de s’en fâcher, il ne souhaite que d’assister aux ébats des deux jolies poupées. Malgré toute ma philosophie naturelle ou empruntée, vécue ou acquise dans les livres, je dois avouer que le mécontentement me tenait pourtant encore. Sans en formuler les raisons, je le sentais comme un taret fouillant en moi.

Pour me distraire, j’allais donc aux courses d’Auteuil. Malheureux en amour, je devais être heureux au jeu… Pffft !… Diable de proverbe !… Je perdis six mille francs…

Dorénavant, il serait bien reçu celui qui viendrait me vanter la sagesse des nations… Elle ment comme toute une ambassade…

Furieux, je me décidais à partir un peu courir le monde. Je me rendis à l’Emporium et vis Eldyx.

Après le serrement de main présentatoire, j’entrais ex abrupto dans mon affaire :

— Dites donc, mon vieux, le journal est bien plat en ce moment. Il ne sort pas de chez nous. Il faut le faire vadrouiller. Que diriez-vous si j’allais pour votre compte voir ce qui se passe en Australie ? Hein ?… Melbourne et Sydney, une exploration au centre Australien, visite des mines d’or et retour par l’Insulinde. Il me semble que c’est tentant, même urgent ? Et comptez sur moi pour découvrir partout des choses à sensation…

Ça va ?

Eldyx appuya un index tordu sur sa bouche de grenouille-taureau :

— Mon petit, vous êtes fou… Je vais téléphoner à Babinski…

— Hein… Moi, fou… Tenez-vous expressément au knock-out ? Je vais vous faire mordre la poussière de votre moquette, art nouveau… Et il y en a de la poussière… Fichtre. Quel est votre fournisseur ? Il est consciencieux…

Eldyx prit l’air d’un rajah retour d’une chasse au tigre :

— Pas de blague, hein, mon vieux… Vous vous croyez toujours dans la pampa. Il ne vous manque que des bottes en astrakan…

Apprenez donc d’abord que l’Australie, en ce moment, ne peut intéresser personne. Malheureux !… Dire que ça veut faire de l’actualité, et ça ne sait pas seulement ce qui se passe… Mais Théopipe… Voyons… Wladimir Théopipe ?

— Eh bien quoi, Théopipe ? Il n’a pas reconstruit la Bastille ?

— Non, certes… Mais il sera peut-être sénateur dimanche. Et si Dieu veut qu’il soit en ballottage, nous aurons une quinzaine encore de félicité…

— Qu’est-ce que ça fiche, l’élection de Théopipe ?

— Mon vieux, vous n’arriverez à rien, si vous n’apprenez pas à mieux juger les hiérarchies d’événements. Théopipe, c’est le consortium de l’Omnibanque… S’il n’est pas élu, c’est la Cour d’Assises pour les administrateurs, qui ont gaspillé quatre cents millions. S’il est nommé, les mêmes administrateurs deviennent tous au moins grands officiers de la Légion d’honneur, certains sont prédestinés à finir ministres, ou Gouverneurs de grandes colonies.

Donc, l’élection de Théopipe peut changer toute la politique. Il y a trois mois à vivre sur Théopipe…

Je serrai la main d’Eldyx.

— Mon vieux, vous vous faites des illusions. Votre personnage n’est pas un gaillard à porter trois mois l’Emporium sur les bras. Mais je ne veux pas vous occire vos chimères.

Au revoir !

Je revins chez moi. Il ne me restait plus qu’à partir en voyage pour le plaisir. Je ne sus quoi me retint à Paris…

Le lendemain, je me décidais à écrire un roman…

 

Je commençai donc un livre dont, au début, je n’eus d’ailleurs aucune idée de ce qu’il pourrait bien devenir. Mon aventure avec cette petite ingrate de May devait prendre place là dedans, avec le coup de revolver tiré par la femme aux cheveux en bol de punch. Je corserais tout ça avec des aventures vécues un peu partout dans le monde, et dont certaines sont scandaleuses. En somme, l’ensemble pourrait faire un beau bouquin.

Ce roman me plut déjà tant, à faire, que j’y travaillai tout le jour. De même, tout le lendemain. À trois heures du matin enfin, épuisé, je m’endormis d’un sommeil lourd et total, moi qui dors coutumièrement en gendarme.

Il devait être midi depuis belle lurette, et mon sommeil commençait de devenir moins épais, lorsque je perçus des bruits bizarres, eut-on dit, dans la chambre. Je ne m’éveillai pas encore, malgré une conscience aiguë et curieuse dont j’ai gardé le souvenir fort net.

Des minutes ont dû passer dans cette demi-hypnose. Je pénétrais légèrement le monde extérieur et raisonnais déjà, sans toutefois en extraire de réaction motrice. Et puis je sentis une sorte de lien autour de mes jambes. Je tentai de remuer, et une brusque douleur me fut perceptible à l’épigastre, tandis que mes bras étaient comme rapprochés brutalement et réunis…

Alors, la nuit quitta mon cerveau et je rentrai dans la vie. Mes yeux s’ouvrirent. Je restai un instant éberlué par l’inconscient sentiment d’une présence à mon côté ; puis, comme si un rideau se levait, je vis une personne, entre mon lit et la fenêtre, et qui circulait sans façons…

Je fus si étonné, que je voulus me lever aussitôt. Alors je me connus les pieds et les mains si étroitement liés que, dans l’effort fait, la peau de mes poignets parut se déchirer d’un coup.

D’un coup violent, je tirai, cette fois volontairement, sur ce qui m’attachait. Cela créa un peu de jeu, mais pas assez pour me libérer.

— Ah ça… Suis-je un homme ou un saucisson ?

Je voulus à nouveau me lever, incertain d’être toujours au cœur d’un rêve, et parvins, d’une détente des reins, à m’asseoir ; mais c’est tout ce qui me fut permis, et je tombai aussitôt de tout mon long. J’étais réellement et solidement ficelé.

Toutefois, j’ai vu les bandits, les cambrioleurs qui m’ont ainsi réduit à l’impuissance, et c’est…

C’est une femme, élégante ma foi, qui regarde sans façons les bibelots de mon appartement. Elle m’a vu bouger et se rapproche lentement. Je l’identifie aussitôt Cette chevelure de feu, cette stature de bête agile, et je ne sais quoi dans le port du torse, sont comme une citation latine qu’on reconnaît au passage. J’ai devant moi la femme qui courait derrière May avec un fouet, et qui tira un coup de revolver sur le taxi où j’emmenais ma conquête… Et quelle conquête…

Le sang-froid me revient, et une lancinante humiliation de me voir en cette posture de colis vivant, devant une femme à laquelle je rêve malgré moi depuis deux jours.

Je la regarde avec âpreté. Elle me dévisage à son tour. Je suis étendu. Il fait fort chaud et c’est le plein été. Si, comme il semble, elle a opéré ici seule — et avec quelle audace ! — c’est à l’extrême chaleur que je dois d’avoir pu être découvert et attaché s’en m’en être aperçu. Je vois d’ailleurs les cordelles fortes et bien serrées, qui attestent l’impossibilité d’un prompt dégagement. Elle sait ligoter un homme, cette rouquine ! Enfin, elle prend la parole. Sa voix, sèche, claque et méprise :

— Dites donc, il me semble que vous avez en ce moment une belle bobine d’imbécile…

Je réponds :

— Vraiment ?

— Oui ! Un homme digne de ce nom sait rire dans ses liens, mais vous avez l’air par trop ahuri.

— Je le suis, en effet.

— Je le vois bien. Vous en êtes burlesque. Mais, trêve de ces fadaises ! Dites-moi où vous avez menée May ?

Je demeure cette fois stupide. Puis je comprends que c’est à mon tour de rire. J’esquisse un haussement d’épaules.

— Me l’avez-vous donnée à garder ?

Elle reprend, d’une voix sombre et catégorique :

— Où… est… elle ?

— Est-ce que je sais moi ? Vous êtes folle avec vos questions absurdes !

— C’est pourtant bien clair. May, une fois rentrée, m’a parlé de vous, depuis l’autre jour, comme d’un garçon charmant et surtout très poire. Elle est partie à nouveau. Évidemment, elle est venue vous retrouver. Où l’avez-vous conduite ?

Je répondis avec humeur :

— Pas vue May !

— Ne faites pas le gentilhomme discret, je vous prie, ça tournerait mal. Je m’imagine, certes, que May ne s’est pas enfuie par amour pour vous. Comme Adonis, vous n’êtes pas assez épatant. Mais elle est certainement venue ici. Dire qu’elle est descendue du quatrième, chez moi, par une gouttière…

Enfin voilà. Vous savez tout. J’ai passé la soirée d’hier à vous préparer cette petite visite. Maintenant, je vous écoute.

Laconiquement, j’articulai :

— J’ai recueilli May, que vous poursuiviez l’autre jour. Je l’ai menée, sur sa demande, à Suburre. Elle a soupé avec moi. Elle a dansé et m’a laissé en plan. Je ne l’ai plus revue.

— Vous mentez !

— Fichez-moi la paix !

Elle tire de sa poche un petit browning à crosse d’ivoire et me pose le canon sur le front. Je sens le contact froid du métal circulaire.

— Où est May ?

Je suis furieux, et cette femme ne va pas s’imaginer que je sois capable de plier sous ses menaces. Au surplus, je ne sais rien. Ma réponse est une insulte.

— Tu es courageux !

Elle me regarde en riant puis, quittant le lit, va vers la fenêtre. Elle murmure cependant avec désinvolture :

— Quel idiot !

Je veux me montrer dégagé des contingences, et reprends :

— Pour une femme du beau monde, mademoiselle, vous n’êtes pas polie !

— Je suis au-dessus des préjugés de politesse, et de tous.

— Mais on a quelque savoir vivre avec un ennemi désarmé.

— Pas moi. Je vous brûlerais la figure, sans plus m’en soucier que d’une cigarette. Et je vais même vous montrer que vous avez tort de ne pas avouer tout de suite où est May.

Tant de fureur peut-elle habiter dans un si beau corps ? Car elle est fascinante, cette coquine-là. Et je l’admire, ficelé, humilié, insulté. Je l’admire toujours.