LE SONGE DE POLIPHILE

Polia immole pieusement les tourterelles.
On voit alors voltiger un petit Esprit. Après quoi la grande prêtresse dit l’oraison à la divine Vénus, puis elle épand les roses et, le sacrifice des cygnes étant accompli, il en résulte une germination miraculeuse d’un rosier chargé de fleurs et de fruits. Les deux amants goûtent de ces fruits ; ils parviennent joyeux à un temple en ruines dont Polia décrit le rite à Poliphile. Elle l’engage à contempler de nombreuses épitaphes. Il s’y rend. Épouvanté, il revient vers elle et, récréé, s’assied. Poliphile, admirant les immenses beautés de Polia, s’enflamme tout entier d’amour.



P e ne puis me laisser persuader tant soit peu que de tels rites, de telles cérémonies, de tels sacrifices aient pu jamais être accomplis ni par Numa Pompilius, ni à Cæretes[1] en Toscane, ni jamais en Étrurie, ou qu'ils aient été trouvés par le saint Juif[2]. Je ne crois pas, non plus, que les prêtres de Memphis, en Égypte, aient aussi bien servi et adoré le dieu Apis en plongeant dans le Nil leur patène d’or ; ni qu’on ait jamais célébré avec un plus religieux respect, dans la cité de Rhamnus, en Eubée[3], le culte de la déesse Rhamnusia[4], ni avec autant de piété celui de Jupiter d’Anxur[5]. Je ne crois pas que les inspirés de Féronia, qui marchaient sur des charbons ardents[6], aient accompli des rites pareils, ni que les Clodones[7], Édonides[8] et Mimallones, sous l’inspiration de leur dieu, aient su se trémousser comme on le fit en ces présentes cérémonies. Je pus juger avec justesse, par les dispositions religieusement prises, de ce qui devait suivre. Car Polia, la nymphe aux cheveux d’or, digne de son rôle, pénétrée des devoirs sacrés et initiée à leur exercice, n’eut pas plutôt vu le signe de tête que lui fit la sainte directrice, qu’elle se leva subitement de dessus le brillant pavé, sans voix, sans bruit, toute seule parmi les autres nymphes demeurées immobiles. Puis la sainte directrice la mena prendre une admirable petite urne en hyacinthe serrée dans le sanctuaire : c’était un objet d’un art tel que Mentor[9] n’en sut faire un semblable.

Quant à moi, tout attentif, je l’examinais dans ses moindres agissements et l’observais scrupuleusement. Je la vis, sous son bel aspect, semblable à Phoebus lorsqu’il surgit coloré des teintes de la fraîche Aurore. Là, cérémonieusement, avec prestesse et assurance, elle versa du vase une liqueur parfumée et, de ses mains délicates, en oignit gracieusement son visage blanc comme le lait et vermeil comme les roses pourprées. Ainsi divinement purifiée, avec plus de ferveur quen’en posséda peut-être la vierge Æmilia [10], elle se plaça devant le degré du très-saint autel où était installé un admirable candélabre d’or d’une exécution accomplie, fort épais, élégamment garni et parsemé de grosses gemmes. À son sommet, selon l’exigence, s’étalait une ouverture en forme de conque ou plateau d’une brasse de circonférence.

On mit dans cette conque du sperme des immenses baleines[11], du musc odoriférant, du camphre cristallin et fugace, l’odorant ladanum[12] de la grande Crète, le thymiame[13] et le mastic[14], les deux styrax[15], le benjoin amygdaloïde[16], l’aloès que l’on vend au poids, rouge comme la blatte de Byzance[17], nommé aussi onguent de l’Inde. Ces substances étaient réparties en poids parfaitement gradués. Avertie, Polia, très-empressée, diligente au possible et respectueuse, approcha le cierge ardent de ces aromates. Tout aussitôt après qu’elle les eut allumés, elle éteignit le cierge et le rangea.

Dans cette petite flamme fumeuse exhalant un incomparable parfum, elle mit un ramuscule de myrte sec qui prit feu, puis, immédiatement, le posa sur l’autel du sacrifice, qui se ralluma. Tous les autres rameaux semblables furent jetés au feu sur ledit autel. Alors, attentive et bien instituée, elle posa sur le foyer la paire de tourterelles soigneusement déplumées au préalable, après avoir été égorgées sur la sainte anclabris et avoir eu la peau du dos fendue par la sécespite, attachées l’une à l’autre de fils noués en or et en soie pourpre, et leur sang chaud recueilli soigneusement dans le præféricule. Ces tourterelles immolées, jetées dans la flamme odorante, furent brûlées. L’interprète des rubriques du rituel se prit à chanter et à psalmodier, puis toutes les assistantes psalmodièrent également en alternant avec elle. Mais la grande prêtresse, comme chef des chœurs de ballet, donna le signal de la danse. Deux vierges la précédaient qui, de leur flûte de Lydie, jouèrent très-suavement sur le mode et le ton de cette contrée, comme Amphion l’eût su faire. Polia et les autres vierges suivirent à la file, tenant en main un rameau de myrte odorant et fleuri. Or donc, dansant en mesure, avec les attitudes, avec les pas voulus, à distance égale l’une de l’autre, sautant comme en des bacchanales solennelles et religieuses, elles émettaient des intonations vocales concordant avec la musique et s’échappant de leur poitrine virginale, répercutées en une incroyable symphonie sous la coupole close. Elles allaient autour de l’autel allumé, chantant ainsi : « O feu sacré, feu parfumé ! fonds la glace de n’importe quel cœur, apaise amoureusement Vénus et communique-nous son ardeur ! » Elles tournaient, en chantant et flûtant sur leur mode mystérieux, se livrant à des danses élégantes, pendant que le sacrifice se consommait. Bientôt la petite flamme s’éteignant se mit à fumer. Je compris que ces aromates avaient été placés là pour neutraliser l’odeur des chairs grillées, ce à quoi ils suffisaient outre mesure. Donc, pas plus tôt la flamme éteinte, toutes les vierges, moins Polia, se prosternèrent précipitament sur le pavé. Après quoi il ne se passa guère de temps sans que je visse manifestement sortir de la fumée sainte un charmant petit enfant fatidique, d’une forme surhumaine et d’une beauté telle que le langage le plus exercé, la plus grande recherche d’expression ne pourraient en donner l’idée. Il apparaissait avec une paire de petites ailes arrondies à ses divines épaules, environné d’une lumière inconnue et tout à fait extraordinaire. Je contemplais fixement cette vision, non sans que mes yeux en fussent lésés, quand je l’entendis éclater avec une impétuosité plus soudaine que celle de l’éclair, résultat fulminant de l’eau, du feu, de la nuée et du vent. Mon cœur fut rempli d’effroi ; ce dont s’apercevant, la sacrificatrice me fit signe de ne pas m’épouvanter et de me taire.

Ce bel enfant tenait d’une de ses mains potelées une couronne de myrte, de l’autre une petite flèche toute scintillante d’un feu vif. Le sommet de sa divine tête, aux fils d’or frisés, était ceint d’un diadème de diamants des plus splendides. Il voltigea trois fois autour de l’autel incandescent et fumant ; à la dernière, il s’évapora dans l’air sans qu’on y eût touché, en manière de fumée nébuleuse, et, devant les yeux éblouis, il s’évanouit et disparut incontinent.

Ayant vu, plein de terreur, ces faits mystérieux et divins, admirables dans leur apparition, je me les représentai quelque temps en l’esprit, et j’y pensai avec une religieuse horreur. Peu après l’intrépide directrice fit lever toutes les vierges et, tenant en sa main purifiée une baguette en or, elle donna l’ordre à ma très-précieuse Polia, tandis qu’elle même lisait dans le rituel ouvert et tenu devant elle par la prêtresse enfant, de recueillir les cendres du sacrifice consommé et de le faire avec les rites voulus.

Polia, ayant pris de ces cendres avec recueillement, les tamisa en rond sur la marche sacrée de l’autel, au moyen d’un crible en or destiné à cet usage ; ce dont elle s’acquitta aussi adroitement que si elle n’eût jamais rien fait d’autre. Alors la savante directrice, lui étendant l’annulaire et lui contractant les autres doigts, lui fit tracer correctement et avec le plus grand soin, dans la cendre sacrée, des caractères semblables à ceux qu’elle voyait dans le livre du rituel. Aussitôt que la diligente Polia se fut acquittée de cette besogne, la prophétesse dirigeante la fit s’agenouiller très-humblement sur le précieux pavé, et, portant attentivement les yeux sur le rituel, traça fort dévotement, elle aussi, du bout de sa verge d’or, quelques mystérieuses figures dans cette même cendre.

Rempli de stupéfaction, complètement affolé à la vue de cette action, tout à fait intimidé, au point que je n’avais pas un cheveu sur la tête qui ne fût dressé, l’âme en suspens, je me pris à redouter qu’en cette solennelle et sainte cérémonie expiatoire, ma Polia ne me fût ravie et que quelque animal ne lui fût substitué[18], ou bien encore quelque vierge, me faisant ainsi perdre d’un seul coup tout mon bien désiré. Aussi les battements de mon cœur, aussi mes esprits vitaux se trouvèrent-ils, comme je l’ai dit, complètement arrêtés. J’étais agité plus violemment que les roseaux mobiles secoués par l’impétueux tumulte des airs. J’étais plus tremblant que les vaisseaux conduits a force de rames, et mon esprit vibrait davantage que les laiches[19] débiles luttant, dans les marais, contre les vents qui les frappent ; mais, je ne cessais de regarder, avec une extrême vigilance, ma Polia tandis qu’elle officiait. Tout entier à mon attention soupçonneuse, je l’observais, notant ce qu’elle faisait, avec une si singulière aptitude, en compagnie de la grande prêtresse.

Celle-ci, s’étant emparée du rituel couvert de signes nombreux, avec une sainteté innée exorcisa tout ce qui eût pu faire obstacle ou nuire à un amour pur. Un rameau de rue [20] bénite lui fut présenté ; après l’avoir plongé dans la liqueur que contenait la petite urne de porphyre, liqueur dont Polia s’était lavé toute sa belle face, elle en aspergea l’assistance, moi compris. L’aspersion faite, tous les rameaux de myrte furent réunis à celui de rue, et la prêtresse, avertissant une de dévoteses aides, en reçut la clef d’or avec laquelle, ment, elle ouvrit la citerne. Elle y jeta les susdits rameaux ainsi que les plumes de tourterelles. Laissant le puits provisoirement ouvert, elle lut, au-dessus des cendres saintes, quelques imprécations sacrées, et les sanctifia de nouveau ; puis, avec un cérémonial fort attentif, à l’aide d’un léger balai de branches d’hysope[21] parfumée attachées par un fil d’or et de soie pourpre, elle réunit en un tas ces cendres dans lesquelles avaient été tracés des caractères, puis, les ayant mises, on ne peut plus religieusement, dans une boîte de la grandeur d’une palme, elle passa devant Polia et les autres vierges qui, lui faisant respectueusement cortège, de nouveau parvinrent, avec elle, au bord de la citerne sainte demeurée ouverte.

Pendant que les nymphes chantaient des hymnes modulées en accomplissant les actes expiatoires requis et les encensements, la grande prêtresse jeta la boîte dans la citerne et en referma l’orifice hermétiquement. Après que cette immersion eut été faite, en la forme et l’ordre susdits, tout le monde regagna le sanctuaire. La grande prêtresse frappa, là, trois fois le molucrum[22] de sa baguette de cérémonie, proférant force paroles mystiques, force conjurations, puis, demeurant seule debout, elle fit signe à toutes les vierges de se prosterner à nouveau sur le pavé. Tenant en main l’aspersoir pontifical, ayant devant elle la prêtresse enfant très-dévotement agenouillée, en priant posément, à demi-voix,

elle dit dans notre langue : « O très-sainte, très-divine, très-pieuse déesse mère d’Eros ! Illustre, perpétuelle et puissante protectrice des ardentes et saintes affections, des feux amoureux, aide infatigable des douces unions, si les mérites de ces amants sont parvenus jusques à toi, divinité sacrée ! Que leurs ardeurs extrêmes, que les engagements de leur cœur, dont ils agréés et reçus ! Montre-toi piétable à leurs prières emplies d’affectueuses et religieuses promesses, à leurs instantes oraisons ! Souviens-toi des divins et persuasifs conseils adressés en ta faveur, par Neptune empressé, à Vulcain dans sa fureur, ainsi que des rets forgés par ce Mulciber[23], et dans lesquels tu fus prise en compagnie de l’amoureux Mars[24]. Que ta clémence veuille bien aussi m’entendre ; montre-toi propice à l’accomplissement du vœu formé par ces deux amants, au succès de leur ardent désir. C’est pour cela que, grâce à ton fils l’aveugle ailé, cette jeune fille, à la fleur de son âge, a été adaptée à ton saint, à ton louable service, à ton sacré ministère. Elle avait été confisquée par les froideurs de Diane, et voici qu’elle se livre tout entière, avec une extrême et absolue dévotion, à tes feux amoureux et divins. Déjà son âme est touchée par ton fils qui fait tant de blessures au monde ; déjà son cœur, arraché de sa chaste poitrine, sent qu’il ne peut résister et subit le charme avec patience et douceur. Elle se résout, avec une religion singulière, avec une dévotion prouvée, à ce qu’il soit jeté dans le feu de ton très-saint autel, et te l’offre, tout enflammée qu’elle est, avec une sincérité particulière, te le dédiant pour n’y plus revenir. À cette heure, sentant l’amoureuse pression qu’exerce sur ce cœur brûlé la violente passion d’un jeune homme, elle s’apprête avec dignité, activité, résolution, avec un courage inébranlable, à s’abandonner à tes ardeurs glorieuses et délectables, d’autant plus fervemment que ta divinité, par elle implorée, lui sera plus favorable. Donc ces deux jeunes gens se montrant très désireux d’obtenir tes bienfaits et de ressentir tes bonnes grâces, de contempler ta divinité sacrée, ô Mère, reine d’Amathonte ! je te prie pour eux deux, je t’invoque, je t’implore avec des obsécrations, en cette sainte et bonne fête religieuse, à cette fin que nous puissions, par l’entremise de ton tout-puissant fils, naviguer vers ton délicieux, triomphant et glorieux royaume et l’atteindre. Si je suis la très-observante prêtresse de ton culte, que j’obtienne la satisfaction de leurs bouillants et stimulants désirs, veuille leur concéder d’atteindre au but de ce mystère vénérable. Laisse-toi toucher, très-pieuse Déesse native de ces lieux, ô Mère infatigable des mortels, bienveillante libératrice ! exauce les très-dévotes prières comme tu exauças celles d’Æaque[25], de Pygmalion[26] et d’Hippomène [27], alors que tu les entendis proférées humblement devant tes autels divins ; montre-toi pour elles favorable et gracieuse, avec cette pitié qui t’est naturelle et que tu témoignas tendrement au jeune pasteur[28] frappé par la jalousie de Mars, quand tu changeas en fleur son divin sang répandu. Que si nos mérites, que si nos obsécrations arrivent moins dignes en ta présence et devant ta haute Majesté, que ton amoureuse clémence, que tes flammes sacrées suppléent miséricordieusement à notre faiblesse. Car ces deux jeunes gens se sont, inséparablement, avec fermeté d’âme, avec un élan singulier du cœur, avec une indéfectible constance, voués chaleureusement et résolument attachés, dans une soummision, une obéissance absolue, au service de tes vénérables et saintes lois, décidés qu’ils sont à ne s’en jamais distraire. Voilà plusieurs jours que ce jeune homme s'y affermit en ethlète déterminé, intrépide et brave. Quant à cette jeune fille, elle professe scrupuleusement ce même culte, mettant son espoir dans ton patronage efficace et divin, dans l’impétration de ton secours. J’intercède donc pour eux, je prie, je supplie ta haute sainteté, ta puissance sublime de répandre sur eux, avec munificence, les grâces désirées. O Cypris ! par les amoureuses ardeurs dont il te plut de t’enflammer pour ton Mars chéri, par ton fils qui vit près de toi, avec ce Dieu, dans les déclice suprêmes et les glorieux triomphes ! »

À ce discours toutes les vierges consacrées répondirent à haute voix : « Ainsi soit-il ! » La grande prêtraise n'eut pas plutôt clos ses lèvres sur ces oraisons saintes, sur cette pieuse intervention, que, très-experte dans la conduite des choses sacrées, elle prit des roses odorantes, tout exprès préparées, ainsi que quelques coquilles d’huîtres marines, et, de ses mains pures qu’elle en avait remplies, les répandit cérémonieusement sur l'autel, autour du foyer. Puis, avec une coquille d'huître, puisant de l’eau de mer contenue dans la petite urne, elle en aspergea tout l’autel divin.

Après quoi, les deux cygnes ayant été égorgés sur l’anclabris, à l’aide de la sécespite, leur sang fut recueilli conjointement avec celui des tourterelles déjà brûlées, dans le præféricule en or, au milieu de pieuses cérémonies et d’affectueuses prières, tandis que les vierges chantaient des odes mesurées et que la grande prêtresse, tout en lisant dans le livre placé sous ses yeux, ordonnait que les cygnes immolés fussent brûlés en holocauste dans le sanctuaire disposé pour cela, et que

leurs cendres, réunies en une même boîte, fussent jetées par une ouverture sise au-dessous de l’autel. Prenant alors le saint præféricule contenant les deux sangs mélangés, la sacrificatrice accomplit les cérémonies expiatoires devant l’autel consacré, sur le pavé poli. Alors, trempant son pouce dans le sang pourpré, elle traça soigneusement, avec, quelques caractères sacrés, puis, appelant Polia, elle lui en fit tracer de semblables, tandis que les vierges chantaient suavement des odes charmantes.

Cela fait et parfait, l’insigne porteuse du simpule se tint prête à laver les mains teintes de sang de la prêtresse ainsi que celles de Polia –tout autre contact étant défendu– et, tandis que la vestale enfant versait l’eau très-pure au moyen du vase à goulot, le liquide sacré était recueilli dans le simpule d’or. Après quoi, sur un avis de la prêtresse expérimentée, Polia essuya très-proprement, à l’aide d’une éponge vierge, ces ca-

ractères tracés avec du sang, puis, la comprimant au dessus du liquide qui avait purifié ses mains, elle la lava soigneusement.

Après cela, toutes les vierges tenant leur torche renversée vers le pavé, la directrice agita le liquide des ablutions et le vida dévotement sur le pavé, accomplissant respectueusement son ministère. Aussitôt et violemment il s’en dégagea une fumée qui, peu à peu, s’éleva vers la voûte concave de la coupole. Cette fumée, pas plutôt montée, rebroussa contre le sol. Je me sentis alors soudainement remué et la lourde terre fut ébranlée sous mes genoux ployés avec un étrange bruissement de l’air et un retentissement horrible pareil à celui de la foudre éclatant à l’intérieur du temple. C’était exactement comme si l’on eût entendu, pendant une traversée, quelque grande masse tomber dans la mer. Les gonds vibrants des portes d’or résonnèrent dans le temple voûté ainsi qu’un coup de tonnerre répercuté à l’intérieur d’un souterrain sinueux.

Rempli d’une admiration mêlée de terreur, agité par une crainte excessive, j’invoquai silencieusement quelque protection divine. J’avais rouvert à peine mes yeux épouvantés et regardé l’autel, que, de la fumée qui s’en dégageait, je vis, tout émerveillé, sortir un rosier verdoyant qui croissait et multipliait progressivement. Il remplissait de son branchage surabondant une large partie du sanctuaire, et s’élevait jusqu’au comble, chargé de ses innombrables roses vermeilles, pourprées et rosées, portant en outre une abondance de fruits ronds, d’une senteur merveilleuse, d’une couleur blanche teintée de rouge. Ces fruits se montraient plus agréables que ceux qui étaient exposés devant Tantale, plus beaux que ceux qui furent l’objet de la convoitise d’Eurysthée[29]. Bientôt trois tourterelles blanches apparurent sur ce rosier fructifère, accompagnées d’autres oiselets voltigeant en troupe parmi les branches, sautillant et s’ébattant joyeux, chantant trèsdoucement. Ce phénomène me fit soupçonner la présence de la Divinité et croire que la sainte Mère se cachait en personne sous une telle apparition.

À cette occasion la prêtresse sacrificatrice, avec une noblesse de matrone, se leva en même temps que Polia, qui m’apparut plus belle que jamais, gracieuse au possible, d’un aspect doux et souriant. Toutes deux me rassurèrent et m’engagèrent à rentrer dans le sacro-saint sanctuaire, m’invitant à me présenter respectueusement devant l’autel divin. Je m’agenouillai entre la prêtresse et Polia. Cette première, avec une cérémonie

antique, cueillit trois de ces fruits miraculeux. S’en réservant un, elle offrit les deux autres à Polia et à moi, afin que nous y goûtassions ensemble avec la religion prescrite et une grande pureté de cœur.

Je n’eus pas plus tôt touché à ce merveilleux petit fruit si doux que je sentis se rajeunir, se renouveler ma lourde intelligence épaissie, renaître mon cœur triste et désemparé sous l’envahissement d’une amoureuse joie, non moins qu’un homme précipité dans la mer profonde, qui plonge jusqu’au fond, les lèvres serrées, alors qu’il remonte sur l’eau, aspire avidement les fraîches et agréables brises et retourne à la vie. Il advint aussitôt qu’en moi-même se prirent à brûler des flammes plus amoureuses encore, et il me sembla que, dans de plus douces tortures, des qualités nouvelles d’amour me transmuèrent. Par ce fait, je me pris à connaître avec évidence, à pressentir effectivement ce que sont les grâces de Vénus, leur efficacité pour les habitants de la terre, quel prix emportent, à leur plus grande joie, ceux qui livrent intrépidement le combat pour obtenir le délicieux royaume et y parvenir au travers des luttes opiniâtres. Enfin, après le pieux, le saint repas fait des fruits fatidiques, la divine végétation s’évanouit devant nos yeux, sans qu’on fît rien pour cela.

Ayant accompli la libation, la prêtresse sortit du saint sanctuaire avec Polia, moi et toutes les vierges. Après que les mystérieux sacrifices, les offrandes, les immolations et le culte divin eurent été conduits dans l’ordre susdit et terminés, la prêtresse ainsi que Polia dépouillèrent leurs vêtements consacrés et les déposèrent on ne peut plus pieusement, avec une déférence particulière et religieuse, dans le sanctuaire. Là, pleine de mesure et d’une extrême majesté, la grande prêtresse nous parla familièrement ainsi : « À présent, mes enfants, que vous voilà par moi purifiés et bénis, reprenez votre amoureuse entreprise et poursuivez votre voyage. Je prie encore la divine Mère de se montrer pour vous bienveillante et affable. Qu’elle vous soit miséricordieuse, favorable et propice, quels que soient vos projets, quelles que soient vos intentions et les occurrences en lesquelles vous vous trouviez. Mettez désormais un terme à vos profonds, à vos fréquents soupirs ; laissez, abandonnez vos lamentations, car, sur mon instance, l’heure présente vous sera bonne et seconde. Que votre esprit retienne bien mes conseils et mette à profit mes commandements, afin que la déesse, emplie d’une tendre affection, vous baille un heureux succès. »

Lorsque la sainte directrice eut tenu ce doux langage, nous lui rendîmes des grâces immortelles et prîmes congé de toute l’assistance, avec force révérences et mutuelles salutations, trahissant tous, par notre visage, le chagrin que nous causait notre séparation. Cependant, tout en adressant nos adieux, nous sortîmes du magnifique et superbe temple ; puis ma Polia au chef doré ayant été renseignée sur le chemin à prendre et sur l’itinéraire à suivre, nous partîmes définitivement.

O charmante compagnie, désirée chaque jour ! O terme précieux des tristesses passées ! Mon cœur, en ce moment, dilaté par une douceur interne, voyant son feu si pénible inondé par les rosées célestes, ne broncha plus, mais s’affermit. C’était là, très-évidemment, ma Polia tant souhaitée, ma déesse tutélaire, le génie de mon cœur, celle à qui je devais tant de reconnaissance pour le bon service qu’elle avait fait à la divine Mère, pour le grand amour qu’elle me témoignait en me tenant une si délicieuse compagnie.

Comme je me disais cela, Polia, voyant que je parlais bas, me fixa avec ses regards joyeux et flamboyants d’amour. Ils étaient plus clairs que les lumineuses étoiles brillant, en l’absence de Cynthiela cornue, dans le ciel serein, plus clairs que l’acier rougi scintillant martelé sur l’enclume. Ainsi ses regards éclataient dans mon cœur en nombreuses étincelles. Charmante elle proféra des paroles qui s’échappaient, avec d’angéliques accents, de sa bouche purpurine, vrai réceptacle de toute bonne odeur, écrin de perles orientales, pépinière fertile en mots doucement émis, paroles qui, tout à propos, dissipaient l’inquiétude de mon esprit, paroles capables, sans aucun doute, d’apaiser l’aspect terrifiant de Méduse, de mitiger les atroces horreurs de Mars l’enflammé et de le dépouiller de ses armes sanglantes, paroles capables d’arracher le beau Ganymède aux serres de l’aigle suprême, capables d’amollir, de pulvériser les marbres les plus durs, les cailloux, les pierres les plus résistantes, les rocs abrupts de la Perse et de l’inaccessible mont Atlas toujours couvert de nuages dans sa partie tournée vers l’Océan, paroles capables d’adoucir, d’apprivoiser les fauves féroces de la Lybie, de revivifier tout mort réduit en cendres ou en poussière. Elle me dit ainsi, en saisissant ma main : « Très-cher Poliphile, allons à cette heure au rivage mugissant, ô toi que je tiens là si sage et si ferme ! J’espère que nous parviendrons en joie au but où vise notre cœur ardent. C’est pour l’atteindre que j’ai éteint ce flambeau qui me liait aux lois de Diane la sévère, que j’ai accompli de solennels sacrifices, que j’ai fait des supplications, des immolations, des adorations, dit les plus humbles prières, goûté au fruit miraculeux. C’est en vue que, purifiés et dignes, nous puissions contempler les présences divines, ce qui ne peut être accordé à la pensée des mortels si elle est impure. » Ainsi la noble Polia et moi nous étions pénétrés d’une douceur infinie, nous nous sentions fortifiés par notre amour sincère. J’allais, remuant en moi ces pensées secrètes plus suaves que le miel liquide, marchant joyeux comme rivé à sa personne. En fête, en allégresse, nous atteignîmes un très-vieil édifice entouré d’un bois sacré.

Cet édifice était élevé sur le rivage retentissant du bruit de la mer et baigné de son flux. Là se tenaient encore debout une grande partie de murs ou parois de constructions en marbre blanc, ainsi qu’un môle du port voisin, ruine assez conservée. Dans les fractures de ce môle et dans les joints brisés germait la crête[30] du littoral, amie du sel. En quelques endroits je vis la cachla des rives[31], maintes soudes, l’odorante absinthe maritime et, par les bancs de sable, l’euphorbe péplis[32], la roquette[33], bien des simples connus, le tithymaie[34], les myrsinites[35] et autres herbes croissant sur le rivage de ce port, ainsi que sur les nombreux escaliers aux marches inégales par lesquels on parvenait au propylée du temple. Cet édifice, par les morsures du temps, les ravages de la vétusté et l’abandon, gisait, çà et là démoli, sur la terre humide, amas de colonnes immenses en pierre Persique aux granulations roses, sans chapiteaux, n’ayant qu’un fût décapité et alternant avec d’autres colonnes en marbre Mygdonien[36]. Quelques-unes avaient les joints brisés ; on ne leur voyait plus ni base, ni frise, ni astragale. J’en contemplai encore d’autres faites en airain avec un art admirable, telles que n’en possédait point le temple de Gadès[37]. Mais tout cela était en plein air, attaqué par la moisissure et par la vétusté.

Là, ma sage, ma bien amoureuse Polia me dit : « Admire, mon très-doux Poliphile, ce monument qu’entre les plus grandes choses la postérité a laissé tout en ruines et renversé, accumulation, énorme amoncellement de pierres brisées. Jadis, en son premier âge, ce fut un temple magnifique, admirable, où se faisaient de grandes réunions solennelles. Là, chaque année, accourait une multitude de mortels pour y donner des spectacles. Ce temple était fameux à la ronde, et par son élégante structure et par les sacrifices qu’on y accomplissait. Mais, à cette heure, il est anéanti. Vois comme il gît détruit et ruiné, totalement abandonné. On le nommait le temple Polyandrion[38]. Il contient, ô Poliphile mon cher cœur ! une quantité de petits caveaux dans lesquels furent ensevelis les corps de tous ceux qui trouvèrent la funeste et sombre mort par le fait d’un infortuné, d’un lugubre amour. L’intérieur en est dédié à Pluton. À chaque retour de l’année, aux ides de Mars, tous ceux qui participaient aux faveurs d’amour, tant hommes que femmes, s’y livraient à de remarquables et solennelles cérémonies. Là, aux fêtes principales, aux panégyries[39] annuelles, les membres des familles, tant des régions diverses que des provinces frontières et reculées, se réunissaient pour faire des prières et des sacrifices à la divinité de Pluton tricorporel, à peine pour eux, s’ils avaient l’impiété de s’en abstenir, d’être avisés de leur mort propre et prématurée. Pour ce, ils immolaient des victimes noires, des brebis n’ayant pas encore connu le mâle, sur un autel ardent en airain, les mâles au dieu, les femelles à la déesse.

Ils accomplissaient là, pendant trois nuits, des lectisternes[40], puis, couvrant de roses le feu du sacrifice, ils faisaient leurs invocations. C’est pourquoi tu vois qu’il reste encore ici des grands rosiers de toute espèce. Alors il était défendu d’en cueillir les roses, elles étaient distribuées par les prêtres.

Le feu du sacrifice allumé, le pontife, la tête ceinte d’un bandeau, la poitrine décorée d’une admirable et mystérieuse agrafe d’or enrichie d’une précieuse pierre synochitide[41], répartissait entre chacun quelque peu de cendres recueillies dans un simpule d’or et l’offrait avec une grande dévotion. La cendre reçue, les assistants sortaient du temple avec tout le recueillement prescrit, pour gagner le gai rivage de la mer, très-proche, comme tu vois. Introduisant dans un roseau cette cendre sacrée, ils la soufflaient fort religieusement dans la mer et, poussant ensemble, à voix haute, des exclamations confuses mêlées aux hurlements des femmes, ils s’écriaient : Périsse ainsi quiconque serait sciemment cause de la mort de son amant !

Ayant ainsi lancé la cendre dans la mer et jeté le roseau, ils crachaient trois fois dans ladite mer en faisant : fu ! fu ! fu ! Puis ils retournaient prendre part à la fête, munis de roses qu’ils disséminaient par les sépultures rangées en ordre dans le temple, versant des pleurs funéraires, chantant des vers lugubres, sépulcraux et larmoyants, jouant de la flûte des sacrifices et de la flûte milvine[42].

Immédiatement après, tous ceux d’une même contrée dressaient en cercle, sur le pavé, les tables, l’appareil du banquet et les mets qu’ils avaient apportés. Là ils mangeaient en commun et festinaient comme des prêtres Saliens, accomplissant le silicernium[43] dans le rite consacré. Après avoir évoqué les mânes, ils abandonnaient les restes du repas sur les autels sépulcraux. En outre de cet anniversaire, ils célébraient encore les jeux séculaires. Après l’agape, tous les convives, sortant de nouveau du temple, achetaient, chacun, une couronne de fleurs diverses et se la posaient sur la tête, puis, prenant en main une branche du funèbre cyprès, ils suivaient les prêtres Saliens[44], ministres des sacrifices, ainsi que le chef des danses, tous revêtus de vêtements sacerdotaux, et ils sautaient comme des histrions, pêle-mêle avec les femmes, en un tumultueux ébat, poussant des cris joyeux, aux sons des instruments variés à vent et à cordes, tournant par trois fois à l’entour du temple, afin d’apaiser les trois Parques fatales, Nona, Décima et Morta[45], qui portent les balances de l’altitonnant Jupiter. Ils allaient allègrement en rond, comme en une demi-bacchanale.

Après quoi ils retournaient dans le temple sacré où ils pendaient en divers endroits les rameaux de cyprès dont ils étaient porteurs. Ces rameaux, attachés çà et là, y demeuraient conservés jusqu’au prochain anniversaire. L’année révolue, tous ces feuillages desséchés étaient recueillis par les sacrificateurs munis de simpules, puis ils étaient brûlés sur l’autel. Enfin, après que tout était terminé, que les offices des fêtes funèbres étaient célébrés en grande observance, que les prières étaient dites, que les supplications étaient faites, le culte des dieux accompli, ainsi que les cérémonies, alors que tout mauvais génie était mis en fuite, le pontife suprême, le premier curion[46] ayant prononcé ce dernier mot : « Allez ! » chacun était autorisé à retourner joyeusement dans sa propre patrie et à gagner gaiement sa demeure. »

Mon éloquente Polia m’ayant, avec une grande faconde et de très-douces paroles, narré intégralement et exposé toute cette grande observance on ne peut plus louable et recommandable, je me trouvai compendieusement instruit. Nous atteignîmes alors le littoral vaste et sablonneux battu par le flux des gracieuses petites vagues, là même où se trouvait le temple ruiné et désert. Nous nous assîmes donc, joyeux, là, sur les herbes fraîches et fleuries. En cet endroit, ne pouvant rassasier tous mes regards à la fois, je contemplai en détail la belle harmonie, le bel ensemble des beautés réunies sur ce parfait petit corps immaculé. Mes yeux se refusaient à voir tout autre gracieux objet qui n’eût pu m’apporter un contentement égal. Il advint que mon

cœur, goûtant une joie muette, se réconforta par de nouvelles pensées qui renaissaient en foule et, renonçant aux vulgaires et communes folies, je considérai ce pieux et intelligible effet, en même temps que le ciel très-serein, l’air doux et salubre, le site délectable, la région délicieuse, les belles verdures, les collines plaisantes, modérément hautes, ornées de bois touffus, la clémence de la température, la pureté des brises, le bel et charmant endroit convenablement arrosé par les fleuves s’écoulant au milieu des vallons boisés, courant mollement, à droite et à gauche, le long des collines arrondies et se précipitant dans la mer ; je considérai les champs très-fertiles, couverts d’agréable gazon et plantés d’arbres nombreux emplis du concert des petits oiseaux. Que le fleuve de Thessalie cède le pas, lui et sa campagne[47] Or, nous étions là, tous deux assis, parmi les fleurs odorantes du printemps, parmi les roses. Je tenais, avec tant de plaisir, mes yeux grands ouverts fixés sur cette effigie céleste, j’appliquais si fort tous mes sens à contempler une forme si belle, si rare, une image si divine, que de plus brûlantes attaques me venaient doucement assaillir davantage, cependant que mon âme se fondant en une extrême suavité, je demeurais insensé, tout anxieux, entièrement absorbé, curieux, à considérer avec surprise comment et pourquoi la liqueur pourprée, pénétrant les carnations précieuses de la main polie et satinée, cette main, toutefois, restait blanche comme du lait et aucune teinte rouge n’y apparaissait. De même je me demandais par quel artifice la maîtresse Nature avait répandu et disséminé en ce très-beau corps tous les parfums de l’Arabie ; avec quelle industrie elle avait, sur ce front illuminé de fils d’or pareils à des pampres charmants, colloqué la plus belle partie du ciel, la splendide région Héraclienne[48]. Puis, portant mon attention sur ses jolis petits pieds, j’admirais sa chaussure vermeille, fortement tendue sur le cou-de-pied d’ivoire, ornée d’une légère ouverture découpée comme une feuille ondulée, chaussure lacée très-serré, avec des cordelettes de soie bleue passées dans des oeillets d’or. C’était un objet capable d’interrompre l’existence et de tourmenter à l’excès le cœr enflammé. Cependant, tout à coup, mon regard lascif revenait au col élancé entouré d’un chapelet de perles orientales, sans qu’on pût discerner ce qu’il y avait de plus blanc ou du col ou du collier qui descendait sur l’éclatante poitrine garnie de seins délicieux, ronds comme des pommes, faisant résistance au vêtement et le repoussant avec force ; pommes dont Hercule, sans doute, ne déroba pas furtivement les pareilles dans le jardin des Hespérides. Pomone, dans son verger, n’en posséda pas de telles que ces deux blanches qui, sur la poitrine rosée, se tenaient immobiles et fermes ainsi que la neige floconneuse alors qu’elle brille, par hasard, pendant qu’Orion[49] stationne sous le corps terminé en poisson du miracle de Pan[50].

Entre ces deux seins j’aperçus une délicieuse petite vallée, sépulture de mon âme, telle que Mausole, avec toute sa richesse, n’eût su en ériger une pareille. J’étais dans le ravissement. Mon cœur, captivé, avait conscience de se dépenser jusqu’à en mourir, quel que fût l’endroit de ces très-élégantes parties où mes yeux l’en traînassent. Toutefois je ne pouvais réprimer mes soupirs d’amour embrasés, ni les retenir si bien que je ne les laissasse tant soit peu retentir.

Aussi Polia, immédiatement atteinte de la contagion amoureuse, tournait paisiblement, tout émue, vers moi ses vifs regards capables de faire envie au Soleil, et je me sentis devenir entièrement la proie d’un incendie dévorant qui infiltrait son prurit dans mes parties les plus intimes, les plus profondes, et se répandait comme une semence dans mes vaisseaux capillaires. À force de contempler ses manières nobles et distinguées, je sentis augmenter en moi une saveur douce comme le miel. Atteint, alors, d’un appétit désordonné, insatiable, grièvement oppressé par une brûlante et inopportune excitation, avec des pleurs dans la voix, avec de persuasives et ardentes prières, j’évoquai, à part moi, les baisers désirés, les baisers succulents, fluides et si doux, aux exquises vibrations de serpent, m’imaginant de goûter la saveur de la petite bouche suave, de l’haleine embaumée au souffle musqué et frais, me figurant de pénétrer dans le trésor caché de Vénus, et là, de dérober, à la façon de Mercure[51], les très-précieux joyaux de la maternelle nature.

Hélas ! Je me tournai, soupirant, vers cette divine Mère, assiégé que j’étais par son fils le porte-brandon. Tout occupé de cette si belle figure, bien malade, envahi par l’effet des charmes insignes qui la décoraient, attiré par cette tête dorée dont chacun des cheveux m’enlaçait et me retenait captif en ses nœuds tordus, je me repaissais de cet aimable aliment et, nourri de sa captieuse douceur, je ne pouvais, quelque effort que je fisse, résister à l’envahissement de tant d’excitations diverses et de pensers irritants. Amour le sagittaire faisait rage en moi ; il me mettait en l’état de ne pouvoir éteindre un si insupportable incendie. Ma patience était à bout. Aussi, rejetant tout raisonnement qui s’y opposât, méprisant tout mûr conseil, j’étais incité par ce dieu, en cet endroit solitaire, à violenter, sans retenue, avec une audace Herculéenne, cette nymphe divine et pure. Mais je pensai que je la dusse d’abord solliciter, lui dire en suppliant et soupirant : « Hélas ! divine Polia, j’estime que ce me serait présentement un éternel honneur que de mourir pour toi ; mais la mort me semblerait plus glorieuse si elle m’était délivrée par ta main fine et potelée. Aussi bien mon âme, en proie à de si dures ardeurs, végète, plus cruellement brûlée qu’elle est à tout moment, sans répit, sans pitié, au point que je n’ai pas une heure de repos.

C’est pourquoi je ne vois point d’autre moyen d’en finir avec cette surexcitation brûlante et répétée. À peine mon cœur est-il cicatrisé qu’il succombe, de nouveau livré à des feux plus cruels encore. Hélas ! Poliphile, que vas-tu faire ? Réfléchis à la malheureuse issue de la violence faite à Déjanire, de la violence faite à la chaste Romaine [52], réfléchis à bien d’autres cas semblables. Considère que les dieux tout puissants ont rencontré de la résistance dans leurs amours terrestres. Tu n’es qu’un homme déguenillé et vil ! Rappelle-toi, d’ailleurs, que tout peut arriver à qui sait attendre, que les lions féroces, eux-mêmes, s’apprivoisent par la patience, ainsi que toutes bêtes sauvages et cruelles, que la fourmi, si petite qu’elle est, imprime sa trace dans le dur rocher à force d’y passer en portant son grain[53]. Il n’y a qu’une divinité enfermée dans un faible corps humain qui puisse dédaigner, repousser une passion si éprouvée, si pénible, au moment où elle espère obtenir les fruits amoureux, le résultat désiré, les spasmes du triomphe ! »

Alors j’évoquai dans ma mémoire le souvenir des saintes oraisons, des sacrifices, des libations, de la torche éteinte, de tous les offices où cette nymphe avait eu son Poliphile en vue et l’avait recommandé dans ses prières. Aussi pensai-je qu’il valait mieux attendre dans la souffrance une récompense plus assurée et l’obtention du but désiré, que de calmer, par un acte coupable et dangereux, au risque de perdre tout espoir, mes cruelles langueurs.

La nymphe Polia, s’apercevant que mon visage changeait de couleur et qu’il variait plus que le célèbre tripolion[54], autrement dit teuthrion[55] qui, trois fois le jour, modifie la coloration de sa fleur, me voyant altéré, m’entendant pousser, dans mon profond amour, tant de brûlants et douloureux soupirs, adoucit, modéra, toute piétable, mes mouvements impétueux et mes impatientes agitations.

Aussi, mon âme s’apaisant au milieu de ses flammes continuelles et de ses âpres brûlures, Amour m’incita à prendre patience ainsi qu’espoir. Tel le Phénix d’Arabie, sur son bûcher de branches aromatiques enflammé par l’apparition du Soleil levant, espère renaître de ses cendres arides.


  1. Forme vulgaire de Cœre (Καῖρε de Ptolémée, Καιρέα de Strabon, Καιρῄτα de Denys d’Hal., nommée Ἄγυλλα par les Grecs, aujourd’hui Cervetri), petite ville très-ancienne de l’Étrurie méridionale, à quelques milles de la mer Tyrrhénienne. Ce serait du nom de Cære que viendrait le mot cæremonia, cérémonie. (Val. Max., I, 1.)
  2. Moïse
  3. Rhamnus n’est pas en Eubée ; c’est un nôme de l’Attique, de la tribu Æantide, à 60 stades de Marathon ; célèbre par son temple de Némésis.
  4. Les poètes Latins désignaient Némésis par le nom de Virgo ou Dea Rhamnusia. Elle avait à Rhamnus une statue colossale faite d’un seul bloc de marbre et haute de dix coudées. On l’attribue généralement à Phidias ; pourtant on en fait aussi honneur à son élève favori, Agoracritus de Paros. (Tzetzès, Chiliad., 960.)
  5. Nom Volsque de Tarracina (Terracine), célèbre par son temple de Jupiter.

    Quis Juppiter Anxurus arvis
    Præsidet, et viridi gaudens Feronia luco.

    (Virg., Æn., VII, 799.)
  6. Strabon, V, 2.
  7. Κλώδονες, les criardes, de κλώξω, je siffle, je hue, je glousse, nom Macédonien des Bacchantes.
  8. Les Edoni, dont les femmes célébraient avec une grande passion les orgies de Bacchus, surnommé aussi Edonus (Valer. Flac., VI, 340), étaient un peuple établi primitivement en Thrace, entre le Strymon et l’Axus, et plus tard fixé en Macédoine dans la région de Daton jusqu’au Strymon. (Strabon. VII.)
  9. Le plus celèbre des ciseleurs Gracs, florissait vers 356 av. J.-C. Ses œuvres étaient devenues fort rares ; aussi ne faut-il pas prendre à la lettre le mot de Juvénal : Raræ since Mentore mensæ (Sat., VIII, 104). Lucius Crassus, l’orateur, paya 100,000 sesterces deux coupes de Mentor. Lucien s’étend sur la μεντορουργῇ ποτήρια (in Lexicophan)
  10. Fille d’Énée et de Lavinie (Plutarque, Romul.)
  11. L’ambre gris, produit par le phisiter trumpo ou macrocephalus du genre cachalot ; paraît être une concrétion formée dans les intestins ou l'estomac de ce cétacé. Tenu pour un aphrodisiaque.
  12. Gomme du Ciste (χισθος), arbrisseau dont une espèce nommée Lada était commune en Crète
  13. De θυμιάω, je brûle des parfums. C’est le nom d’une fumigation obtenue en brûlant un composé d’aromates : myrrhe, galbanum et surtout encens.
  14. Résine extraite par incision du lentisque. Celui de Chio était le plus célèbre ; on en mettait dans les vins. (Pline, XII, 17 ; XXI, 16 ; XIV, 20.)
  15. Ou storax officinal, substance balsamique fournie par le styrax ou aliboufier officinal. Il y a le storax blanc et le storax rouge. Le meilleur venait de Syrie ou de Cilicie. On croit que c’est le Thus Judoeorum présenté au Christ par les Mages.
  16. L’espèce la plus estimée de cette résine tirée du styrax benjoin, ainsi nommée parce qu’elle est en larmes blanches qui ressemblent à des amandes rompues agglomérées dans une pâte brune.
  17. L’aloès d’Arabie et de l’Inde, dont le suc bien connu est rouge comme le liquide qu’émet l’insecte nommé blatte quand on le saisit. Ce mot de blatte, chez les auteurs anciens, est souvent pris pour désigner la couleur rouge.
  18. Allusion à la biche substituée à Iphigénie.
  19. Genre carex, de la famille des cypéracées.
  20. Ruta, de la famille des oxalidées. Quelques auteurs ont créé pour la rue la famille spéciale des rutacées. Les Anciens lui accordaient bon nombre de propriétés, entre autres celles de guérir les épanchements sanguins des yeux et de refréner Vénus. (Pline, XX, 13. – Hippocrate, II, de Morb. mulier. – Dioscoride, III, 52. – Apulée, LXXXIX, tit. 12, etc.)
    Utilius sumas acuentes lumina rutas
    Et quidquid veneri corpora nostra negat.
    (Ovide, Remed. amor., 801.)
  21. Ou hyssope ; servait, chez les Hébreux, dans les ablutions et les purifications.
  22. Pièce de bois carrée sur laquelle on immolait les victimes.
  23. Surnom de Vulcain, de mulcere, amollir, parce qu’il amollissait tout, même le fer.
  24. Homère, Odyss., Θ, 266-366. – Ovide, Art. amat., II, 561.
  25. Ce ne fut pas Vénus, mais Jupiter qui exauça les vœx d’Æaque, en envoyant une pluie abondante qui mit fin à une famine terrible, et en métamorphosant toute une fourmilière en hommes qui formèrent le peuple des Myrmidons.
  26. Roi de Chypre qui devint amoureux d’une statue d’ivoire qu’il avait faite. Vénus l’anima. Il en eut un fils nommé Paphus.
  27. Qui vainquit Atalante à la course.
  28. Adonis, tué par Mars métamorphosé en sanglier. Son sang fut changé par Vénus en anémones. D’autres prétendent ce furent les larmes de Vénus qui se changèrent en anémones que et que le sang d’Adonis empourpra les roses.
  29. Les pommes du jardin des Hespérides, dont l’enlèvement constitue le onzième des douze travaux imposés à Hercule par Eurysthée, roi de Mycènes.
  30. Crête de coq, l’amarante sauvage. C’est l’ἀλεχτορολόφος des Grecs. (Pline, XXVII, 5.)
  31. La même herbe que le bupthalmos. (Pline, XXV, 8.)
  32. Variété de l’euphorbe, plante qui doit son nom à Euphorbus, médecin du roi Juba, qui employa le premier son suc. Le frère d’Euphorbus, Antonius Musa, médecin de l’empereur Auguste, le guérit avec cette plante. (Dion Cass., LIII, 30.)
  33. Eruca, famille des Crucifères, passait pour un aphrodisiaque.
    Luctaris demens tu tamen arrigere,
    Sed nihil erucoe faciunt.
    (Martial, III, 75.)
  34. C’est l’euphorbia cyparissias de Linnée, vulgo : petite ésule.
  35. Sorte d’euphorbe à feuilles de myrte. (Pline, XXVI, 8.)
  36. Marbre Phrygien, le même que le marbré synnadique ; c’est le pavonezetto des Italiens.
    Antra vident oculi scabro pendentia topho,
    Quoe mihi Mygdonii marm ris instar erant.
    (Ovide, Epist. Heroid., XV, 141.)
  37. Il y avait à Gadès un temple élevé à Hercule par les Phéniciens (Diod. de Sic., V, 20) ; Colonna fait allusion, ici, aux colonnes d’airain hautes de huit coudées qui ornaient l’Heracleum de Gadira. (Strabon, III, 5.)
  38. Sépulcre commun à plusieurs. (Arnob., VI, 194.)
  39. Πανήγυρις, réunion publique. Dans le territoire de Stratonicée, en Carie, à Lagina, était un temple consacré à Hécate, et très-célèbre par les panégyries qui s’y tenaient chaque année (Strabon, XIV, II, 25.)
  40. Repas faits dans les temples en l'honneur des dieux et où leurs images étaient couchées sur des coussins (Tit. Liv. XXII, 10)
  41. De συνέχω, je contiens. Pierre avec laquelle les magiciens contenaient les ombres évoquées. (Pline, XXXVII, 11.)
  42. Flûte aux sons très-aigus. (Festus, Solin, V.)
  43. C’est une cène funèbre.
  44. Colonna se sert sans doute de ce mot de Saliens, parce qu’il fait danser les prêtres. Les Saliens (a saliendo, saltando, Festus) sont des prêtres de Mars, à la rigueur d’Hercule. (Virg., Æn., VIII, 285 ; Macrob. Saturn., III, 12.) Or, nous sommes chez Pluton. Les Arvales, prêtres de la vieille déesse Dia, dansaient aussi la robe retroussée, dans les bois ; mais Colonna ne pouvait connaître cette confrérie, dont l’histoire est une conquête de l’épigraphie moderne.
  45. Aul. Gell., III, 16.
  46. Maximus Curio était le premier des trente curions et le chef de toutes les curies, il n’a que faire dans ce temple de Pluton. Colonna entend par ce mot le grand-prêtre.
  47. Le Penée et la vallée de Tempé.
  48. L’Engonasin, groupe de dix-neuf étoiles, qui semblent représenter Hercule combattant le dragon du jardin des Hespérides. De ’εν, dans, et γόνυ, genou, parce que ce dieu semble tenir le dragon entre ses genoux.
  49. Constellation coupée par le cercle équinoxial, située près de celle du Taureau. (Hyginus, Poet. ast., III, 33.)
  50. Lorsque les dieux, terrifiés par Typhon, se métamorphosèrent en différents animaux, Pan échappa sous la forme d’un bouc dont la partie inférieure était terminée en queue de poisson. Jupiter le mit ainsi parmi les astres. C’est le Capricorne, qui préside à la maison du Soleil dans laquelle celui-ci pénètre au solstice d’hiver. (Hyginus, Poet. ast., II, 28.)
  51. Soit parce qu’il était le dieu des voleurs, soit parce qu’il jouit de Vénus, dont il eut Hermaphrodite.
  52. Hercule tua le centaure Nessus enlevant Déjanire, et la mort de Lucrèce fut cause de la perte des Tarquins.
  53. Pline, XI, 30.
  54. Le tripolion ou polion (Pline, XI, 7), dont la fleur est blanche au matin, rouge au couchant et bleue le soir. (Dioscoride, IV, 135.) C’est peut-être l’espargoute de mer.
  55. Colonna fait confusion et l’écrit teucrion. Teuthrion est le nom que Dioscoride donne au polion de montagne (III, 124.) Polion viendrait à poliendo.