Une nymphe fort élégante vint au-devant
de Poliphile laissé seul en cet endroit, abandonné par les demoiselles lascives. Poliphile décrit amoureusement sa beauté et ses atours.



xcessivement frappé, atteint jusqu’au

fond de mon faible cœur par les piqûres d’Amour, je ne sais si j’avais le délire, mais je demeurai stupéfait de l’étrange façon dont la très-aimable compagnie avait disparu, s’était évanouie devant mes yeux. J’étais comme ravi à moi-même, et, demeuré seul, haussant quelque peu mes regards, j’aperçus devant moi, faite avec art et couverte de jasmins fleuris, une treille dont le berceau voûté se prolongeait tout décoré des jolies fleurettes sur lesquelles se mariaient trois couleurs. Je pénétrai sous cette treille, encore très-anxieux par le fait de cette disparition inattendue, pensant et repensant à la succession de mes diverses et surprenantes aventures passées, mais surtout à la haute et solide espérance, que je fondais fermement sur les promesses royales et sacrées, de retrouver ma Polia aux cheveux semblables à de l’or. Hélas ! ma Polia ! m’écriai-je, en soupirant ; et mes soupirs amoureux engendrés en mon coeur enflammé qui en était rempli, retentissaient sous cette verdure. Si bien qu’en proie à une telle agonie, et de la sorte absorbé, j’atteignis, sans m’en apercevoir, l’extrémité de ce berceau fleuri. Mes regards s’arrêtèrent sur un groupe de jeunes gens des deux sexes, solennisant quelque fête. Leurs voix sonores s’unissaient aux mélodies d’instruments divers ; ils se divertissaient

en troupe, au milieu d’une vaste plaine, avec force transports joyeux, dans l’allégresse la plus vive. Envahi par l’étonnement qu’une aussi gracieuse nouveauté me causa, j’hésitai, plein d’admiration, à m’avancer davantage et me tins immobile. Mais voici qu’une personne ayant l’apparence d’une nymphe insigne et souriante, une torche ardente à la main, quitta le groupe et dirigea vers moi ses pas virginaux. M’apercevant qu’elle était une pucelle en réalité, je ne bougeai et l’attendis. Alors, avec la vivacité d’une jeune fille, avec un abord modeste, avec un visage rayonnant, souriante elle vint à moi qu’elle n’avait point encore approché. Sa belle tenue, sa prestance étaient telles que jamais, d’aventure, l’amoureuse Idalie[1] n’apparut ainsi au belliqueux Mars, ni Ganymède au grand Jupiter enflammé d’amour, ni Psyché la belle à l’ardent Cupidon.

C’est pourquoi, si cette vierge m’était apparue quatrième avec les trois Déesses, et que le grand Jupiter m’en eût constitué le juge, ainsi qu’il advint au berger Phrygien dans les forêts ombreuses hantées par les Mimallones[2], j’eusse, sans aucun doute, et sans hésitation, déclaré qu’elle était incomparablement la plus belle de formes, digne de la pomme et de son inscription. Au premier aspect, j’eus comme la certitude que c’était Polia ; mais le vêtement inusité, l’endroit insolite me dissuadèrent. Cette réflexion judicieuse fit que, vu mon incertitude, je dus surseoir et que je gardai une respectueuse réserve.

Cette nymphe semblable au Soleil avait revêtu son virginal et divin petit corps d’une robe en très-léger drap de soie vert lamé d’or — ce qui lui donnait la gracieuse coloration des plumes du cou du canard — par-dessus une tunique blanche en crêpe de soie qui couvrait sa chair délicate, sa peau couleur de lait. Jamais Pamphilée, fille de Latoüs, qui inventa les tissus transparents dans l’île de Cos[3], n’en eût su tisser une pareille. Cette tunique couvrait, pour la forme, les très-blanches et très-roses carnations. Le vêtement de dessus était élégamment façonné en très-petits plis et adhérait exactement au corps. Au-dessus des larges hanches, contre les seins mignons, une cordelette d’or strictement nouée, retenait les plis de la très-mince étoffe serrée sur la poitrine délicatement gonflée. Par-dessus cette première ceinture était soulevé l’excédent du long vêtement dont l’extrémité bordée fût tombée également jusqu’aux talons charnus. Mais il était soulevé encore une fois, au-dessous de la première cordelette d’or et gracieusement retenu par le Ceste[4] sacré de la sainte Cythérée.

Cette étoffe soulevée formait un gracieux et onduleux arrangement autour du bassin, et bombait agréablement par-dessus les fesses souples et fermes, par-dessus le ventre rondelet. Le reste du vêtement qui tombait jusqu’aux jarrets de lait, flottait librement en menus plis au souffle de l’air agité et par le fait des mouvements du corps. Parfois, aux brises tempérées, ce vêtement léger trahissait la pudique et belle forme mignonne, ce dont la jeune fille paraissait ne se point soucier. J’en conclus qu’elle n’était pas formée d’une essence humaine. Ses bras pendants avaient des mains longues, aux doigts fins et arrondis, aux ongles bien taillés, rosés et transparents, tels qu’on n’en dédia jamais à la Minerve Agéleia[5]. Ces bras, par la transparence des manches, apparaissaient à peu près comme nus. À la naissance de chacun, près des blanches épaules, était une belle bordure en broderie d’or fin, décorée d’abondants et brillants joyaux.

Toutes les bordures du vêtement étaient ainsi, avec de petites houppettes de clinquant d’or mobiles et pendantes, disposées en maint endroit. Ce vêtement était fendu sur l’un et l’autre flanc et rattaché, par des brides de soie bleue, à trois boutons faits de trois grosses perles comme Cléopâtre n’en avait point à faire dissoudre en un breuvage. Telle était la façon de rattacher cette ouverture en laissant apercevoir la tunique de dessous entre une perle et l’autre.

Autour de son cou droit, blanc comme du lait, courait une superbe garniture d’or frisé dont l’écartement se rétrécissait jusqu’au point de rencontre. Elle était tissue dans le goût d’une mosaïque et ornée de nombreuses pierres précieuses. Ce vêtement de dessus recouvrait, comme il a été dit plus haut, la fine tunique crépelée en soie blanche minutieusement ouvrée, qui revêtait cette délicieuse carnation, pareille à la pourpre des roses, à l’endroit de la séparation de cette exquise poitrine développée, à mes yeux plus agréable que ne sont les fraîches rives au cerf fatigué par la fuite, plus délectable que n’était à Endymion la barque marinière de Cynthie[6], que n’était la suave cythare à Orphée.

Les manches de cette tunique, convenablement larges, étaient attachées à l’entour des poignets par une bordure d’or et boutonnées par deux grosses unions du plus bel orient. Tout cela donnait impérieusement motif à fixer, avec des regards persévérants de convoitise, ces seins provoquants et gonflés, tant impatiemment la pression du léger vêtement. Il me sembla, non sans raison, que l’auteur d’une œuvre si noble et si belle ne l’avait dû former que pour lui-même et en vue de son extrême plaisir, qu’il avait dû façonner ces superbes seins avec une application toute particulière et y avoir employé toute la force de son amour. Sans doute les quatre oiseaux liés d’or à la basilique royale de Babylone, et nommés langue des Dieux, ne furent pas plus contraints à concilier leurs esprits au désir du Roi[7] que je ne le sentais être moi-même envers ces beaux seins. Oh ! ils eussent à peine empli le creux de ma main ! Quant à leur intervalle, il était plus beau que pas un que Nature ait jamais de la vie su créer.

Un collier de prix entourait sa gorge plus blanche que la neige de Scythie. Tel ne fut pas celui du cerf de César[8]. Tel je doute fort que fut celui qui souilla la scélérate Ériphyle, lorsqu’elle l’obtint en récompense d’avoir livré Amphiaraüs dans sa cachette[9]. Il était fait d’une enfilade de pierreries et de perles très-rondes disposées dans un ordre exquis. Au pendant, sur la fourche de la belle poitrine, était enfilé un rubis éclatant et très-rond, entre deux grosses perles. Au dessus, et à côté des perles, venaient deux fulgurants saphirs, puis encore deux perles orientales et deux très-brillantes hyacinthes. Toutes ces pierreries, exactement sphériques et grosses comme des baies, étaient assemblées d’une façon excellente et sympathique.

La tête fort blonde, à la libre chevelure, dénouée, éparse sur le cou gracieux, apparaissait couverte de frisons brillants absolument semblables à des fils d’or subtils à la mouvante lueur. Le dessus de la tête, modérément touffu, était garni d’une guirlande de violettes couleur d’améthyste, pendant quelque peu sur le front charmant et formant une couronne sans régularité, presque triangulaire, telle qu’on n’en voua jamais pareille à aucun Génie. De dessous la couronne s’échappaient, sans désordre, les cheveux bouclés dont une partie voltigeait en ombrageant les belles tempes sans cacher les petites oreilles, boucles plus belles que si elles eussent dû être dédiées à la Mémoire[10]. Puis, le reste de la belle chevelure, se répandant, derrière le cou, sur les épaules arrondies, tombait épars et mouvant le long du joli dos, jusque au delà des jarrets, et, modérément ondulé, flottait au vent avec une beauté que n’étale pas l’oiseau de Junon quand il déploie ses plumes ocellées. Bérénice ne voua pas des cheveux pareils à son Ptolémée dans le temple de Vénus, et Conon le mathématicien n’en aperçut pas de semblables placés dans le triangle[11].

Sous son front joyeux, au-dessous de deux minces et très-noirs sourcils arqués et séparés, tels qu’on n’en vit jamais aux Abyssines de l’Éthiopie, tels que n’étaient pas ceux qu’avait Junon en sa puissance[12], luisaient deux yeux souriants et radieux, capables de fondre Jupiter en pluie d’or, remplis d’une limpide lumière, semblables à des grains de raisin noir et recouverts de leur cornée lactée. Auprès d’eux venaient les joues empourprées, décorées avec une extrême beauté, avec une grâce extrême, de deux fossettes arrondies par le sourire. C’était comme une moisson de roses fraîches, dérobées à l’aurore naissante et mises dans de beaux vases de crystal de Chypre. C’était leur transparence, c’était leur diaphanéité vermeille et leur éclat. Au-dessous du nez droit une très-jolie petite vallée arrivait jusqu’à la bouche d’une forme charmante, aux lèvres non épaisses, mais moyennes et colorées de la teinture du Murex[13]. Elle recouvrait la rangée uniforme des dents petites et ivoirines, dont aucune ne dépassait l’autre, mais qui étaient disposées régulièrement. Amour y entretenait sans cesse un souffle embaumé. Il me sembla qu’entre ces lèvres gracieuses il n’y avait que perles en guise de dents, que musc chaud en guise d’haleine parfumée, et que, pour la voix suave, c’étaient Thespis et les neuf filles[14].

Toutes ces choses me charmant à l’excès, il surgit bientôt entre mes sentiments enflammés et l’appétit désordonné suscité en moi, une si grande sédition, une lutte si rigoureuse que je ne ressentis rien de tel, au milieu des événements que j’ai déjà racontés, au sein des excessives richesses variées qu’il m’a été donné de voir. Car, si mes yeux coquins et larrons me signalaient une partie comme l’emportant considérablement en beauté, mon appétit, sollicité par quelque autre endroit de ce divin petit corps, faisait que ma préférence allait d’un charme à l’autre. Mes yeux inassouvis et envahis furent la mauvaise cause première d’un si grand trouble et d’une lutte si émouvante. Je sentais que c’étaient eux qui avaient déposé le germe d’une lutte aussi nuisible en mon triste cœur et l’y avaient développé. Leur audace fut, en ce moment, la cause de ma ruine, et cependant, sans eux, je n’eusse pu avoir la moindre satisfaction. D’un autre côté, mon appétit frémissant préférait, sans comparaison, la délicieuse poitrine soulevée. Les yeux prompts au plaisir y consentaient en disant : Que ne pouvons-nous la découvrir tout entière ! Mais, violemment attirés par sa superbe prestance, ils plaçaient là le siège de la volupté. L’appétit croissant était absolument en désaccord et murmurait tout bas : On ne me persuadera pas qu’il y ait jamais eu un chef aussi bien garni d’une chevelure naturelle, mieux et plus délicieusement arrangée, mieux tressée, ni jamais, autour d’un front aussi beau et aussi rayonnant, boucles et frisons semblables, tels que des copeaux de sapin tortillés en vrilles arrondies.

Hespérie[15], les cheveux épars, n’apparut pas à Æsaque aussi belle que cette nymphe dont les yeux clairs et sagittaires ressemblaient aux étoiles du matin dans le ciel pur et lumineux, dont le front, dont la tête étaient ornés plus bellement qu’on ne vit jamais l’être le belliqueux Nécon[16], alors que les Accitaniens[17] le revêtaient de rayons splendides ; et mon cœur était fait pour en être blessé comme par une flèche lancée de la main de Cupidon irrité.

Pour conclure, donc, j’oserai presque dire que depuis le commencement du monde, jamais il n’exista pour les mortels des lumières aussi gracieuses, aussi brillantes, aussi belles que les deux yeux fixés sous ce front divin ; céleste chef-d’œuvre, yeux éblouissants et pleins d’amour ! C’est pourquoi mon pauvre cœur demeurait fatigué de tant de débats, de tant de luttes et de controverses, entre mes désirs différents, comme si au milieu d’eux eût été planté un rameau du laurier qui croît sur la tombe du roi des Bébryciens[18], et que la rixe ne dût cesser qu’en l’arrachant. Ainsi pensais-je que jamais une telle émeute ne pourrait s’apaiser, si je n’ôtais de ce cœur le plaisir que me causait cette nymphe. Chose impossible. Aussi il n’y avait pas moyen d’accorder cette voluptueuse et insatiable convoitise de mes sentiments et de mes yeux. Tel un homme qui se meurt de faim devant des mets nombreux et variés, les désire tous, et ne satisfaisant avec aucun son ardent appétit, reste en proie à sa boulimie.


  1. Surnom de Vénus, d’Idaléon, ville de Chypre.
  2. Μιμάλλονες, Bacchantes, ainsi nommées du mont Mimas, en Ionie, ou de μιμέομαι, j’imite, parce qu’elles imitaient Bacchus.
  3. Notre auteur confond Cos avec Céos. Chez Aristote, il est vrai, l’on trouve έν Κῷ à propos de ce fait. (Hist. anim., V, 18.) Cela vient de ce que Céos était parfois nommée Cos abusivement. Cos est une île dans la mer Icarienne, aujourd’hui Co ou Stancho. Céos, aujourd’hui Zea, que les Grecs nommaient encore Ydrousa et les Latins Cea, est une des Cyclades, détachée de l’Eubée par une usurpation de la mer. C’est là que, sur la foi de Varron, Pline rapporte que furent inventés ces vêtements diaphanes dont Pétrone a dit :

    Æquum est induere nuptam venturn textilem ?
    Palam prostare nudam in nebula linea.

    Pétrone, Satyricon, 55.
  4. Nom donné à la ceinture de Junon et de Vénus.
  5. Άγελεία. La déesse du butin, Pallas.
  6. La barque de Cynthie veut dire le croissant de la Lune. Il y a dans le texte une transposition qui n’a aucun sens.
  7. Allusion probable à la légende des quatre oiseaux monstrueux, nommés Kerkès, avec lesquels Nemrod résolut de se faire porter au ciel, après l’éboulement des deux tours qu’il avait successivement fait bâtir dans ce but. (Bibliot. orient. d’Herbelot, Nemrod, d’après le livre intitulé Malêm.)
  8. Une fable courait que le roi Charles VI avait pris, dans la forêt de Senlis, un cerf portant un collier d’or sur lequel était écrit : Cæsar hoc me donavit. Pline rapporte qu’on avait pris des cerfs portant des colliers d’or dont Alexandre le Grand les avait décorés.
  9. Fille de Talaüs et de Lysimaché, découvrit à Polynice, pour prix du collier d’or que Minerve avait donné à Harmonie, lors de ses noces avec Cadmus, l’endroit où s’était caché son mari Amphiaraüs qui refusait de se rendre devant Thèbes, sachant qu’il y périrait.
  10. Les Grecs dédiaient leurs cheveux aux divinités. Thésée, sorti de la classe des Éphèbes, dédia ses cheveux à Delphes. (Plut., in Theseo.) Pelée consacra sa chevelure au fleuve Sperchius pour obtenir le retour d’Achille.
  11. Lorsque Bérénice eut fait le sacrifice de sa chevelure, Conon de Samos, pour plaire à Ptolémée, prétendit qu’elle avait donné naissance aux sept étoiles placées en un triangle à la queue du Lion. (Ératosthènes, 12.)

    Idem me ille Conon cœlesti lumine vidit
         E Bereniceo vertice cæsariem
    Fulgentem clare :

    (Catulle, LXVI.)
  12. Les sourcils de Jupiter.
  13. Coquille univalve dont les anciens retiraient la pourpre.
  14. Fra Colonna ferait-il les Muses filles de Thespius ? Les Muses étaient nommées Thespiades à cause du culte particulier dont on les honorait à Thespie en Béotie. Il ne faut pas les confondre avec les filles de Thespius au nombre de cinquante, selon les uns, de douze suivant d’autres, qu’Hercule rendit mères et dont les fils portèrent également ce nom de Thespiades. Sans doute Colonna veut parler de Thespis, joueur de flûte de Ptolémée Lagide (Lucien, in Prometh., V, 4), et qui pourrait être le même le citharède Thébain du même nom dont parle aussi Lucien (Adv. indoctum, 9).
  15. Æsaque, fils de Priam et d’Alixothoé, épris de la nymphe Hespérie, quitta Troie pour la suivre, et lorsqu’elle mourut, mordue par un serpent, il se précipita dans la mer où Thétys le métamorphosa en plongeon. (Apollodore, III, 12. Ovide, Met. XI, 762.)
  16. Nécys, Nécon, Dieu de la guerre chez les anciens Espagnols.
  17. Colonia Accitania, aujourd’hui Guadix au royaume de Grenade.
  18. Amycos, fils de Poseïdon et de Bythinis ou de Mélie, roi des Bébryciens en Bythinie, à l’est du promontoire Posidium, fut tué dans le port qui porte son nom et où s’éleva son tombeau sur lequel on planta un laurier, surnommé le Laurier fou, parce que, si l’on en portait la plus petite branche sur un navire, l’équipage devenait la proie de querelles qui ne cessaient que quand on avait jeté ce laurier par-dessus bord. (Pline, XVI, 44.)