Poliphile poursuit le récit du ballet
élégant donné après le grand festin et exécuté en manière de jeu. Il raconte comme quoi la Reine le confia à deux belles jeunes filles lui appartenant ; lesquelles le menèrent admirer des choses délicieuses autant que grandes, et, lui parlant d’une façon intelligible, l’instruisirent libéralement sur le fait de quelques matières obscures. Enfin il raconte comment étant parvenu, avec les jeunes filles, aux trois portes, il demeura en dedans de celle du milieu, parmi les nymphes amoureuses.



T ant de gloire excessive et sans pareille, tant de triomphes, l’incroyable trésor, les fruits délicieux, les pompes si grandes, le repas solennel, le banquet si magnifique, si somptueux de cette très-heureuse et très-opulente Reine, j’ai tout énuméré ; mais si je n’en ai pas exprimé complètement la rare et singulière noblesse, que le public curieux n’en soit point surpris, car il n’est homme au monde, pour si aiguisé que soit son esprit, pour si disert, si maître du langage le plus riche et le plus fertile, si apte à tout débrouiller qu’il soit lui-même, qui puisse y parvenir à souhait. J’en étais d’autant plus incapable que, séparé de ma Dame Polia, je souffrais au plus secret de mon cœur embrasé par le fait du combat sans fin qui avait confisqué ma vertu, la ravageait et l’opprimait. En sus des nombreuses merveilles si diverses, d’une précellence ineffable, bien des choses inouies, très-différentes les unes des autres, hors de prix, surhumaines m’hallucinaient et confondaient mes sens. J’étais distrait par leur belle variété, par leur excessive contemplation, au point que je ne les saurais décrire, ni même en parler convenablement. Qui pourrait concevoir jamais la richesse des accoutrements, la recherche des parures, la superbe, la parfaite beauté, sans aucun défaut, couverte de bijoux, la suprême sagesse, l’éloquence Æmilienne[1], la munificence plus que royale, la disposition splendide de l’architecture, la symétrie absolue, la noblesse des travaux en marbre, l’arrangement des colonnes, la perfection des statues, la décoration des parois, la variété des pierres, le royal vestibule, l’immense péristyle, les dallages artistement faits ! Qui pourrait croire à l’existence d’œuvres si luxueuses, ornées à si grands frais, recouvertes de si précieuses couvertures ! À ces hauts et spacieux atriums, à ces triclyniums aux lits superbes, à ces salles, à ces bains, à ces bibliothèques, à ces galeries de tableaux, majestueusement décorés et distribués conformément à leur usage !

Là je vis des conceptions d’architecture d’une étendue et d’un art admirables, ayant coûté des sommes immenses, faisant le plus grand honneur au très-illustre artiste tant par leur bonne division que par l’élégante association de leurs lignes parfaites. Bientôt j’admirai, avec un plaisir particulier, une charpente lambrissée, ornée avec un goût extrême. Elle s’étendait sur une surface aplanie hors de toute comparaison, et formait un plafond superbe divisé en compartiments de configurations nombreuses, de dimension bien régulière et bien nivelée, obtenus au moyen de solives apparentes et saillantes, ménageant de petits espaces entre leurs intersections, dûment ornées de moulures et corniches, garnies de menus bandeaux, de gorges, d’oves, de baies ou fruits du rosier enfilés également. Des feuilles d’acanthe recouvraient les angles droits des caissons munis de rosaces en saillie, à deux rangées de feuilles convenablement séparées, bien ouvertes et sinueuses, celles de la rangée intérieure plus petites que celles de la rangée extérieure. Tout cela était revêtu d’or pur on ne peut plus brillant, ainsi que d’une coloration d’un bleu choisi, très-fin, sans compter d’autres configurations d’une ornementation et d’une forme d’égale valeur. Il faut que la charpente de Salauces[2], roi de Colchide, baisse pavillon là-devant.

Joignez-y l’aménité des arbres verts chargés de fruits, des jardins arrosés, des sources vives, des ruisseaux coulant enclos soigneusement dans des rigoles de marbre d’une facture incroyable. Joignez-y l’herbe humide de rosée, toujours fraîche, toujours fleurie, et les haleines estivales, et les zéphyrs printaniers, et le concert varié des oiseaux, ainsi que la sérénité, l’immuable température du ciel toujours dégagé, toujours pur, grâce aux brises salubres. Là pas d’endroits rocailleux ni pierreux essuyés par les vents glacés ou brûlés par la rigueur d’un soleil éclatant ; mais cet astre, au contraire, échauffait modérément les joyeuses campagnes dont la fertilité produisait tous les biens sans culture, ainsi que les collines exposées à ses rayons, ainsi que les bosquets touffus et frais pleins d’une ombre agréable.

Que dire de l’inestimable mobilier, du pompeux domestique aux fonctions multiples et gracieuses, de ces diverses jeunes filles à la fleur de leur âge, de la charmante présence des demoiselles consacrées tant au vestibule, qu’au palais, qu’à la chambre ! Que dire de tant de servantes royales ! Que dire de l’aspect majestueux et vénérable, que dire du vêtement magnifiquement orné de la Reine, et de sa délicieuse beauté physique ! C’est au point que personne ne pourrait entendre parler de rien qui fût semblable à cela, ni même s’en faire une idée.

En présence de ces richesses infinies, de ces suprêmes délices, de cet immense trésor, que le pontife Hircan[3] n’ait pas de superbe, ni Darius, ni Crésus, non plus que n’importe quelle grande opulence ou condition humaine. Cependant au milieu de toutes ces choses je me sentais débordé et je n’en puis rien dire de plus, pour conclure, si ce n’est que je me semblais insensé, stupide et privé de raison. Je m’abandonnai à une extrême volupté, sans fatigue ni satiété des douceurs présentes ; mais, outre les pensées que je viens d’émettre, je ruminais encore, tout distrait, les circonstances fatales qui m’avaient conduit en ces lieux fortunés. Toutefois, puisque je me retrouvais ainsi dans un tel excès de gloire, dans une région sacrée, dans une patrie heureuse, joint que j’étais au sein d’un plaisant divertissement, assis à un festin abondant et pompeux comme n’en fit point Clodius[4] l’acteur tragique, exempt de la loi Licinia, repu que j’étais, mais sans excès, de plus assuré, non vainement, sur le fait de mes souhaits amoureux, par les royales garanties, je repris confiance, examinant avec attention tant ce qui m’était advenu que ce qui se présentait à moi, et, tout joyeux, je rendis grâces à la Fortune.

Toujours dans l’intention de déployer sa grande pompe, voulant, en outre de ce que nous avons conté, montrer l’excessive suprématie de l’universalité de toutes ses excellentes et très-rares magnificences, elle ordonna que par l’entrée fermée de tapisseries pénétrassent trente-deux jeunes filles, dont seize, vêtues de drap d’or, avaient une d’entre elles portant un habit de Roi, une autre mise en Reine, deux en gardes du Roc ou de la Tour, deux Muets ou Secrétaires, deux Cavaliers, et les huit autres costumées uniformément. Huit semblables étaient vêtues de drap d’argent, ainsi que huit autres faisant les grandes pièces. Toutes ces personnes, selon le rôle qui leur incombait, se disposèrent et se placèrent sur les carreaux du dallage, c’est à savoir : les seize en or d’un côté et les seize en argent de l’autre faisant face. Les musiciennes commencèrent à jouer de trois instruments d’une invention singulière, bien d’accord, bien d’ensemble, en douce consonnance et intonation mélodieuse. Au temps marqué par la musique, les danseuses, sur les carreaux qu’elles occupaient, se remuaient ainsi que des dauphins pétauristes[5], à l’ordre du Roi qu’elles honoraient, en même temps que la Reine, par une révérence très-décente, et sautaient sur un autre carreau en prenant une belle attitude.

Le son des instruments se faisant entendre de nouveau, le Roi d’argent commanda à celle qui se tenait devant la Reine de faire un pas en avant. Avec les mêmes gestes respectueux que dessus, elle prit sa contenance et se fixa. De la même façon, en suivant la mesure du ton musical, les danseuses changeaient de place, ou bien, demeurant, ne cessaient de danser sur leur carreau, à moins que, poussées ou prises, elles le quittassent ; toujours en se conformant aux ordres du Roi. Lorsque le son marquait un temps, ces huit demoiselles uniformément vêtues employaient la durée de ce temps à passer d’un carreau sur l’autre. Elles n’avaient pas le droit de rétrograder si ce n’est lors qu’elles l’avaient mérité en parvenant sans accident sur la ligne où le Roi faisait sa résidence. Elles ne pouvaient prendre qu’en ligne diagonale.

Un secrétaire et un cavalier franchissaient trois carreaux en un même temps, le secrétaire en ligne diagonale, le cavalier par deux carreaux en ligne droite et par un carreau en ligne oblique. Ils pouvaient manœuvrer de tous côtés. Les gardiennes de la Tour pouvaient parcourir un grand nombre de carreaux en ligne droite, elles en pouvaient franchir trois, quatre cinq, mais en gardant la mesure et en hâtant le pas. Le Roi pouvait pénétrer dans tout carreau voisin qui n’était pas gardé c’est-à-dire occupé légitimement ; même il pouvait prendre. Cependant, tout carreau sur lequel pouvait sauter une autre pièce lui était interdit, et, bien plus, si cela lui était opportun, il devait être averti préalablement de s’éloigner. Quant à la Reine, elle pouvait courir sur tous les carreaux de la couleur de celui sur lequel elle avait d’abord pris place. Toutefois il était bien qu’elle suivît son mari toujours et partout.

Chaque fois que les officiers de l’un et de l’autre Roi trouvaient des adversaires sans gardes et sans escorte, ils les faisaient prisonniers ; les deux pièces s’entre-baisaient alors, et le vaincu sortait. C’est ainsi qu’une fameuse partie fut livrée sous la forme d’un ballet très-élégant, en la dansant et la jouant gaîment en mesure avec la musique, de façon que le Roi d’argent demeura vainqueur, à la vive allégresse et aux applaudissements de tous. Cette fête solennelle dura, tant à cause des assauts, des fuites, des défenses, l’espace d’une heure, avec un va-et-vient, des révérences, des pauses si bien mesurées, des attitudes si modestes, que je fus envahi par un plaisir à me croire, non sans raison, ravi au sein des délices suprêmes du haut Olympe, dans une félicité inconnue.

La première partie, en forme de ballet, terminée, toutes les nymphes retournèrent à leurs carreaux dans leur position première et se rangèrent de la même façon que tout d’abord, en leur même place. Les musiciennes pressant la mesure, les mouvements et les gestes des séduisantes danseuses furent menés plus vivement, mais bien d’accord avec la musique, d’une manière si adaptée, avec des gestes si convenables, avec tant d’art, qu’il n’y eut à redire à quoi que ce fût. Les habiles demoiselles, dont les tresses copieuses, tombant sur leurs épaules, pendaient agitées sur leur dos suivant le rhythme des mouvements, avaient la tête couronnée de violettes odorantes. Quant une d’elles était prise elles levaient toutes les bras et frappaient les paumes de leurs mains l’une contre l’autre. Or, jouant et ballant ainsi, la première bande demeura victorieuse pour la seconde fois.

Toutes les danseuses s’étant placées et distribuées de nouveau pour le troisième ballet, les musiciennes, pressant davantage la mesure, prirent l’intonation de l’excitant mode Phrygien, ainsi que n’eût su le faire Marsyas[6], Phrygien lui-même. Alors le Roi aux vêtements dorés fit mouvoir la jeune fille qui se tenait devant la Reine et la fit se placer, du premier coup, sur le troisième carreau en droite ligne. Il en résulta un engagement, un tournoi des plus charmants d’une rapidité excessive, les danseuses s’inclinant jusqu’à terre et, faisant, immédiatement après, un saut contorsionné avec deux révolutions en l’air et opposées, puis, sans retard, retombant sur le pied droit, tournant trois fois sur elles-mêmes, comme l’axe d’un tour[7], pour, aussitôt après, le faire en sens inverse sur l’autre pied. Elles accomplissaient ce tour avec une adresse, avec une agilité dont rien n’approchait, faisant leur profonde inclinaison, leurs sauts compliqués, vertigineux et aisés avec de si beaux gestes, que rien de semblable ne se vit jamais, et ne se peut espérer d’être jamais fait ni tenté. Elles ne s’embarrassèrent pas une seule fois l’une l’autre, mais celle qui était prise donnait à son adversaire un succulent baiser et se retirait du jeu. Moins elles demeuraient nombreuses, mieux on voyait leur gracieuse habileté à se tromper mutuellement. Un très-bel ordre, une très-belle méthode furent observés par chacune ; d’autant mieux que la mesure pressée des savantes et remarquables musiciennes y aidait, incitant non moins à de tels mouvements l’assistance entière, par le fait du rapport qui existe entre l’harmonie et l’âme, car c’est là que gît la suprême concordance, l’accord voluptueux des êtres. Aussi je compris bien la puissance de Timothée[8], le très-habile musicien qui, par son chant, enflammant l’armée du grand Macédonien, la contraignit à saisir ses armes, puis, baissant la voix et le ton, les lui fit mettre à bas, la provoquant au repos. Le roi vêtu en or gagna glorieusement cette troisième partie.

La joyeuse fête s’étant terminée au milieu de la gaîté, au milieu du plaisir général, toutes les nymphes s’assirent. On me fit alors lever, et, après que j’eus fait devant le trône vénérable de sa divine Majesté une profonde révérence ainsi qu’une respectueuse génuflexion, elle me parla en ces termes : « Désormais, Poliphile, mets en oubli tes déconvenues antérieures, tes pensées chagrines et tes malheurs passés. Je suis certaine que, présentement, tu te trouves rétabli. Or donc, puisque tu es résolu de poursuivre, avec intrépidité, ton ardent amour pour Polia, je juge qu’il est convenable, pour que tu la récupères, de t’en aller en présence des trois portes où est la demeure de la Reine Telosia[9]. Arrivé là, tu verras, au dessus de chacune un titre indiqué et inscrit. Choisis-le avec soin ; mais pour ta bonne gouverne et pour ta protection, je te donnerai deux de mes nombreuses et joyeuses suivantes qui, fort expérimentées, te mèneront sûrement et t’accompagneront, sans jamais se séparer. Ce pourquoi, va donc avec l’esprit serein et bonne chance. »

Aussitôt, avec une générosité royale, retirant de son doigt annulaire une bague ornée d’une pierre anachite[10], elle me l’offrit en disant : « Prends ceci, porte-le gaillardement en souvenir de mon amicale munificence. » Un pareil encouragement, un don aussi précieux me laissèrent muet, ne sachant que dire qui fût à propos, ni remercier convenablement. Bienveillante elle s’en avisa. En grande Dame, avec une supériorité naturelle, avec une gravité majestueuse, elle se tourna vers deux belles et nobles pucelles, qui se tenaient aux côtés de son trône, puis, elle dit à celle qui était à droite, sur le ton du commandement :

« Logistique[11], tu seras de celles qui accompagneront Poliphile mon hôte. » Et, d’un mouvement saint, religieux, vénérable, elle se tourna vers le côté gauche, disant : « Thelemia[12], tu iras pareillement avec lui. Toutes deux faites-lui bien entendre, par une claire explication, devant quelle porte il se doit arrêter. Ainsi donc, Poliphile, elles te présenteront à une autre Reine, toute splendide et vénérable. Si elle se montre pour toi bienveillante et généreuse, tu seras heureux ; si c’est le contraire, tu seras malheureux.

» Cependant personne, d’après son visage, ne la peut comprendre, attendu qu’elle se présente, parfois, d’une urbanité naturelle, d’une jovialité charmante et que, parfois aussi, elle effraye par son attitude, se montrant méchante, dédaigneuse, pleine de violence et d’inégale humeur. C’est elle qui termine toute chose. Cette mystérieuse condition l’a fait nommer légitimement Télosia. Elle ne réside pas dans un palais aussi fastueux, aussi opulent que celui que tu me vois habiter ; car, sache le bien, le grand Créateur lui-même, la Nature si ordonnée n’eussent pu te gratifier d’un plus grand trésor que de t’autoriser à parvenir en ma divine présence et à sentir ma munificence. La Nature, si artiste qu’elle soit, ne pourrait, en accumulant les plus grandes richesses, rien faire qui égalât l’obtention de ma gracieuse bienveillance et la participation à tant de biens.

» D’où s’ensuit, comme il t’est bien facile de t’en rendre compte, que jamais on ne saurait trouver au monde si grand trésor qui fût comparable au talent céleste, bien que départi à des mortels, qui se trouve en moi, vraiment. Mais la Reine Télosie demeure, elle, dans un lieu obscurci de ténèbres, et son habitation a des issues cachées, parce qu’elle ne consent, en aucun cas, à se laisser voir aux hommes, malgré que sa beauté soit grande. Car il n’est pas permis qu’une forme divine apparaisse à des corps destinés à mourir ; aussi, sa venue est-elle dissimulée et, par une étonnante précaution, cette Reine désirée se transmue, change d’extérieur, prend maint aspect différent, ne se voulant point montrer. Cependant, une fois que les portes très-antiques te seront ouvertes, en chacune elle sera sur le point de se présenter devant tes yeux ; tu ne la connaîtras pourtant pas : elle ne se montre que sous forme d’énigmes, à une prudence réfléchie, qui, d’un jugement droit et sûr, l’envisage et la considère rapidement, vu sa complexion changeante et son aspect ambigu. Ce mauvais vouloir équivoque est la cause que, souvent, l’homme demeure déçu dans son attente, sans qu’on soit en droit de le lui reprocher.

» C’est, ô Poliphile ! ce que ces deux enfants miennes, que j’attache à ta personne et que j’accrédite auprès de toi, te persuaderont justement, en te suggérant le choix de la porte devant laquelle tu devras t’arrêter et par laquelle tu devras entrer. Tu pourras, grâce à l’excellent présent gratuit que je te fais, grâce à l’octroi libéral de ma garantie, suivre l’avis de celle de tes compagnes qu’il te plaira le plus d’entendre ; car l’une et l’autre ont de tout cela quelque notion. » Ayant dit, elle fit un signe de tête à Logistique aussi bien qu’à Thélémia qui, sans différer, se soumirent en très-humbles servantes. Pour moi, me mettant en mouvement, mais n’osant ni ne sachant parler en sa présence tellement sublime, je la remerciai pour son grand bienfait.

Promptement et familièrement, avec des gestes virginaux les deux compagnes déléguées me saisirent, l’une la main droite, l’autre la main gauche. Ayant, alors, selon mon devoir, pris congé de la Reine d’abord, puis des autres personnes, je sortis par les mêmes issues garnies des mêmes rideaux. Encore avide, insatiable d’examiner, je me retournai devant l’admirable porte afin de contempler le palais superbe dans son ensemble, d’une architecture admirable et très-finie. Nul mortel, quel que soit son génie créateur, ne saurait imiter la délicatesse de cette œuvre. Je soupçonnai, avec raison, que l’architecte, d’une nature sagace, avait mis là, pour être admirées, dans les parties cachées de son œuvre, toutes les délices adaptées à la commodité, à l’usage, a la grâce, à l’ornement, à la ferme et constante durée. Aussi me serais-je bien arrêté quelque peu ; mais, forcé de suivre les compagnes qui m’avaient été données pour guides, je ne le pus. Toutefois est-il que, par un très-rapide coup d’œil jeté sur cette porte, je vis, notée dans la frise, cette inscription :

Ο ΤΗΕ ΦΓΣΕΩΣ ΟΛΒΟΣ[13]

Autant que mes sens purent en saisir aussi rapidement, j’y pris un plaisir extrême et à ne pas le croire si on le disait. Ô trop heureux celui à qui l’on concéderait d’être le maître ou l’habitant d’une pareille demeure !

Parvenus que nous fûmes dans l’enclos formé par des orangers taillés, Thélémia me dit avec une affabilité singulière : « En sus des très-excellentes et merveilleuses choses que tu as admirées, Poliphile, il t’en reste à voir encore quatre. » Mes compagnes me conduisirent alors sur le côté gauche de l’incomparable palais, dans un fort beau verger qui avait dû nécessiter une immense dépense en argent, en temps, en art, et d’une délicatesse inimaginable. Il contenait en circuit un espace égal à celui qu’occupait la majestueuse résidence. Tout autour, contre les murailles, avançaient des caisses de jardin, dans lesquelles, au lieu de verdure naturelle, étaient des plantes en verre très-pur. Cette matière était coulée en forme de buis taillés montés sur des tiges en or et rendus au delà de ce qu’on peut dire ou imaginer. Avec ces caisses alternaient des cyprès dont la hauteur n’excédait point deux pas et ne dépassait les buis que d’un seul. Elles étaient bordées d’un admirable agencement de fleurs multiformes merveilleusement découpées d’après nature, avec une variété sans prix de dessin et de coloris. Les bords aplanis de l’ouverture carrée de ces caisses étaient garnis d’une petite corniche d’or ayant des moulures fort délicates, polies et ornées. Les faces étaient faites de plaques de verre dorées à l’intérieur, couvertes d’un magnifique dessin d’une très-curieuse composition. Elles étaient fort belles et encadrées d’oves en or qui se reproduisaient tout autour du socle égalant en hauteur un sixième de la caisse. La clôture qui enfermait ce verger était garnie de colonnes ventrues en cette même matière susdite, espacées convenablement et enroulées de convolvulus fleuris de toutes formes. De chaque côté de ces colonnes étaient appliqués des rectangles striés d’or et, de l’un à l’autre de ces rectangles, s’ouvrait une arcade avec les travées requises, ainsi que les frises et corniches formant une projection convenable au-dessus du chapiteau en verre de chaque colonne ronde. Le fût de cette colonne, entouré de volubilis, était en imitation de jaspe aux nombreuses et splendides colorations. Ces fleurs se détachaient en saillie sur la masse dans une excellente proportion. L’épaisseur de la voûte de l’arc était garnie de losanges en verre très-pur, d’un tiers plus épais que larges, enfermés dans des carreaux et des poutrelles et couverts de peintures en émail, on ne peut plus agréables à voir.

Toute l’aire était pavée en ronds et autres configurations de verre, on ne peut plus convenablement ni plus gracieusement, d’un ajustage parfait, d’une cohésion durable, d’un éclat particulier de pierres précieuses, sans le moindre ornement de feuillage. Des fleurs imitées[14] émanait un parfum singulier dû à un liniment dont elles étaient enduites et arrosées.

Logistique au doux parler tint là fort habilement un bref discours dans lequel, pleine de connaissances en physique, elle loua la taille, la richesse de la matière employée, l’art et l’invention qu’on n’eût pas rencontrés à Murano[15] et même qui faisaient tort à la fabrication de cet endroit. Puis, elle me dit : « Montons, Poliphile, sur cette tour qui est là près du jardin. » Alors, laissant Thélémie au bas, nous parvînmes gaîment, par un escalier tournant, sur la plate-forme bien dressée. Là, ma compagne divinement éloquente me fit contempler un jardin au large circuit, tracé en forme de labyrinthe on ne peut plus compliqué et dont les voies circulaires n’étaient point faites pour la marche, mais pour la navigation. En effet, de petits cours d’eau allaient en guise de rues viables. Cet endroit mystérieux présentait un champ salubre, un sol heureux, agréable et fertile, abondant en toutes variétés de fruits les plus suaves, orné d’une quantité exubérante de fontaines, égayé par une verdure toute fleurissante, empli de toutes les satisfactions et des divertissements les plus grands. Et Logistique de me dire : « Je pense, quant à moi, Poliphile, que tu ne comprends rien à la destination de cet admirable endroit ? Écoute donc : Quiconque pénètre là ne peut rétrograder. Mais, ainsi que tu le vois, entre ces tours disséminées par-ci par-là, courent sept circonvolutions également distantes l’une de l’autre. L’extrême danger qui menace tous ceux qui entrent gît en cela qu’au sommet de la tour centrale demeure un dragon vorace que l’on n’aperçoit pas. Or il est très-dangereux, car il se tient tantôt dans une partie, tantôt dans l’autre ; il est invisible, et, terrible extrémité, on ne peut pas l’éviter. Soit qu’il vole tout d’abord à l’entrée, soit qu’il rencontre les arrivants sur un point quelconque du parcours où il s’établit, il les dévore. Toutefois si entre une tour et l’autre il ne parvient à les tuer, ils peuvent franchir avec sécurité les sept circuits jusqu’à la tour la plus proche.

» Donc, ceux qui pénètrent par la première tour — admire l’inscription Grecque qui s’y montre aux yeux et réfléchis-y sérieusement : ΔΟΞΑ ΚΟΣΜΙΚΗ ΩΣ PΟΜΦΟΔΓΣ[16] — s’en vont sur leur nacelle à pleine voile, sans nuls soucis ni fatigue. Les fruits, les fleurs tombent dans leur barque ; ils se vont en grand plaisir et grande joie, par les sept révolutions, jusqu’à la deuxième tour. Maintenant considère, ô Poliphile, combien la clarté de l’air va croissant jusqu’à la tour du milieu, et combien, à partir de là, elle décroît en sombres ténèbres jusqu’à la nuit complète.

» Dans la première tour habite et préside éternellement une très-piétable matrone, toute bénigne et généreuse. Devant elle se tient, solidement établie, une urne fort antique, propre à tirer des sorts, espèce de promptuaire orné, comme tu le vois, de sept lettres Grecques, ainsi disposées : ΘΕΣΠΙΟΝ[17], τοut rempli, jusqu’au comble, de sorts fatidiques[18]. À chacun de ceux qui entrent, très-gracieuse et très-munifique, elle donne un de ces sorts, sans tenir compte de la condition des gens, mais ne regardant qu’à l’occurrence de l’éventuelle disposition. Ainsi munis, les arrivants sortent de la tour et commencent à naviguer par le labyrinthe dont les passages sont bordés de roses et d’arbres fruitiers. Ayant parcouru le premier et grand circuit du labyrinthe, partis comme du commencement d’une corne de bélier jusqu’à l’extrémité, et parvenus à la seconde tour, ils rencontrent là des vierges nombreuses de conditions diverses. Celles-ci demandent à chacun de montrer son sort, après quoi, fort expérimentées, elles connaissent son destin particulier. Alors elles l’embrassent, l’agréent pour leur hôte et l’invitent à les suivre. Là, celui qui veut persévérer avec sa compagne n’en est plus jamais abandonné ; mais il se trouve certaines demoiselles plus voluptueuses que les premières choisies, pour lesquelles on répudie celles-ci et auxquelles on s’attache. En quittant cette seconde tour, afin d’aller à la troisième, on trouve l’eau quelque peu contraire et l’on doit employer les rames. Approchant de la troisième tour, puis l’ayant jointe, on la quitte pour se diriger vers la quatrième et l’on trouve l’eau plus résistante encore. Tant est-il que, dans ces différentes courses obliques, on rencontre une faveur très-grande, très-variable et très-inconstante. Parvenu qu’on est à la quatrième tour, on y rencontre d’autres jeunes filles athlétiques et guerrières, qui, ayant examiné les sorts, admettent ceux qui agréent leurs exercices et repoussent ceux qui y sont antipathiques. Dans ces parages la résistance de l’eau est encore plus rude ; il faut faire un plus grand effort, se fatiguer à ramer avec plus d’accablement.

» Abordant la cinquième tour, on la trouve belle et l’on y contemple la beauté de son semblable, ce qui est un divertissement des plus joyeux et des plus souhaitables. On y passe avec un succès laborieux, dans une grande surexcitation d’esprit. En cet endroit on commente clairement cette sentence : MEDIVM TENVERE BEATI[19]. Ce bonheur n’est pas continu, il n’est pas fixe, mais il est passager en ce transit. Tout bien considéré, on s’aperçoit que ce passage est le milieu de notre cours où l’on réunit le bienfait de l’intelligence à la fortune. Ce sont là des biens qui, si on ne les a pas là, ne se peuvent plus guère acquérir dans les passages suivants.

» De là continuant d’avancer, les eaux, dans les circuits anfractueux, facilitent, par leur cours funeste, l’arrivée au milieu final, et l’on est conduit à la sixième tour. On y trouve de belles matrones aux chastes et pudiques regards, toutes tendues vers le culte religieux ; si bien, qu’épris de leur aspect divin, les arrivants, condamnant leur ancien amour, le prennent en dégoût et, faisant avec elles un commerce tranquille, passent paisiblement par la septième révolution.

» Une fois ces six passées, le reste du trajet se fait dans un air assombri, avec beaucoup d’incommodités. C’est un voyage pénible et fort rapide, attendu qu’à mesure qu’une révolution est plus proche du point central, elle est, par le fait, aussi plus courte, et d’autant va-t-on, lancé avec une célérité de plus en plus invincible, entre les bords sinueux, dans le gouffre de la tour du centre. Or, c’est avec une suprême affliction de l’âme, avec le souvenir des beaux endroits et de la société qu’on a laissée ; cela d’autant qu’on reconnaît n’y pouvoir plus revenir et qu’on ne peut retourner la carène, attendu que toutes les proues sont appuyées contre la poupe des autres embarcations. Aussi approche-t-on avec une grande peine de ce titre effrayant placé au-dessus de l’entrée de la tour du milieu portant cette inscription Attique :

ΘΕΩΝ ΛΓΚΟΣ ΔΓΣΑΛΓΗΤΟΣ[20]
» En présence de ce titre déplaisant, on est presque

chagriné d’avoir pénétré dans ce labyrinthe rempli de fruits, rempli de tant de délices, mais soumis à une si misérable, à une si inévitable nécessité. »

Alors, souriant, Logistique ajouta d’un air inspiré : « Ô Poliphile, dans ce gouffre vorace siège une sévère spectatrice qui porte des balances ; justicière des arrivants, elle pèse leurs actions avec impartialité, librement et scrupuleusement. Par elle ils peuvent obtenir un sort meilleur ou pire. Mais, comme il serait trop long de tout te dire, c’est assez conté pour l’heure ; descendons vers notre compagne Thélémia. » Celle-ci, s’inquiétant de la cause de notre retard, Logistique lui dit :

« Ce n’était pas assez de voir pour votre curieux Poliphile, il a fallu encore que je lui rendisse compte de ce que ses sens ne pouvaient pénétrer, afin que, mon interprétation l’éclairant, il le pût comprendre. » À peine eût-elle parlé que Thélémia me dit : — « Allons-nous promener dans cet autre jardin, non moins charmant et délectable, que borne le jardin de verre du côté droit du grand et superbe Palais Royal. »

Nous y entrâmes ; je fus halluciné, je demeurai tout émerveillé en apercevant une œuvre à laquelle il est aussi difficile de croire qu’il est malaisé d’en parler. Ce jardin était égal en étendue à celui des vitrifications. Des caisses y étaient disposées semblablement avec des bords ornés de corniches, avec des socles d’or. Le travail des parois, la matière employée différaient seuls ; car tout y était de soie, d’un très-excellent artifice. Les buis et les cyprés étaient faits en soie, leurs troncs et leurs rameaux étaient d’or ; le tout sursemé de pierreries, fort à propos. Les hautes caisses étaient remplies de simples à faire envie à la mère Nature, et portaient une floraison des plus agréables, tout à souhait, de la plus exquise coloration, parfumée de la même manière que celle qui était faite de verre. Les parois circulaires de ce jardin étaient revêtues par un admirable et dispendieux travail tout en perles. C’est-à-dire que j’en vis toutes les surfaces couvertes de perles très-brillantes et médiocrement grosses, serrées et assemblées en un même revêtement. Par-dessus, sortant des caisses écartées dans lesquelles ils poussaient, couraient des lierres très-verts dont le feuillage pendait par-ci par-là, détaché qu’il était du fond de perles sur lequel les troncs, les radicelles d’or, d’un poli exquis, serpentaient très-artistement et portaient des baies de joyaux fixées à leurs corymbes. Un bel ordre de pilastres carrés, aux chapiteaux dorés, avec leur majestueux ensemble de travées, socles et corniches en or, courait tout autour.

Les faces des caisses brodées en point de tapisserie d’or, d’argent et de soie, représentaient des histoires d’amour et de chasse, imitant si bien la peinture qu’il n’y avait rien de comparable. Le sol de l’arène, bien égalisé, était gracieusement tendu d’un velours de soie vert semblable à un très-beau pré. Au milieu de l’espace était une cabane arrondie, à la coupole légère faite de baguettes dorées, recouverte d’une quantité de rosiers fleuris. Je dirai que cette imitation était peut-être plus agréable encore que le naturel. À l’intérieur, tout autour, étaient des bancs de jaspe rouge, et le pavé de l’espace circulaire était fait d’une seule dalle ronde en jaspe jaune tacheté de différentes couleurs qui se mêlaient et se confondaient en une belle harmonie. Elle était si brillante que tout objet s’y reproduisait.

Sous ce berceau nous nous assîmes quelque peu pour nous reposer. L’aimable Thélémia saisit la lyre qu’elle portait, et, avec une céleste mélodie, avec une douceur inouïe, avec une voix harmonieuse, se prit à chanter l’origine de tant de délices, à célébrer l’empire de la Reine, ainsi que l’honneur à recueillir de la société de sa compagne Logistique.

Je m’étonne qu’Apollon ne soit pas venu là pour l’écouter, tant l’harmonie de sa musique était extrême. En ce moment la chose la plus désirée m’eût paru sans nulle valeur auprès de ce divin poème.

Aussitôt après, Logistique, chère à la Divinité, me prenant par la main, me mena hors de ce lieu en disant : « Poliphile, je veux que tu saches que les choses objectives sont un divertissement meilleur encore pour l’intellect que pour les sens. C’est pourquoi pénétrons en cet autre endroit, dans le but de contenter ces deux modes de perception. »

En compagnie de son illustre associée, elle m’introduisit dans un bosquet voisin où j’admirai un aréostyle en arcades mesurant, en hauteur, depuis le sol jusqu’à l’inflexion supérieure, cinq pas, et en largeur, trois pas d’ouverture, le tout de briques fait symétriquement en rond et complètement recouvert de lierre verdoyant et touffu qui ne laissait rien apercevoir de la maçonnerie. Il y avait là cent arcades formant la bordure de ce bosquet fleuri. Dans chacune de ces arcades ouvertes était établi un socle de porphyre rouge, aux parfaites moulures, sur lequel était posée une statue de nymphe, en or, d’une forme divine, à l’ajustement varié, à la coiffure élégante. Chacune de ces statues était respectueusement tournée vers le centre du bosquet.

Là était posée solidement une base en calcédoine de forme cubique, sur le carré supérieur de laquelle reposait un cylindre de jaspe très-rouge, haut de deux pieds, et d’un diamètre d’un pied et demi. Sur ce cylindre se dressait un prisme triangulaire aussi large que le cylindre sous-jacent, haut d’un pas et demi, en pierre noire, et dont les angles joignaient la circonférence du cube qu’il surmontait. Sur chacune des surfaces polies et nivelées de ce prisme était une très-belle figure sculptée, à l’aspect divin, grave et vénérable, dont les pieds détachés reposaient sur la partie restée libre du cylindre, et dont la hauteur était celle de la pierre noire à laquelle elle adhérait par le dos. Ces statues avaient les bras levés, tant à gauche qu’à droite, vers les angles abattus contre lesquels elles appuyaient une cornucopie en or, haute d’un pied et d’un sixième, exactement placées sur l’angle. Les cornes, les liens possédaient un vif éclat, ainsi que les statues dont les mains étaient enveloppées de rubans flottants et sinueux. Elles semblaient voler au milieu de la surface de pierre et, sous leurs vêtements de nymphes, elle constituaient une œuvre qui n’avait rien d’humain, mais qui était toute divine, à laquelle le doit céder de beaucoup le tombeau de Zarina, reine des Saces[21].

Sur chaque face plane et carrée de la figure intérieure étaient gravées trois, une, deux, puis trois lettres Grecques, dans cette disposition : ΔΓΣ. Α. ΛΩΤΟΣ[22]. Sur la partie cylindrique j’admirai trois caractères hiéroglyphiques placés perpendiculairement sous les pieds de chaque figure. On voyait, sous la première, tracée la forme du Soleil ; puis, sous la deuxième, un gouvernail antique ; enfin, sous la dernière apparaissait une coupe contenant une flamme.

Sur le plat des angles du sommet de la pierre noire je vis, en examinant l’édifice, de monstrueux quadrupèdes Égyptiens en or luisant. Un d’eux avait une face humaine, l’autre une face moitié humaine et moitié bestiale ; le troisième une face toute bestiale. Une bandelette leur ceignait le front ; deux lemnisques[23] pendant sur leurs oreilles et courant autour du cou, leur tombaient sur la poitrine, à chacun de la même façon, tandis qu’un autre leur courait le long du dos. Ils avaient un corps de lionne et le visage levé.

Sur le dos de ces trois monstres pesait une massive pyramide en or, très-effilée et mesurant, en hauteur, cinq fois l’un des côtés de sa base. Sur chacune de ses faces était sculpté un simple cercle et, au-dessus du premier la lettre Grecque Ο, au-dessus du second la lettre Ω, au-dessus du troisième la lettre Ν.

Logistique, digne d’être qualifiée de déesse, se prit à louer ce monument et dit : « La céleste harmonie est en ces figures qui, sois en bien assuré, ô Poliphile ! ont entre elles une affinité, une conjonction perpétuelles et sont des monuments antiques et hiéroglyphiques des Égyptiens, qui te disent, en te l’insinuant :


DIVINÆ INFINITÆQVE TRINITATI VNIVS ESSENTIÆ[24]


» La figure inférieure est consacrée à la Divinité parce qu’elle est le produit de l’Unité — chacun de ses côtés étant formé par une figure primitive, — parce qu’elle est ferme en sa base et qu’elle est durable. La figure cylindrique placée au-dessus n’a ni commencement ni fin. Sur sa superficie arrondie ces trois dessins sont contenus, directement en regard de chaque image, suivant sa propriété particulière. Le Soleil, par sa joyeuse lumière, peut tout et s’attribue à la Divinité. Le second dessin est le timon de navire qui exprime le gouvernement providentiel de l’Univers avec une sagesse infinie. Le troisième est le vase igné ; il nous donne à entendre une participation d’amour. Encore que ces trois dessins soient distincts, ils sont, toutefois, étroitement unis dans une sempiternelle connexion et leurs grâces nous sont déversées avec bonté, ainsi qu’on peut l’entendre par les cornucopies placées le long des angles du prisme. » Et la prophétisante Logistique, poursuivant son discours, dit en conséquence : « Note cette parole Grecque mise sous l’image du Soleil : ΑΔΙΗΓΗΤΟΣ[25], sous celle du gouvernail remarque cette autre parole en même idiome : ΑΔΙΑΧΩΡΙΣΤΟΣ[26], et celle qui est sous la coupe ignée ΑΔΙΕΡΕΓΝΗΣ[27]. C’est pour ces tels effets que les trois animaux sont placés sous l’obélisque qui les domine, et qu’ils représentent sous ces trois formes, trois grandes et célèbres opinions. De même que la figure humaine l’emporte de beaucoup sur les deux autres, de même l’emporte ni plus ni moins sur les trois l’illustre figure de la pyramide. Celle-ci a trois surfaces planes sur lesquelles sont tracés trois cercles, un pour chaque division du temps et signifiant le Passé, le Présent et l’Avenir. Nulle figure ne peut contenir ces trois cercles, si ce n’est cette pyramide invariable, et nul mortel ne peut la contempler de façon à voir à la fois deux de ses côtés ; mais on n’en peut apercevoir pleinement qu’un seul qui est le Présent. C’est pourquoi l’on a sagement tracé ces trois lettres ΟΩΝ.

» À propos de tout cela, ô Poliphile ! ne m’accuse pas de prolixité. Je te fais très-brièvement cette exposition. Sache que la première figure cubique n’est entièrement connue que d’elle-même et bien qu’elle apparaisse diaphane au genre humain, nous n’en avons pas une entière et claire notion. Mais celui qui est doué de génie s’élève à la figure au-dessus et considère sa coloration. Scrutant toujours davantage, il parvient à la troisième dont la couleur est obscure et qui est entourée de trois images d’or.

Enfin, s’élevant encore plus, il examine la figure pyramidale et atteint à son sommet très-effilé. Là, si savant qu’on soit, on n’acquière plus aucune notion ; on peut bien voir que la chose existe, mais ce qu’elle est, on l’ignore, infirme et faible qu’on demeure. »

Logistique, grâce à sa connaissance absolue, cueillant là les préceptes les mieux prouvés, et les extrayant, avec une habile sagacité, du sein très-généreux de nature, je me pris incontinent à goûter, en pensée, une jouissance supérieure à la plus agréable qu’ait jamais pu me procurer, à l’aide de mes yeux, la plus admirable œuvre du monde, rien que par la contemplation de ce mystérieux obélisque, d’un équilibre indicible, d’une durée, d’une perpétuité certaine, solide, éternel, égal en toutes les parties, incassable, incorruptible, établi dans un endroit où soufflait du ciel un air délicieux et des brises toujours douces, en un pré entouré de fleurs, au milieu d’un large espace circulaire, rempli, en permanence, d’arbres chargés de toute espèce de fruits d’une saveur exquise et salutaire, perpétuellement verts, disposés d’une façon décorative suivant les lois de la beauté et de la grâce, produits par la nature visant à la perfection, lustrés sans cesse d’un or précieux.

Logistique ayant fait silence, mes deux compagnes me prirent les mains et nous sortîmes par l’ouverture d’une des arches de l’enclos circulaire tout revêtu de lierre. Nous allâmes de l’avant, moi complètement satisfait de me trouver entre elles deux. Alors Thélémia me dit : « Gagnons dès à présent les portes ainsi qu’il nous est commandé. » Par une plaine agréable, par une charmante contrée, nous avançâmes d’un pas égal et rapide. Tout en tenant les propos les plus doux et les plus joyeux, j’admirai un ciel que n’assombrissait aucun nuage.

J’étais insatiable de connaître les inestimables richesses, les délices comme on n’en sait pas d’autres, les trésors sans pareils de la Reine très-sacrée, trésors devant lesquels doit s’incliner Osiris, édificateur de deux temples en or, l’un dédié à Jupiter, l’autre au roi son père[28]. Aussi adressai-je à mes compagnes cette petite question : « Dites-moi, bien-heureuses jeunes filles, si toutefois vous excusez ma curiosité, entre toutes les pierreries que j’ai pu contempler à mon aise, parmi les mieux travaillées et les plus précieuses, il en est une que j’ai remarquée pour sa beauté et son prix incomparables. Je la mets bien au-dessus du jaspe dans lequel fut entaillée l’image de Néron[29] ; telle ne fut pas, non plus, la fulgurante topaze Arabique dont fut faite la statue de la reine Arsinoë[30]. La pierre, à cause de laquelle fut proscrit le sénateur Nonius[31], n’avait pas une pareille valeur. Je veux parler du splendide et incomparable diamant d’une beauté et d’une grandeur inconnues qui, du très-riche collier de notre Reine divine, pendait sur sa poitrine de neige. Quelle intaille[32] portait-il donc ? Ses feux, la distance où j’en étais, m’empêchèrent de la voir parfaitement. Aussi mon esprit demeure-t-il suspendu au désir de connaître seulement encore cela. »

Logistique, reconnaissant l’honnêteté de ma question, répondit aussitôt : — « Sache, Poliphile, que sur cette pierre est entaillée l’image de Jupiter, le Dieu suprême, assis, couronné, sur son trône. Les géants, qui voulaient escalader son seuil et lui ravir le sceptre, en s’égalant à lui, gisent anéantis sous son majestueux et saint escabeau. Le Dieu les foudroya. Dans sa main gauche il tient une flamme ardente, dans la droite une corne emplie jusqu’aux bords de tous les biens, et il écarte les bras. Voilà ce que contient le très-précieux joyau. — Alors », fis-je, que veulent signifier les deux choses si peu d’accord entre elles qu’il tient de chaque main ? » Thélémia, la charmante, répondit : — « Dans son infinie bonté, l’immortel Jupiter indique aux enfants de la terre qu’ils sont libres de choisir, entre les deux choses qu’il tient en mains, celle qui leur agrée davantage. »

Tout aussitôt je repris : « Puisque notre plaisante conversation a pris ce tour, mes très-gracieuses compagnes, mon ardent désir d’apprendre n’étant pas encore calmé, — et vraiment, ne vous fâchez pas de mon audace — expliquez-moi, je vous en prie, ceci : avant l’horrible frayeur que j’éprouvai, je vis un monstre en pierre d’une grandeur et d’un art audacieux. Pénétrant dans son ventre creux, j’y trouvai deux sépulcres, avec une inscription m’indiquant en termes ambigus que je pouvais découvrir là un trésor à la condition de dédaigner le corps et d’emporter la tête. » Logistique, sans hésiter, reprit aussitôt : « Poliphile, je sais pleinement tout ce dont tu t’enquières ; je voudrais, seulement, que tu comprisses et que tu admirasses le génie humain, l’ardente étude, l’admirable diligence qu’il a fallu pour élever cette machine. Sache que sur l’ornement qui pend de son front est inscrite la réponse traduite en langage maternel et plébéien par ces mots : LABEVR ET INDVSTRIE. Quiconque, en ce bas monde, veut posséder un trésor, doit rompre avec la corruptible oisiveté représentée par le corps et ne s’attacher qu’à la tête ornée de cette inscription. Ainsi possédera-t-il un trésor, s’il agit avec industrie. »

À peine eut-elle proféré ces douces et efficaces paroles que, parfaitement instruit de tout ce que je souhaitais d’apprendre, je la remerciai pour son affable bienveillance.

Cependant, encore très-désireux de rechercher tout ce que j’avais mal compris dans le principe, m’enhardissant et me familiarisant avec mes compagnes, j’adressai encore à l’une d’elles cette troisième requête : « Nymphe très-savante, comme je sortais des cavernes souterraines, je rencontrai un pont ancien et élégant sur les parapets duquel je vis certains hiéroglyphes gravés, d’un côté sur une pierre de porphyre, de l’autre sur une pierre d’ophite. Je parvins à les interpréter, sauf que j’ignorai, ne les reconnaissant pas, la nature des deux rameaux attachés à des cornes. Et puis, ici, pourquoi cette pierre de porphyre et non d’ophite comme de l’autre côté ? »

Aussitôt, sans longue réflexion, la nymphe me répondit gracieusement : — « De ces rameaux l’un est du sapin, l’autre du larix[33], deux bois dont la nature est telle que ce dernier ne fait pas un commerce facile avec le feu et que l’autre, mis en charpente, n’est pas sujet a ployer. C’est là l’emblème de la patience que n’enflamme point la colère et que les adversités ne ploient jamais. La pierre de porphyre été mise ici comme ayant, par sa nature, un rapport symbolique avec cette image. On affirme qu’elle est telle que non seulement cette pierre ne cuit pas dans la fournaise, mais quelle préserve de toute coction les pierres qui l’avoisinent. Telle se montre la vraie patience qui, ne s’allumant pas, éteint encore les choses allumées. La pierre d’ophite possède une propriété très-connue qui est en rapport avec la sentence tracée dessus[34]. Je te tiens en estime, Poliphile, de ce que tu es avide de t’enquérir ainsi : car tout examiner, tout supputer, tout mesurer, c’est chose digne d’éloge. »

Je rendis à la science de la très-éloquente dame le plus grand hommage et des grâces infinies. C’est ainsi, qu’en très-honnêtes et très-louables colloques, nous

atteignîmes gaîment un fleuve charmant sur les rives duquel je vis un jeune et gracieux platane, ainsi que d’autres arbustes très-verts, avec des plantes aquatiques entremêlées de lotus. Un pont superbe, en pierre, traversait ce fleuve sur trois arches. Ses têtes étaient appuyées aux rives sur des culées on ne peut plus fermes. Ses piles étaient faites, de part et d’autre, en forme de carène, afin d’augmenter la solidité de la construction, et ses parapets offraient une noble apparence.

Au milieu de ceux-ci, droit sur l’angle formé par les rampes, au-dessus de l’arche médiane, d’un côté comme de l’autre, faisait saillie un carré de porphyre surmonté d’un tympan. Il contenait une sculpture hiéroglyphique en bas-relief. Je vis, à la droite de notre paysage, une matrone ceinte d’un serpent, assise sur

une seule fesse, étendant la jambe de la partie opposée, comme si elle allait se lever. Avec la main du côté sur lequel elle était assise, elle tenait une paire d’ailes ; de l’autre elle soulevait une tortue. La sculpture d’en face était un cercle dans lequel deux petits génies tenaient une pomme entre les mains ; leurs dos mignons étaient tournés vers la circonférence.

Cependant, ici, Logistique me dit : « Je sais, Poliphile, que tu ne comprends pas ces hiéroglyphes ; mais ils intéressent très-fort ceux qui font le pèlerinage aux trois portes et sont, pour les passants, un avertissement très-opportun. La figure circulaire veut dire : MEDIVM TENVERE BEATI ; l’autre signifie : VELOCITATEM SEDENDO, TARDITATEM TEMPERA SVRGENDO[35]. Maintenant réfléchis à cela et que ton esprit le rumine. »

Le pont en question offrait une pente modérée, ce qui faisait apparaître la recherche habile, l’art, le génie du très-expert artiste qui l’avait inventée, en même temps qu’elle témoignait d’une solidité éternelle que ne connaissent plus guère les modernes aveugles, ces pseudo-architectes illettrés, ignorants de la mesure, étrangers à l’art, qui surchargent leur œuvre de peintures et de moulures, gâtant, de toute façon, le monument mal arrangé et difforme. Ce pont était tout entier de marbre blanc de l’Hymette[36] fort beau.

Comme nous eûmes franchi le pont, nous marchâmes sous des ombrages variés retentissant du chant des petits oiseaux, et nous parvînmes à un endroit pierreux et caillouteux où se dressaient de hautes montagnes ardues, proche d’un pic abrupte, impraticable et rocailleux, ravagé, plein de roches hérissées, s’élevant jusqu’au ciel, abîmé, dénudé, sans aucune verdure jusqu’à son sommet, et tout environné d’autres monts. C’est là qu’étaient creusées les trois portes, sans aucun ornement, entaillées rudement dans la pierre vive, œuvre ancienne, d’une antiquité dépassant toute croyance, exposée dans un site d’une grande sauvagerie.

Au-dessus de chacune de ces portes, j’aperçus les titres en caractères Ioniens, Romains, Hébreux et

Arabes que la Reine Éleuthérilide m’avait annoncés d’avance et prédit que je rencontrerais. Au-dessus de la porte, à droite, était gravé ce mot, ΘΕΟΔΟΞΙΑ[37], sur celle de gauche : ΚΟΣΜΟΔΟΞΙΑ[38], enfin, sur celle du milieu : ΕΡΩΤΟΤΡΟΦΟΣ[39]. Après que nous y fûmes, les demoiselles, mes compagnes, interprétèrent savamment, aussitôt, ces inscriptions remarquables ; puis elles heurtèrent aux portes en métal sonore tout taché d’une verte rouillure ; celles-ci s’ouvrirent immédiatement.

Or, voici qu’une dame très-âgée, à l’aspect de célibataire, se présenta devant nous. Elle sortait d’une cabane en claies, à la toiture et aux parois enfumées, par une petite porte au-dessus de laquelle était écrit : ΠΓΛΟΓΡΑΝΙΑ[40]. Elle s’avançait avec un air de matrone pudique. Sa maisonnette était posée en un lieu solitaire sur une roche épaisse et vermoulue faite d’une pierre nue et friable. Elle était déchirée, sordide, maigre et pauvre, les yeux fixés en terre. Theudé[41] était son nom. Elle avait avec elle six compagnes. C’étaient six jeunes esclaves domestiques fort piteusement vêtues et balourdes. La première d’entre elles se nommait Parthenia[42], la seconde Eudoxia[43], la troisième Hypocholinia[44], la quatrième Pinotidia[45], la cinquième Tapinosia[46], la sixième, enfin, Ptochina[47]. Cette vénérable matrone indiquait, de son bras droit, le haut Olympe.

Elle résidait à l’entrée d’une route rocailleuse, d’une pratique difficile, obstruée d’épines et de ronces. L’endroit apparaissait scabreux, déplaisant, exposé à un ciel pluvieux et troublé, obscurci de sombres nuages. Ce n’était qu’un étroit sentier.

Logistique, s’avisant que mon premier instinct m’inspirait l’horreur de tout cela, me dit, presque affligée : « Poliphile, on ne connaît ce sentier qu’en le parcourant

jusqu’au bout. » Mais la vénérable et sainte madame Thélémia, remplie de finesse, me dit aussitôt : « Ô Poliphile, pour l’instant ton amour ne tend pas à une femme aussi sévère. » M’étant rangé volontiers à l’avis de Thélémia, nous sortîmes. La porte se referma sur nous et nous heurtâmes à celle de gauche.

Elle s’ouvrit sans hâte. Dès que nous fûmes entrés, une matrone au glaive d’or[48], aux yeux sévères, à l’aspect décidé, brandissant l’épée levée et luisante qu’elle tenait en main et dans laquelle était passée une couronne d’or traversée par une palme penchée, nous apparut. Elle avait des bras Herculéens propres à la fatigue. Ses gestes étaient hautains, ses flancs étroits. Elle avait la bouche petite, les épaules robustes, un air qui dénotait qu’elle était incapable de s’effrayer de

quelque entreprise si ardue et si difficile qu’elle fût. Son nom était Euclia[49]. Six jeunes filles nobles lui étaient soumises et l’accompagnaient avec respect. La première se nommait Mérimnasia[50], la seconde Epitidia[51], la troisième Ergasilea[52], la quatrième Anectea[53], la cinquième Statia[54], et la dernière Olastra[55].

Cet endroit me parut pénible. Logistique s’en aperçut ; aussi se prit-elle à chanter sur le mode et le ton Doriens et, sonnant suavement de la lyre qu’elle avait prise des mains de Thélémia, elle dit : « Ô Poliphile, ne redoute pas de combattre virilement en ces lieux, car, la fatigue passée, le bien demeure. »

La véhémence de son chant fut telle que je fus sur le point de consentir à demeurer avec ces jeunes filles, malgré qu’un rude labeur y parût imposé. Aussitôt, Thélémia, toute courtoise et caressante, me dit avec une douce mine : « Il me semble raisonnable de toute manière, mon petit Poliphile que je chéris à l’égal de mes yeux, avant de te fixer ici, que tu visites la troisième porte. » Quittant donc celle où je me trouvais, les ventaux d’airain se refermèrent derrière moi et Thélémia frappa à la troisième sise au milieu. Le verrou tiré, cette porte s’ouvrit sans retard. Une fois entrés, nous vîmes paraître en notre présence une Dame insigne dont le nom était Philtronia[56]. Ses regards enjoués et animés, son aspect dénotant la gaîté, dès la première impression m’incitèrent violemment à l’aimer. Le lieu de son séjour était voluptueux. Le sol était revêtu de plantes embaumées et de fleurs odorantes. C’était un endroit plein de gracieux et plaisants loisirs ; il abondait en cascades de très-limpides fontaines, de ruisseaux qui, s’échappant avec un bruit sonore, couraient en arrosant de leurs eaux toutes fraîches sous les froides ombres des feuilles, les champs ensoleillés. Cette Dame avait pareillement, avec elle, six très-belles jeunes filles de maison, toutes du même âge, aux regards charmants, aux luxueuses parures, faites pour l’amour, et portant des colliers d’une excessive beauté. La première demoiselle s’appelait Rastonelia[57], la seconde Chortasina[58], la troisième Idonésia[59], la quatrième Tryphelia[60], la cinquième Etiana[61], la sixième Adia[62].

La présence de ces personnes, devant mes regards attentifs, me fut on ne peut plus agréable et plaisante. Aussi, la sincère Logistique me voyant tellement disposé, tellement enclin à les aimer d’un amour servile, me dit d’une voix triste :

« Ô Poliphile ! La beauté de ces Dames est fardée, simulée, mensongère, insipide et vaine ! Si tu voulais bien les regarder à l’envers, tu en aurais du dégoût. Tu comprendrais, peut-être, ce qu’il y a là d’indécence, combien c’est méprisable, infect, répugnant, abominable, pire qu’un monceau d’ordures ; c’est une volupté sans consistance, qui fuit sans cesse, qui passe en ne vous laissant que repentir ; c’est un vain espoir, une courte ardeur, suivis de pleurs perpétuels, de soupirs angoissés, qui rendent le reste de la vie à tout jamais misérable. Ô douceur frelatée par le malheur, n’ayant qu’une amertume semblable à celle du miel distillé par la feuille du Colchique[63] ! Ô mort la pire de toutes ! mort honteuse ! Comment se fait-il que tu sois douée de délices empoisonnées, et que tu procures tant de périls mortels, tant de soucis aux amants aveuglés ! Tu te tiens là, en leur présence, devant leurs yeux, et ils ne te voient pas ! Sais-tu de combien de douleurs, de chagrins amers, de tortures tu es cause ! Ô appétit dépravé et impie ! Ô folie exécrable ! Ô égarement des sens ! qui ruinez les pauvres mortels avec le lubrique plaisir bestial ! Ô sordide amour ! Ô absurde fureur ! Ô concupiscence désordonnée et vaine, qui servez d’asile aux cœurs frappés de tant d’erreurs et de tourments, et qui les harcelez ! Ô monstre inhumain, es-tu assez habile, assez rusé pour couvrir d’un nuage les yeux de tes misérables amants ! Ô tristes cœurs maudits qui vous engluez en tant de maux, qui vous laissez prendre à un plaisir si mince et empoisonné, à un bonheur factice ! »

Logistique, violemment agitée, la rougeur au front, indignée, jeta sa lyre à terre en proférant ces paroles et la brisa. Mais Thélémia, fort alerte, sans se laisser épouvanter par cette apostrophe, me fit signe, en riant, de ne point écouter Logistique. C’est pourquoi celle-ci, voyant ma vicieuse inclination, pleine de mépris, tourna les épaules en soupirant et sortit à la hâte en courant. Je demeurai avec ma chère et victorieuse Thélémia, qui me dit gaîment, d’un ton flatteur : « C’est ici l’endroit, ô Poliphile, où tu trouveras ce que tu aimes le plus, ce qui est ton bien, ce qui est la chose du monde à laquelle ton cœur s’acharne à penser sans cesse, l’objet de sa préférence. » Or, en y réfléchissant, je trouvai qu’il n’y avait dans mon cœur affligé rien autre à quoi je pensasse autant et que je désirasse plus que ma Polia semblable au Soleil. Aussi, mis en joie par ces soulageantes, ces très-agréables et divines paroles, j’y puisai un extrême reconfort.

Thélémia s’étant donc aperçu que cette matrone et ses suivantes, que cet endroit et sa condition me plaisaient et me contentaient, s’avisant aussi de la bienveillance de

cette dame, me donna un baiser de colombe en me serrant dans ses bras, puis me demanda congé.

Les portes de métal furent closes. Je restai seul, enfermé avec ces nymphes excellentes qui, gracieuses et quelque peu lascives, commencèrent sans trop de détours à badiner avec moi, à me provoquer, enhardi que j’étais par leur troupe voluptueuse, aux concupiscences pleines d’attraits, de charme et de persuasion.

Je commençai à ressentir un tel prurit, occasionné par le feu dévorant d’amour qu’allumaient en moi leurs pétulants regards, que si le froid et scrupuleux Xénocrate[64] eût subi de la part de Phryné un pareil assaut amoureux, il en eût été réchauffé et entraîné à la luxure. Certes, elle ne l’eût pas traité de statue si elle eût été quelqu’une de ces nymphes aux visages lascifs, aux poitrines provoquantes, aux yeux caressants et éveillés sous des fronts de rose, aux formes exquises,

aux vêtements engageants, aux mouvements juvéniles, aux regards mordants, aux parures brillantes, sans rien de feint, sans rien qui ne fût tout naturel en perfection, sans rien de difforme, mais bien tout en harmonie charmante, avec leurs cheveux blonds et comme ensoleillés, tressés, mignotés, compliqués à merveille de cordelettes et nœuds de soie, de fils d’or tordus, dépassant toute façon humaine, s’enroulant autour de la tête en un excellent arrangement, retenus par des épingles en forme de cigales, ombrageant le front en boucles capricieuses et flottant avec une liberté provoquante. Joignez à cela un costume élégant aux inventions nombreuses faites pour plaire ; de plus ces nymphes étaient parfumées, musquées, répandant une odeur inconnue, douées d’un parler ravissant, propre à vaincre toute résistance, toute fierté d’un cœur pour si sauvage et si mal diposé qu’il soit, capable de dépraver toute sainteté, d’enchaîner toute indépendance, d’adoucir toute inepte rusticité, de mettre en poudre les cailloux les plus durs. C’est pourquoi, de nouveau, mon âme fut enflammée de désirs et chassée en plein incendie de la concupiscence. Comme je me sentais entièrement excité à l’amour par mon appétit lubrique et sans retenue, plongé en pleine luxure, envahi, infesté par une brûlante contagion dont la flamme, sans cesse croissante, me dévorait, il advint que, sans m’en être aperçu, les aimables demoiselles me laissèrent tout seul, ainsi consumé, dans une plaine très-agréable.

  1. L’Éloquence de la Gens Æmilia descendue de Pythagore, (Plutarque, Vie de Paul-Émile) ou celle de Scipion, le second Africain.
  2. Salauces, roi des Suans, en Colchide, prince tellement riche que les chambres de son palais étaient d’or, soutenues par des colonnes et des pilastres en argent. (Pline, XXXIII, 3.)
  3. Jean Hircan Ier, fils de Simon Machabée, souverain pontife des Juifs. Hircan II, fils d’Alexandre Jannée, souverain pontife et roi des Juifs.
  4. Clodius Æsopus, célèbre pour son plat d’oiseaux parleurs estimé à 100,000 sesterces. Il est le père de ce Clodius qui, avant Antoine et Cléopâtre, absorba des perles dans un festin et en fit absorber à ses convives. (Valère Maxime IX, 1.)

    Filius Æsopi detractam ex aure Metellæ.
    Scilicet ut decies solidum exsorberet, aceto
    Diluit insignem baccam.

    (Horace, Sat. II, 3, v. 239.)
  5. … « On nommait Petauristæ ceux qui d’une fort prompte et viste course passoyent volants sur la fin par le milieu de quelques cercles élevés en l’air… (Les trois dialogues du Sr Arcangelo Tuccaro, dial. II.) Ce sont ceux que les Grecs, d’après l’autorité de Budé, nommaient κυβιστήροι.
  6. Fils d’Œagros, inventa la flûte, fut écorché par Apollon. Plutarque (de Musica, 7) le dit fils d’Hyagnis qui inventa le premier l’art de jouer de la flûte.
  7. Che Mymphurio tornatorio. Mymphur est un mot barbare que Forcellini rejette. Il signifie le morceau de bois cylindrique ou partie de l’arbre du tour sur laquelle s’enroule la courroie qui communique à l’appareil le mouvement de la roue. J. Martin, qui saute d’ordinaire les passages obscurs, prend ici le Pyrée pour un homme et traduit : « Memphurius le voltigeur. »
  8. Fameux joueur de flûte Thébain qui florissait du temps d’Alexandre et qu’il ne faut pas confondre avec Timothée, fils de Thersandre, renommé joueur de flûte, de cythare et poète dithyrambique.
  9. De τελέω, je termine, j’accomplis.
  10. Nom que les anciens donnaient à une pierre de grand prix qu’on croit être le diamant et dont l’étymologie, mal connue, semble indiquer qu’elle chassait les craintes vaines et les visions en même temps qu’elle était un antidote contre les venins. (Pline, XXXVII, 4.)
  11. De Λογιστικè, habile à raisonner.
  12. De Θελεμός ou Θελημή, comme Θέλοuσα, voulant, qui a de la volonté.
  13. La richesse de Nature.
  14. Les convolvulus des colonnes, et les fleurs bordant les caisses.
  15. Îlot à 2 kilomètres de Venise, célèbre par ses fabriques de verrerie.
  16. La gloire du monde est comme une bulle d’eau.
  17. Θέσπιος, pour Θεσπέσιος, qui prophétise.
  18. Melle, mot fait de τό μέλλον, l’avenir.
  19. Heureux ceux qui atteignent le milieu.
  20. Le loup des Dieus est insensible. Je crois que c’est une allusion à la rencontre du loup dont la vue était fatale. (Virg., Églogue, IX, 54.)
  21. Femme extraordinaire par son courage et son activité, à laquelle, après sa mort, ses peuples reconnaissants élevèrent le plus magnifique tombeau. Il consistait en une pyramide triangulaire dont chaque côté avait trois stades de long et un stade de haut (184 mètres environ). Au sommet terminé en pointe était placée une statue d’or colossale à laquelle on rendait les honneurs dus aux héros. (Diod. de Sic. II, 34)
  22. Incompréhensible, ou plutôt difficile à comprendre.
  23. Nom de bandelettes attachées aux mitres, couronnes et palmes.
  24. À la divine et infinie Trinité en une seule essence.
  25. Indicible.
  26. Inséparable.
  27. Inscrutable.
  28. Osiris consacra deux temples tout d’or ; le plus grand à Jupiter Uranius, et le moindre à son père Ammon qui avait régné en Égypte. (Diodore de Sicile, I, 14.)
    Primus inter Græcos desiit nugari Diodorus. (Pline.)
  29. Jaspe de quinze pouces de long, dont on fit une figure qui représentait l’empereur Néron revêtu d’une cuirasse et que Pline déclare avoir vue. (XXXVII, 9.)
  30. Une topaze, découverte dans une île de la mer Rouge que Juba nomme Topazos, fut offerte à Bérénice, mère de Ptolémée Philadelphe. On en fit une statue d’Arsinoë, femme de ce Prince. Cette statue, haute de quatre coudées, fut consacrée dans ce temple qu’on appelait le Temple d’or. (Pline XXXVII, 8.) — On croit que la topaze des anciens est la chrysolithe. (Du Tems, Traité des pierres précieuses, p. 33.)
  31. Antoine le fit proscrire pour s’approprier une opale qu’il avait à un anneau. Nonius s’enfuit, n’emportant que cette pierre estimée 20,000 sesterces. (Pline, XXXVII, 5.)
    Il était fils de Struma Nonius que le poète Catulle s’indignait de voir assis dans une chaise curule :

    Quid est, Catulle, quid moraris emori ?
    Sella in curuli Struma Nonius sedet ;

    (LIII.)
  32. L’intaille est une pierre dure taillée en creux.
  33. Vitruve (II, 9). Le larix en cet endroit n’est pas notre mélèze, très-combustible et dont le charbon est très-recherché des fondeurs : c’est un arbre propre à l’Italie, qui n’est pas sans rapport avec le πίτuς de Théophraste, dont une forêt dite Tyrrhée, à Lesbos, renaquit de ses cendres. (III, 10).
  34. L’ophite blanc pourrait être la pierre néphrétique qui, portée en en amulette, attachée au bras, passait pour calmer la frénésie. (Pline, XXXVI, 7.)
  35. Tempère la rapidité en demeurant assis, la lenteur en te levant.
  36. Cette montagne de l’Attique, célèbre par son miel, possédait les plus belles carrières de marbre, le marbre Hymettien et le marbre Pentélique, dans le voisinage même d’Athènes (Strabon, IX, 23). Le marbre de L’Hymette est le premier qui fit son apparition à Rome sous la forme de quatre colonnes (alias six) placées par Crassus l’orateur dans le vestibule de sa maison : luxe qui, alors, parut choquant. (Pline, XXXVI, 3.)
  37. Gloire de Dieu.
  38. Gloire du Monde.
  39. Qui nourrit l’amour.
  40. Porte du ciel.
  41. De θεuδής pour θεοuδής, pieuse.
  42. De παρθένιος, virginal.
  43. Εύδοξία, bonne réputation.
  44. De ύποχωλεύω, je boîte, je cloche.
  45. De πινωδία, saleté.
  46. De ταπείνωσις, humilité.
  47. De πτωχεία, pauvreté.
  48. Chrysaora, de χρuσάορος, à l’épée, au sceptre, à la lance, à la lyre, à la faux d’or.
  49. Εύκλεία (Attique), gloire.
  50. De μέριμνα, préoccupation, souci.
  51. Έπιτήδεια, nécessaire, propre à.
  52. De έργασία, travail.
  53. Άνεκτέα, adj. verb., d’άνέχω, j’endure, je supporte.
  54. De στάσις, stabilité, constance.
  55. D’ὦλαξ, Dorique, pour αὖλαξ, sentier, sillon ?
  56. De φίλτρον, moyen de se faire aimer, philtre.
  57. De ῤᾳστώνη, facilité, complaisance.
  58. De χορτασία, nourriture.
  59. De ἰδών, ίδοῦσα, part. aor. 2 de l’inusité εἴδω, moyen εἴδομοι, je parais, je me fais voir, εἷδοσ, forme physique.
  60. De τρuφάω, je mène une vie molle.
  61. De ἒτης, compagnon, ami.
  62. De ᾅδης, la mort, le tombeau.
  63. Colchique d’Automne, vulgo Veilleuse, Tue-chien, Safran bâtard, dont les tubercules renferment un principe vénéneux qui n’est autre que de la veratrine et dont les feuilles, également toxiques, peuvent empoisonner les bestiaux.
  64. Disciple de Platon. V. : Valère-Max, IV, 3. Diog. Laërce, IV, 2.