Éditions de l’Épi (p. 159-168).

IV

PHARSALE

 César voulait-il, le Rubicon franchi, marcher droit sur Rome ? Il en est de cette question comme de bien d’autres, posées devant les actes du mystérieux Caïus. Aucun document, ne peut dire le fin mot de cette révolte, contre Pompée d’abord, certes, mais enfin contre le Sénat et par conséquent contre Rome. Les historiens interprètent l’acte de César selon leurs désirs intimes. Ceux qui sont partisans du pouvoir unique et monarchique voient là une tentative dictatoriale justifiée par son but, qui serait à leur yeux la création de l’Empire. Ceux qui interprètent l’histoire selon le matérialisme économique n’y trouvent qu’un réflexe de violence contre les abus de Pompée. Quels abus, d’ailleurs ?… César aurait à leurs yeux voulu prendre des gages pour traiter, et peser sur les négociations espérées. Où est la vérité ? La prudence et la lenteur mises par César à envahir le territoire interdit semblent bien indiquer qu’il ne se risquait pas d’un coup aveugle dans la grande guerre civile. Prompt comme il fut toujours, s’il avait visé Rome, il n’aurait pas tant attendu pour y venir avec ses légions sitôt qu’il put les réunir. Pourtant, il est clair que ce Romain intelligent, et rompu à la politique, prévoyait bien que Pompée ne céderait pas. Déjà parvenu à l’âge où les opinions sont souvent trop rigides, ayant toujours été orgueilleux et obstiné, Pompée qui jouissait maintenant de toutes les faveurs dans l’aristocratie gouvernementale, résisterait jusqu’au bout à César. Donc, il fallait frapper sur lui vite et fort. César ne le fit cependant point. Je ne pense aucunement qu’il faille croire à une hésitation dans l’esprit du vainqueur des Gaules. Son énergie fut constante jusqu’à sa mort, et il agissait par calcul. Quoique l’histoire n’en dise rien, je pense qu’il comptait voir le peuple se révolter contre Pompée, tenu pour responsable de l’aventure. Alors nombre de sénateurs suivraient sans doute ? En somme, si grande que fût l’autorité du maître actuel de Rome, elle devait s’effondrer vite devant la terreur publique, la crainte de voir reparaître les jours sanglants de Marius et de Sylla et la certitude que César était un ami du peuple. On ne sait, au surplus, s’il ne songeait pas « faire chanter » le Sénat, et finalement peut-être espérait-il aboutir à une entente avec Pompée. Y eut-il aussi des familiers de César pour tenter de soulever la masse romaine et essayer ainsi de créer spontanément la situation désirée par l’homme du Rubicon ? C’est probable. Même cela seul peut expliquer la fuite de Pompée lorsqu’il quitta Rome avec le Sénat et tous les riches, sauf toutefois le fameux Atticus. Cette fuite dut être fort désagréable à César. Il n’avait plus d’ennemi à Rome, mais tout le bassin de la Méditerranée devenait contre lui une réserve d’ennemis, d’or et de soldats. Ainsi Pompée évitait qu’une émeute, peut-être prévue dans la Ville Éternelle, ne fît le jeu du rebelle. La guerre civile prenait de ce chef l’aspect d’une guerre universelle.

Il semble donc que César, une fois son parti pris de révolte, ait eu tort de ne pas venir à Rome tout droit avec ses soldats, car Pompée ne prit pas la fuite immédiatement. Durant quatre jours, il vécut parmi les gens affolés, qui colportaient mille fausses nouvelles sur la marche du Proconsul des Gaules. Tout ce monde s’agitait sans fruit. Comme César l’avait prévu, des sénateurs conservateurs reprochèrent alors à Pompée son orgueil qui jetait l’État dans une si douloureuse crise. Mais, Caton et les Consuls intervinrent. Une délibération du Sénat, le 18 janvier, canalisa, malgré les efforts de Cicéron, toutes les volontés vers la guerre. Caton fit donner les pouvoirs totaux à Pompée, et celui-ci décida sur-le-champ le départ de tous pour Capoue. Astucieusement, pour que personne ne restât, on décida de traiter comme rebelles les sénateurs qui ne quitteraient pas Rome sur-le-champ. Le soir même, Pompée partait. Le lendemain, les magistrats pauvres trouvèrent excessif d’être contraints de courir les routes. Tous les propriétaires d’esclaves se dirent qu’ils ne reverraient plus leurs « familles » serviles, envolées, quand ils reviendraient. Chose, d’ailleurs, puissamment vraisemblable. Dans une civilisation fondée sur l’esclavage, un tel départ en masse était bien la ruine pour un grand nombre de Romains aisés. Finalement beaucoup restèrent… César avait-il calculé cela ? Question ! En tout cas on put dire que le Sénat entier appartenait à Pompée, mais le désordre créé servit César.

César avançait prudemment. De la Narbonnaise ses légions appelées revenaient à marches forcées pour grossir son armée. Il y eut encore une tentative pacifique, le 22 janvier. Elle était vouée à l’échec. Le Sénat, de Capoue, consentait à discuter avec César, pourvu qu’il retournât en Cisalpine. Rien de plus juste, César étant en révolte, qu’on exigeât son retour au lieu où il cesserait précisément d’être hors la loi pour redevenir Proconsul en exercice. Mais si équitable que ce fût, César aurait été bien sot d’accepter une demande qui avait pour but de permettre la levée des soldats sur les territoires même qu’il détenait depuis son passage du Rubicon, et de donner à Pompée le loisir d’équiper quatre ou cinq légions avec lesquelles, en fait de discussion on viendrait tranquillement, une fois la supériorité militaire acquise, prendre César sans tant de paroles légales, et lui offrir le sort de Catilina.

Ainsi était-il fatal que la guerre s’aggravât. Le 3 février, la douzième légion put grossir l’armée de César. Cette fois, il conçut la nécessité de liquider l’affaire le plus promptement possible. Il rédigea donc un manifeste que ses esclaves partirent porter partout, et il se prépara à une marche brutale. Soudain, arriva à son camp un envoyé de Pompée : Magius. C’était à l’heure où César surprenait dix-huit cohortes six milles hommes — pompéiennes et les enfermait à Corfinium (14 février). Maître coup de dés ! César espéra que la paix fût proche et il renvoya Magius avec des propositions fermes. Trop tard ! Corfinium capitula avant la réponse de Pompée le 21 février. Pompée, blessé profondément par cette défaite qui atteignait son prestige, refusa aussitôt de discuter plus longtemps. Il décidait, se sentant mal armé, de s’embarquer à Brindes pour la Grèce avec ce dont il disposait comme troupes prêtes. En Grèce, il préparerait avec certitude un retour victorieux. César furieux précipita ses légions vers Brindes pour surprendre Pompée. Il arriva un peu tard. Pompée venait de s’embarquer avec vingt-cinq mille hommes et ce qui lui restait fidèle du Sénat et des magistrats. C’était la guerre à mort.

 

César arriva à Brindes comme Pompée venait de partir, y resta juste un après-midi et repartit aussitôt pour Rome. Il était dans un état d’exaspération violent qui nous a été transmis. La situation où il se trouvait paraissait invraisemblable et démente. Il n’y avait plus de Gouvernement, de Sénat, de Consuls. Dans son huitième siècle d’existence, en quelques jours, Rome s’était effondrée. Et celui qui détenait l’Urbs fameuse se trouvait, avec quelques légions, en cette curieuse situation de tout redouter au dedans et au dehors, quoique souverain… Pompée recruterait en Afrique, en Espagne, en Macédoine, en Grèce, en Thrace, en Asie Mineure, en Mésopotamie, en Crète, partout des soldats contre César, qui n’avait pas un navire et se voyait même fermer les ressources alimentaires extérieures sans lesquelles Rome ne vivrait pas. Ses soldats de Gaule, s’il les rappelait, verraient le pays conquis en révolte, lui aussi, quinze jours après et cette débâcle apparaîtrait sans remède.

La situation était extraordinairement grave. Le vainqueur sentit sa victoire lui peser aux épaules. Il décida pourtant immédiatement d’agir pour ruiner pièce à pièce les espoirs de Pompée :

D’abord occuper la Sardaigne, la Sicile et l’Afrique, d’où venait le blé romain. Ensuite reconstituer les magistratures légales. Aller enfin conquérir l’Espagne et surtout y défaire les sept légions pompéiennes, qui, dans le plan de son ennemi, devaient être la base de l’armée destinée à accabler César. Alors, ceci fait, il partirait en Grèce, battre si possible Pompée sur place, avant que ce lent personnage ait eu le temps de réaliser la partie principale de son plan de guerre.

Le 29 mars, César était à Rome. Il réunit les sénateurs restants puis fit distribuer du blé et de l’argent. Marcus Æmilius Lepidus fut nommé Consul. Marc-Antoine commanda en Italie, les Proconsuls pour l’extérieur furent choisis, le trésor fut saisi et, six jours après, César partait pour l’Ibérie. En route, Marseille ne voulut pas le recevoir. Marseille ne pouvait sans danger se mettre mal avec Pompée, détenteur de la flotte romaine. César mit le siège devant la ville et lança trois légions en Espagne, qu’il suivit peu après. L’affaire faillit mal tourner, Marseille tint longtemps et César fut d’abord battu. Mais cet homme étonnamment, servi, par la chance, redressa encore son destin chancelant. Il parvint, en deux mois, avec des troupes affamées, à faire capituler les légions ibériques de Pompée. Cette curieuse et intelligente opération aboutit à faire enrôler toute l’armée pompéienne sous ses enseignes. Marseille, épouvantée, capitula aussitôt. César put revenir à Rome où, le Consul Lepide l’avait fait nommer Dictateur.

Il rapportait des sommes énormes, obtenues par force et persuasion en Espagne, et à Marseille. Mais la chance tourna encore. Les garnisons césariennes d’Afrique et d’Illyrie furent détruites par les premières troupes que reconstituait Pompée à Salonique, aidées des armées indigènes. Curion fut tué. Alors, César, en quelques jours, présida les fêtes romaines, fit des distributions d’argent, créa une sorte de cours forcé pour les biens que la famine et la misère faisaient vendre, et partit vers Brindes. Là avec quinze mille hommes d’élite, il s’embarqua immédiatement pour la Grèce. Il allait trouver Pompée en son refuge.

Cette prestigieuse rapidité qui caractérisa toujours ses actes le sauva. Pompée avait une flotte dans l’Adriatique, mais le moyen d’imaginer qu’en quinze jours César reviendrait de Marseille, réglerait à Rome les graves problèmes sociaux et politiques pendants, puis s’embarquerait avec quelques cohortes en plein hiver, sans bagages, pour le pays où Pompée était omnipotent.

Dès son débarquement, César demanda et offrit habilement la paix à Pompée, qui, bien entendu refusa. L’eût-il acceptée que ses troupes et ses amis, engagés à fond contre César, ne le lui eussent pas permis. Il ne restait plus que le sort des armes. Il se fit attendre. Les troupes de César souffrirent. Enfin, il eut des renforts en mars. Deux mois, ce fut, entre les armées voisines et retranchées, des escarmouches sans conséquences. L’une d’elles pourtant s’aggrava et César fut vaincu. Alors, il résolut de quitter la côte, on ne sait si c’était une feinte ou si vraiment il voulait gagner la Macédoine pour y recruter des hommes et constituer des approvisionnements. En tout cas, il s’enfonça dans les terres. Pompée suivit. Le 9 « août », dans la plaine de Pharsale, Pompée se crut vainqueur certain. Il attaqua. Le soir même, sur la route de Larissa, l’ancien Dictateur fuyait à cheval avec une douzaine de ses familiers et César couchait dans sa tente. Pompée totalement vaincu, Caïus Julius César était désormais seul maître du monde romain.