Éditions de l’Épi (p. 169-184).



QUATRIÈME PARTIE
JUPITER JULIUS















I

LA REINE D’ÉGYPTE

 Le lendemain de Pharsale, César partit avec une légion pour Larissa. Il suivait Pompée à la piste et faillit le prendre à Amphipolis. Mais son ennemi était déjà en mer, se rendant à Lesbos. Cherchant un lieu où s’arrêter, Pompée n’avait plus une seule ville qui ne tremblât en l’accueillant. Il espérait pourtant reprendre bientôt la guerre contre César. En lui, la vanité blessé effaçait d’ailleurs la plus simple conception des intérêts immédiats. À bord d’un petit voilier de commerce, celui qui était quelques jours auparavant le grand maître de Rome, aujourd’hui réduit à rien, faisait encore de nouveaux plans guerriers… Mal portant, sexagénaire, ayant tout perdu, sa fortune comme ses amis, cet homme obstiné espérait pourtant reparaître en souverain dans la capitale du monde… Si la force d’âme et l’inflexibilité devant les arrêts du destin étaient, certes garants du succès final, Pompée aurait dû triompher. Mais la « chance » est plus forte que les volontés, que l’intelligence et que même la force. Et Pompée était désormais marqué pour le malheur.

L’illusion du vaincu dura peu. Après un périple vain autour de la Méditerranée, il allait débarquer en Égypte quand il fut invité, devant Peluse, à rendre visite au roi Ptolémée XIII. Pompée, qu’une existence toute consacrée à la guerre et à la politique avec les hommes d’Afrique ou d’Asie eût avertir du danger, descendit néanmoins seul dans une barque qui devait le mener à Ptolémée. À peine y fut-il qu’un eunuque égyptien l’abattait d’un coup de poignard, et, du vaisseau romain, sa femme, Cornélia, qui dix ans plus tôt avait été la maîtresse de César, put voir les esclaves de Ptolémée couper la tête du vaincu de Pharsale, de celui qui l’année précédente était le véritable roi sans couronne du bassin méditerranéen.

 

Ici apparaît cette reine Cléopâtre qui joua un rôle étonnant dans la destinée de César et de son familier Marc-Antoine. C’est pour éviter de voir Pompée prendre le parti de Cléopâtre que Ptolémée l’avait fait tuer. Évidemment, il y avait aussi le désir si oriental de plaire à César puisqu’il était vainqueur. Mais enfin ce Ptolémée, cupide, obscène et subtil, redoutait avant tout les amis de sa sœur qui était aussi sa femme. Avec un homme aussi habile que Pompée, Cléopâtre aurait tôt fait de prendre toutes les rênes du pouvoir. Elle était ambitieuse, cette Lagide, et détestait son frère et époux qu’elle traitait de chien et de porc. Plus européenne, plus intelligente et sans doute plus ambitieuse que lui, elle s’était fait des amis à Rome et il la craignait infiniment.

S’il nous est possible de reconstituer l’âme et les conceptions sociales, politiques ou esthétiques d’un Romain du VIIIe siècle de Rome, il est plus ingrat de comprendre un « barbare » de ce temps-là. Mais il devient alors presque impossible de fournir un schéma mental acceptable pour une femme comme Cléopâtre. Ce fut un être supérieur, sans nul doute. Il paraît même difficile de croire qu’elle ait pu, par les seuls sens, s’attacher un homme comme César, âgé de cinquante-deux ans, fatigué par une vie vagabonde, et la tension des luttes perpétuelles dont son destin avait été fait. C’est difficile, mais non absurde, au surplus.

Pourtant, il faut admettre les séductions de l’esprit, une intelligence subtile, fervente, audacieuse et attentive. C’est beaucoup… L’année qui va suivre, Cléopâtre, venue à Rome, passionnera encore le Dictateur. Eut-elle un fils de lui ? Cet impuissant qui ne sut avoir d’enfant avec aucune de ses quatre femmes aurait-il réussi avec la Macédonienne d’Égypte ? Elle le lui dit et il le crut. Que fut-elle ? Comment peut-on comprendre l’attrait d’une femme qui réussit à s’attacher un César en 705 et un Marc-Antoine jusqu’en 722 ? Il y a là un étrange mystère. Le hommes de guerre sont mal maniables par les femmes. Faut-il admettre une emprise merveilleuse par la volupté ? Peut-être. Mais en quoi consistait-elle ? Car le problème est là. César et Marc-Antoine ne furent ni l’un ni l’autre des naïfs. Tous deux, débauchés et passionnés, promenèrent leur mains sur d’innombrables chairs féminines. Certainement ils eurent comme maîtresses les femmes les plus sensuelles et les plus spirituelles de leur temps. Or, nous les voyons fascinés également par Cléopâtre, et, qui plus est, à dix-sept années d’intervalle. Comment expliquer cette passion et sa violence. C’est sans doute, d’un égard psychologique, le plus bizarre des cas semblables dont on parle dans l’histoire. Il est important parce qu’on admet mal de voir un Marc-Antoine, soldat violent, aventureux et énergique, après avoir scandalisé Rome par l’étal d’une salacité peu sentimentale, devenir aux mains d’une Cléopâtre certainement fanée et âgée, un jouet falot et amorphe. Il est encore plus extravagant de voir César, ayant pendant trente-cinq ans vécu pour acquérir la puissance, et ayant tout sacrifié pour elle, oublier sa vie, et Rome qui n’est pas encore sienne, et sa situation, chancelante encore malgré la plus merveilleuse victoire, et même ses ennemis. Cela pour passer six mois à errer en dahabieh sur le Nil, avec Cléopâtre, sans donner ni recevoir de nouvelles, quand Rome l’attend, que son parti se décompose un peu plus chaque jour, que le problème des dettes rend la populace toujours plus irritable et qu’un des sous-ordres de César peut d’un jour à l’autre s’emparer du pouvoir. Ainsi déjà, pensait faire, d’ailleurs, son fidèle Labiénus, devenu Pompéien après neuf années de fidélité au Proconsul des Gaules.

Qu’importait à César, il aimait l’Égyptienne. Il avait couru après Pompée, avec toute l’énergie divertie que cet homme étrange apportait aux choses les plus redoutables. Quand il était arrivé en Égypte, on l’avait salué en lui apportant la tête de son ennemi, soigneusement salée. La scène inspira à César un accès de tristesse qu’on lui a imputé à ironie ou à bonté. Ce n’avait été ni l’un ni l’autre. César était un homme d’intelligence fine et sensible. Il perçut les retours de la destinée dont lui-même était menacé. Une tristesse certaine se dégageait de ce tableau, en effet : un misérable eunuque d’Égypte lui présentant, à lui que Pompée avait fait mettre hors la loi, la tête de ce puissant chef, son ex-associé et ennemi, auquel il aurait suffi d’être encore vivant et de paraître sur les Rostres pour sans doute dominer encore.

À Alexandrie, toutefois, César redevint le grand politique conscient de son autorité et des responsabilités romaines. Le roi Ptolémée devait à Rome beaucoup d’argent. César était Consul, donc maître. Il vint au palais royal, avec ses légionnaires, et commença par prétendre régler le différend entre Ptolémée XIII et Cléopâtre, frère et sœur et époux.

 

Gardé par ses soldats, fort redoutés des Alexandrins, César se reposait, certaine nuit, au Palais vide de Ptolémée, dans une haute pièce rhomboédrique peinte de ces étranges figures à têtes d’animaux qui tant étonnaient les Romains. Il avait vu Ptolémée ce jour même et si antipathique que lui fût cet homme laid, pustuleux et semblable à un hibou, il songeait lui donner raison contre sa sœur, la Cléopâtre captieuse, capricieuse et féroce, qu’il n’avait pas aperçue encore et qu’il devinait trop étrangère à sa conception ordonnée du monde.

Il était la mi-nuit. César ne dormait pas. Son mal l’avait repris le matin même, cette épilepsie qui durant les dix années ingrates et exténuantes de la campagne des Gaules avait paru l’abandonner. Il songeait à Pompée, à sa lassitude physique, à la courtisane Citheris dont il eût aimé entendre le bavardage grec, à ses amis, à Rome bouleversée et trépidante…

Le légionnaire qui veillait dans le couloir frappa deux fois le sol, devant la porte, avec sa semelle de bronze. César dit le monosyllabe qui autorise d’entrer, et la porte bâilla. Elle était de cèdre avec un soleil d’or peint.

Le légionnaire, un vieux camarade de la lutte contre les Helvètes et les Trévires, dit laconiquement :

— La femme est là !

— Quelle ? demanda César.

— Celle qui doit voir le Consul.

— Fouille-la et qu’elle vienne.

Accoudé sur son lit, César attendit.

Une femme entra, dans un flot de toile légère et transparente qui crissait. Le légionnaire à la porte, épée nue, attendait ; le Consul lui fit signe de fermer et de veiller. Le Romain et l’inconnue se regardèrent un instant.

César, assuré que la sentinelle avait enlevé toutes armes à cette femme, ne s’inquiétait point. Il songea que ce pût être une courtisane envoyée par Ptolémée, une esclave royale, ou quelque objet d’intrigue complexe.

La femme s’approcha et dit en grec :

— Réjouis ton cœur !

César, froidement, repartit :

— Et le tien.

— Le Romain est-il insensible ?

— Oui !

— Le sera-t-il encore ?

Elle ouvrait les vagues superposées du tissu léger qui la couvrait, et César comprit que c’était la reine d’Égypte.

Son corps était nu. Au col, par une chaîne d’or pendait le signe lunaire, avec un émail figurant le dieu à tête de chacal. Autour des hanches, une mince lanière de cuir doré portait un cercle d’argent repercé, contenant deux triangles inscrits et invertis. Une gemme rouge pendait plus bas. Un énorme bracelet d’or tordu ceignait sa cuisse, rattaché par une chaînette à des bracelets de cheville. Le corps était clair, presque blanc. Les hanches à peine accusées, le ventre plat et les seins légers. Un torse d’éphèbe. Le masque apparaissait bizarre et inattendu, plus grec qu’égyptiaque, lèvres fortes et arquées, yeux obliques, nez busqué. Avec cela elle gardait une ambiguïté d’aspect qui bouleversa César. Il se leva.

— Salut à toi, Reine du Monde !

Elle répartait en latin, avec un zézaiement :

— Reine du monde si César y consent.

Il s’approchait de la forme blanche, toujours semblable à une idole, immobile, avec les bras écartés d’où tombaient en cascades les gazes transparentes et polychromes.

— Tu es belle !

— Tu es grand !

— Pourquoi es-tu venue me trouver ici à cette heure ?

— Pour que dès le soleil levé Cléopâtre soit seule reine d’Égypte.

Il comprit. Sa main touchait la poitrine gracile. Elle n’eut pas un frisson.

— Tu es de pierre ?

— Que César dise de quoi il lui plairait me voir ?

— De chair.

— Tiens !

Elle prenait la main du Consul et la dirigeait. Il perçut comme une brûlure.

— Pourquoi restes-tu debout ?

— M’as-tu dis de m’étendre.

— Qui ne devine pas la pensée de César n’obtiendra rien de lui. Les yeux de la femme se fermèrent. Elle écarta le Consul enfin, vint au lit et s’étendit lentement parmi ses étoffes.

— Qu’attends-tu, Impérator ?

Il s’asseyait près d’elle.

— Si je te tuais, reine, ne crois-tu pas que ton frère m’en récompenserait ?

Elle eut un rire léger et ses bras longs, souples et frais saisirent le Romain par les épaules. Elle dit un vers d’Alcée :

— Frappe-moi ! Le chemin est tout fait pour ton épée…

 

Au matin, César connaissait pour Cléopâtre, une passion neuve, ardente et exigeante. Il avait toujours été salace et il aimait les courtisanes grecques qui détiennent cette science du plaisir provoqué et offert dont les Romaines, trop souvent lourdes et égoïstes, ont peine à s’inculquer les secrets. Mais cette reine était prodigieuse. On avait dû l’éduquer pour qu’elle sût satisfaire l’homme avec une habileté unique. De fait, attentive à obtenir de César, avec le plaisir, une affection plus haute et une promesse d’aide puissante, pour ses ambitions, elle s’était offerte comme une déesse aux contacts surhumains. Le Consul avait été, plusieurs heures durant, une chair vive offerte au plaisir, comme, aux pays d’Asie, le condamné l’est à ces savants tortureurs qui font souffrir au delà de toutes limites.

Sa joie avait atteint des cimes inconnues et ce quinquagénaire, blasé sur les désirs de la vie, soudain rajeunit de vingt ans, grâce aux caresses expertes et attentives de l’Égyptienne.

Déjà Ptolémée savait sa sœur avec César. Se sentant perdu, il voulut fomenter une révolte contre les soldats romains. Il rêvait de tenir la tête coupée de César comme il avait eu celle de Pompée. Cette imagination le perdit. Les légionnaires chassèrent ses hommes. Deux légions appelées par César arrivèrent, s’emparèrent de la pointe de Pharos et tinrent ainsi avec le port, toute la vie d’Alexandrie. C’est alors que brûla l’illustre bibliothèque Alexandrine, avec ses quatre cent mille rouleaux. Il y eut quelques combats avec l’aide, pour César, de soldats juifs et bédouins, et Ptolémée fut vaincu. Comme pour venger ironiquement Pompée, le Romain paya à son tour un eunuque nommé Cyra, qui assassina le roi d’Égypte et lui coupa la tête. Du haut de la terrasse où, sous un velours pourpre, César regardait Alexandrie, il vit certain soir un chef sanglant, au yeux crevés, qu’on lui offrait au bout d’une longue pique. C’était celui du propre frère et époux de Cléopâtre, Ptolémée, roi d’Égypte. Ensuite, la belle Égyptienne fut sacrée à nouveau reine et impératrice de la Vallée du Nil, après un nouveau mariage avec son second frère, qui prit le nom de Ptolémée XIV. Il avait onze ans… César connut alors près de Cléopâtre une joie si complète, si renouvelée, si ardente, si profonde, qu’il en oublia Rome et sa destinée de maître d’une ville maîtresse du monde.

C’est sans doute un des plus étonnants témoignages du désintéressement profond de César que cette partie de l’année 706 qu’il passa en Égypte avec l’étrange reine, le premier être et le seul qui ait su faire oublier son ambition ardente à cet homme fait pour rester toujours insatisfait.

De mars à juin, il erra sur le haut Nil, ne donnant aucune nouvelle à Rome et n’en recevant point. Une passion violente et prodigieuse le possédait. Cléopâtre, avec un art oriental, savait renouveler les plaisirs, et même varier ce qui peut apparaître immuable en eux. Sur un vaisseau somptueux, aux voiles de pourpre sidonienne, où l’or, l’ivoire et les émaux avaient été utilisés pour orner les objets les plus inattendus, elle avait embarqué cent esclaves, filles et garçons impubères ou nubiles, tous beaux, éduqués pour l’amour et d’une docilité parfaite. Tout le jour, sous des toiles arrosées d’essences parfumées, César pouvait admirer les danseuses, des acrobates et des mimes aux talents inconnus. Des vins rares, des aliments succulents, le vaste Nil autour de soi et de la volupté au delà de ce qui peut paraître supportable, tout cela apparaissait au Consul, qui, depuis dix années n’avait connu de plaisir qu’aux hivernages en Cisalpine, une sorte de perfection dans le bonheur. Il aima une merveilleuse courtisane, chérie déjà de Cléopâtre, qui jouait miraculeusement de la harpe avec ses pieds. Il eut quelques jours de furieuse passion pour un adolescent arabe qui ressemblait à l’Aphrodite de Cnide, propriété du riche Atticus. Il vit les monarques inconnus, de peuplades dont les Romains n’avaient jamais ouï parler, et qui habitent aux sources du Nil. Dans les festins, les musiques, les corps nus, le plaisir perçu jusqu’à la douleur, sur un fleuve énorme où la quiétude était totale, loin de Rome et de ses intrigues, César connut la félicité.