Éditions de l’Épi (p. 145--).

III

LE RUBICON

 La guerre sociale, dont les Romains avaient déjà épouvantablement souffert au temps de Marius et Sylla allait donc renaître…

Les citoyens s’en entretenaient désormais avec épouvante, et qu’y a-t-il d’étonnant à les voir tous haïr César ? Si la guerre civile reparaissait ne serait-il pas le seul coupable ? Personne en effet ne concevait que les torts pussent appartenir à son ennemi.

Cette situation rendait les circonstances fort difficiles pour César. Il est vrai qu’avec Curion il possédait maintenant un allié aussi puissant que l’était jadis Clodius. Curion, vénal, mais audacieux, avait osé attaquer Pompée et le mettre même en une situation scabreuse. Toutefois, l’autre se défendait non sans logique et raison. On pouvait deviner, maintenant, que la querelle entre les deux hommes finirait par les armes, car Pompée, sans avoir l’air de rien, venait de faire demander à César une légion pour la Syrie. Il s’agissait évidemment d’affaiblir le maître des Gaules avant de l’attaquer.

Alors vinrent les élections de l’an 705. César avait fait une fois de plus des efforts considérables pour avoir les Consuls. Il n’en eut aucun. Son fidèle Marc-Antoine fut seulement élu tribun du peuple. Cette fois, les choses se gâtaient. César était venu en Gaule Cisalpine surveiller les comices. Il en profita pour circuler de ville en ville dans ce nord d’Italie d’où venaient tous ses soldats. Il avait enrichi le pays par ses légionnaires et il lui parut important qu’on connût bien à Rome sa situation prépondérante en un terroir d’où la descente vers la Ville était un jeu d’enfant.

Ensuite, les fêtes terminées, César, vint, avec une seule légion, camper sur la frontière même qui séparait la Gaule Cisalpine de l’Italie. Entre les deux pays, près de l’Adriatique, une petite rivière : le Rubicon.

Le Sénat se réunit : Marcellus, le troisième Consul de ce nom, toujours aussi ennemi de César que ses deux cousins, réclama le rappel urgent du Proconsul. Ce rappel fut voté. Curion alors demanda que César et Pompée quittâssent ensemble leurs commandements. Le Sénat approuva encore. Marcellus irrité voulut aussitôt faire déclarer César ennemi public. Il affirmait qu’en cas de refus il déclarait seul la loi martiale et nommerait Pompée dictateur. Le Sénat se tut. Il aurait assez aimé voir Marcellus prendre toutes les responsabilités d’un tel coup d’État, mais en redoutait trop les suites pour donner un blanc-seing même à ses amis. Comme toutes les assemblées délibérantes, il aimait à être violenté dans les cas difficiles.

Pompée fit enfin connaître qu’il ne renoncerait pas à son Proconsulat devant les menaces d’aventuriers à la solde de César. Il croyait surtout pouvoir désagréger l’armée de son ennemi parce qu’il venait d’acheter Labienus.

Rome commença de trembler. Les familiers du Proconsul des Gaules tenaient de longs et menaçants conciliabules et s’achetaient des amis qui circulaient en armes dans les quartiers plébéiens.

Pompée, assuré de disposer des Pouvoirs publics, du Trésor, de l’Armée, du Sénat, des magistrats élus et d’une popularité ferme, ne céderait pas, on le savait. Tous les hommes politiques romains se sont certes perdus par l’entêtement, mais celui-là disposait incontestablement de tous les atouts. Il lui manquait les légions de soldats de carrière, les « grognards » de César. Peut-être, un homme plus dur et moins sceptique y aurait-il cependant pourvu.

Quant à César, se sacrifierait-il pour une fiction de paix publique ? C’était peu probable. Ce que cet homme redoutait le plus en vieillissant, c’était de manquer sa destinée et de ne pas pouvoir jouer le grand rôle qu’il se croyait dévolu.

Le 9 décembre, Marcellus déclara au Sénat que César était un brigand et qu’il fallait mettre sa tête à prix. Curion, courageux, opposa son veto de Tribun à la demande de mise hors la loi. Marcellus quitta alors le Sénat. Il partit à Naples trouver Pompée pour lui offrir la dictature et régler par-dessus les lois avec le prochain dictateur l’organisation nouvelle de Rome et de son empire.

Le 10 décembre, ayant terminé son tribunat, Curion devenait simple citoyen. N’étant plus couvert par l’immunité, il partit dans la nuit trouver César à franc étrier.

Le 19 décembre, Marcellus revenait à Rome. Pompée acceptait la dictature.

Le parti conservateur exulte aussitôt. Le 24 décembre, César, qui est à Ravenne, apprend donc que tous ces espoirs sont ruinés et qu’il s’agit maintenant de défendre sa vie. Pompée, pour se délivrer d’un insupportable rival, cherche un terroriste audacieux afin de faire assassiner le Proconsul des Gaules. Sinon, on le fera juger… et condamner.

C’est le moment le plus tragique de cette destinée étonnante. César envoie aussitôt des cavaliers rappeler ses légions en Gaule. Il se méfie pourtant du recours à la force. S’il pouvait tenter une réconciliation, il le préférerait.

Le 26 décembre, il charge Curion, toujours audacieux, d’aller porter une dernière lettre au Sénat. Il consentait à abandonner son Proconsulat si Pompée l’imitait.

Pompée, puissamment millionnaire, ayant été plusieurs fois Consul et Impérator, ami des plus importants sénateurs du temps, familier des magistrats en office et toutefois aimé du peuple, ne pouvait pas sembler capituler devant un ultimatum du « chef d’aventuriers », ainsi qu’on nommait César.

On suit bien là le « complexus » des grands événements historiques. Aucun Pompée n’aurait capitulé devant César. Aucun César ne se fût incliné devant Pompée. L’un tenait l’autre pour un chef de brigands, l’autre jugeait le premier un prétentieux imbécile. Quant aux intérêts majeurs de la société, il était assez difficile à Pompée de prétendre qu’il les défendait exclusivement, car de toute évidence, il voulait soumettre César à des lois qu’il ne respectait point. Mais il paraissait improbable que César, avec son équipe de soldats jouisseurs et faméliques, fût vraiment l’homme providentiel destiné à faire régner un ordre que n’avaient point créé les dictatures de Marius, de Sylla et de Pompée même.

Où était l’intérêt public ? Il apparaît, dix-neuf siècles après l’aventure, bien difficile encore à saisir. Les rouages de la République, faussées depuis soixante ans, ne fonctionnaient plus que par à-coups. Chacun prétendait y remédier à sa façon, mais nul ne peut dire quel était d’avance l’homme le meilleur et le plus qualifié pour le faire…

En tout cas, César, dans les premiers jours de janvier, dut connaître des heures sombres. Toute sa vie politique, commencée à seize ans, il y avait déjà trente-quatre années, venait buter à l’obstination orgueilleuse de ce Pompée.

Le premier janvier, Pompée commença cependant les levées de troupes et il harangua les sénateurs. Cicéron arriva le 4 et tenta encore une conciliation : César tenterait quoique absent de se faire élire Consul et Pompée resterait Proconsul d’Espagne, mais il exercerait sur place. En ce cas il gagnerait l’Ibérie. Cicéron gouvernerait avec César et respecterait les prérogatives pompéiennes. Pompée séduit envoya alors un émissaire à César qui séjournait à Ravenne et l’on crut à un arrangement…

Mais les conservateurs firent illico pression sur Pompée pour qu’il annulât les propositions transmises à Ravenne. Ils réussirent enfin à lui faire croire que César avait acheté Cicéron.

Le 7, Pompée et Marcellus décrétaient la loi martiale.

Le 8, Marc-Antoine, ami de César et son soutien, dut fuir Rome, toute dévouée maintenant à Pompée.

Les 10, 11, 12, le Sénat délibéra et accepta enfin la mise hors la loi de César.

On nomma même tout de suite un nouveau Proconsul pour la Gaule Cisalpine comme si César était vaincu.

Il se nommait Considius Nonianus.

Le 13, César apparemment vaincu, mais décidé à la résistance et forcé de vaincre ou de périr, jetait ses légions et sa cavalerie gauloise sur la voie Flaminienne, vers Rome.

 

Il faut peut-être imaginer le dernier jour que César ait passé à Ravenne. Il habitait une villa construite vingt ans plus tôt pour la courtisane Terentulla, lorsque l’âge l’eût rendue à une solitude jusque-là toujours retardée. Elle avait possédé dans son lit Mucius Scœvola et Marius, Sylla et le jeune Pompée. Elle avait été plus belle que Vénus.

La villa s’attestait une demeure commode et luxueuse. Un jardin sec et odorant la complétait. Le parc comportait des viviers où l’on gardait d’étranges bêtes ramenées des pays à races jaunes, au delà de ces Indes qu’atteignit et domina Alexandre. César aimait à rêver devant le paysage véloce, fulgurant et harmonieux des poissons.

Tout autour de cette demeure, propriété de Tibullus Emptor, fils adoptif de Terentulla et gros marchand de cuir — il avait toujours été un dévot de César, — les tentes des légionnaires étaient dressées dans un ordre parfait. Sur un petit monticule ombragé, le Proconsul venait souvent regarder l’entraînement quotidien de ses soldats. On menait à la mer les chevaux gaulois et l’on s’exerçait au maniement de l’épée. Lorsque César avait assez vu ces manœuvres militaires, il redescendait dans les allées du parc. Huit jeunes filles de Gaule, blondes et sveltes, veillaient sur lui. Il avait su obtenir qu’elles espionnassent sans réflexions vaines tout ce qui se passait dans la maison et autour du jardin. Il avait confiance en leur sincérité fruste. Elles accouraient dire les plus minimes choses à Ticlarès, l’esclave fidèle et incorruptible, secrétaire du Proconsul, qui notait tout avant d’en rendre compte. Dans la maison fébrile et attentive, en ce moment, seize courriers étaient prêts à partir et huit scribes en position de rédiger des ordres ou des missives. Mamurra habitait là aussi. Il était même en ce moment jaloux des esclaves gauloises, que le Proconsul prenait dans son lit, chaque jour, par deux.

Cet après-midi-là, César marchait sombrement dans les allées tournantes du parc. Vêtu d’une toge à large bordure d’or, il méditait les secrets prochains de sa destinée.

Qu’il remontât plus loin dans son passé lui rendait la minute présente plus amère. Il avait débuté dans la vie avec une immense horreur des guerres intérieures. À quatorze ans, mené en litière chez Titulus Gallus, il avait vu en passant, sur le Forum, autour du petit mur entourant le figuier Ruminal, dix têtes humaines coupées, d’amis de Marius, que le soleil empuantissait. Il se souvenait des exploits féroces de Sylla, qu’on racontait chaque soir chez lui, et de tant d’ignominies causées par la furie de passions sans frein. Il fit serment alors d’être toujours avec ceux qui haïraient les dictatures. Il avait tenu sa parole. La douce Cornélia ensuite serrait plus étroitement encore le lien qui l’unissait aux amis du peuple.

Et puis, l’heure était venue où lui, Caïus Julius César, serait pourtant responsable d’une guerre semblable à celle qui avait jadis mis Rome en sang. Fallait-il, en passant le dérisoire Rubicon, renier tout le passé ? Fallait-il, à cinquante ans accomplis, après une existence droite, faire comme les méprisables politiciens sans loyauté qu’on achète et qu’on vend chaque jour entre la Curie et la Basilique Æmilia ?

César remuait toutes les ombres mortes de sa vie. Ainsi, ce Pompée n’avait connu depuis de longues années que des réussites, quand lui, César, s’était usé à tourner cette meule politique qui, aujourd’hui, l’écrasait. Et la vérité, pourtant, c’est que Pompée avait jadis travaillé dans les massacres avec Sylla… Ici l’explication faisait engrener tous les raisonnements dans l’esprit de César. Depuis plus de vingt années que Sylla était mort, le renom de sa misérable énergie durait encore. Il constituait une auréole à ce Pompée, pauvre diable sans génie, qui ne fût venu seul à bout d’aucun des dangers affrontés par le Proconsul des Gaules. Celui qui tue, sans raison ni logique, sans but et sans autre équité que son caprice ; celui-là s’attache donc un renom impérissable. Le crime possède un magnifique prestige et depuis la mort de Sylla, c’était pour Pompée une gloire certaine qu’avoir été un des agents de l’imbécile massacre d’antan. Imbécile, ce massacre, puisque, Sylla mort, tout était à refaire. Aujourd’hui et depuis des ans, Rome n’était-elle pas toujours un repaire de menteurs, de faussaires, de filous et de stipendiés.

Les massacres de Sylla ? Vanité ! Et, après tant de crimes, dire que les chevaliers, dont Sylla avait fait tuer six cents, étaient aujourd’hui avec Pompée ! Dire que le peuple, qu’on grugeait à mort pour solder les fastes des Pompéiens, aimait Pompée ! Ces affranchis, qui payaient à Pompée le triple de ce que César réclamait de ses esclaves pour les faire libres, étaient avec Pompée aussi !… Une amertume venait à la bouche de César. Mais le dilemme tragique était posé et devait être résolu bientôt : ou renoncer à trente-quatre années de luttes politiques et à la légitimé puissance qu’elles avaient apportée, ou abandonner la croyance qui soutenait César depuis l’âge de raison, et, ennemi né de Sylla, refaire la guerre civile… Il fallait choisir : sacrifier en lui l’homme ou le chef… mais sacrifier le chef, n’était-ce pas sacrifier l’homme ?… Et qu’il agît ou restât immobile, le sacrifice était le même peut-être ?…

César s’arrêta. Devant lui, une fillette de Gaule s’approchait. Elle était attentive à ne point oublier ce qu’on lui avait dit de répéter au Proconsul. Sur sa face sérieuse passait pourtant un sourire.

Elle s’arrêta devant César. Grand, maigre, les yeux durs et la face crispée, il regardait ce joli visage adolescent.

Elle murmura très vite :

— Antistius fait dire à César, salut ! La légion est sous les armes, avec Hortensius et Asinius Pollio.

César leva la main et la passa sur son front. C’était la minute fatidique, lorsque les dés sont jetés et tournent encore.

Tout à l’heure, il serait hors la loi. Qui le tuerait recevrait une récompense, et sa tête serait peut-être exposée bientôt sur le Forum Romanum.

Il articula lentement, les yeux fixés sur la petite esclave :

— Va répéter à Antistius : César a dit cinq cohortes légères avec l’épée seule. Qu’elles soient devant le gué sitôt le soleil couché.

Un oiseau passa avec de petits cris. Le Proconsul regarda lentement le sens du présage.

L’esclave s’éloignait vite pour porter l’ordre.

La guerre civile était déclarée…