Éditions de l’Épi (p. 131--).

II

LE CHEF SANS PITIÉ

 On n’en finirait donc jamais avec cette guerre des Gaules ?

César marchait d’un pas prompt dans l’atrium d’une villa construite à la romaine et dont il venait de faire crucifier le propriétaire, un Séquane. Le pal était devant la porte et pour éviter les cris du condamné on l’avait bâillonné.

Après les échecs du début, on avait pu et su, par des marches rapides, subjuguer à la file les Gaulois du nord, ceux du centre et ceux du midi. L’ubiquité d’un chef dont les soldats jamais n’étaient las ni indociles, épouvantait les Gaulois. La vieille société celtique, ruinée déjà de l’intérieur par tous les ferments de haines, par le discrédit de l’aristocratie militaire, par la cupidité d’une bourgeoisie avide et par l’individualisme de la masse s’effondrait spontanément. César pouvait créer des chefs et de petits podestats. Il les investissait lui-même. Son choix se portait sur ceux qu’il devinait sensibles à la discipline romaine, à la force froide, sûre, laconique des Romains. De tels hommes seraient fidèles à la Louve.

Et bientôt César, avait pu annoncer la prise de possession totale du pays gaulois, placé désormais sous la domination de Rome qui saurait la maintenir. Mais on ne fait pas sa part au fatum. La Gaule quoique annexée, restait au fond indépendante et l’opération de César n’apparut bientôt plus qu’un coup de grosse caisse, une magnifique démonstration sans lendemain.

Certes, le Proconsul avait pu impressionner le peuple romain, dans une manœuvre, en somme électorale, et obtenir ce qu’il voulait. Il s’était rencontré à Lucques avec Pompée et Crassus, très hostiles depuis peu, car Crassus voulait obstinément se faire nommer Proconsul en Égypte. À Lucques, on s’était partagé une fois de plus les risques et les satisfactions du pouvoir. César avait pu repartir en Gaule, laissant Pompée et Crassus Consuls, puis Consuls encore. Cependant, la nouvelle province romaine se débattait avec violence entre ses mains. Les Gaulois tuaient les petits chefs qu’il leur avait imposés. Ensuite, c’était une guerre infinie, toujours renaissante malgré la dureté croissante du conquérant. Furieux de se voir ainsi maintenu loin de Rome, César devenait impitoyable. Il confisquait tout, envoyait chez lui dans des jarres les objets de valeur par chargements de mulets et les esclaves par vingt mille. Il était devenu le plus puissant maître d’esclaves du Latium. D’ailleurs, il savait faire régner dans ces troupeaux serviles une discipline sans pareille. Mais tout cela n’avançait à rien.

Et puis, Julie était morte. La Grèce s’était encore révoltée de telle sorte qu’on voulait y ramener les légions de César.

Enfin, Clodius, le plus puissant protecteur de la politique césarienne venait d’être assassiné en passant, au beau milieu du Forum.

César, furieux de tant d’échecs et de la révolte des Eburons, répondait par une répression terrible. Il brûlait les villes et les villages et massacrait tous les prisonniers invendables. Bientôt, le Proconsul ne fut plus qu’un destructeur. À cinq mille révoltés vaincus il fit couper le poignet droit. Sa cruauté s’accrut encore. Il ne pouvait parvenir, qu’il opérât par la douceur ou la terreur, à mater ce peuple insurgé.

Il y songeait rageusement en marchant. Assis sur un fauteuil gaulois, pareil à un tréteau, l’esclave Domicharès, fidèle secrétaire du Proconsul, attendait les ordres.

On repartit le lendemain. Obstiné, César voulait être partout où la révolte naissait.

Il vint à Lutèce des Parisiens. C’est une cité d’avenir, bâtie dans une série d’îles expertement protégées. Des deux côtés, le fleuve séquanien étale fondrières et marais. Le malheur est que jamais la ville ne grandira…

César débarqua dans l’Île principale. Là vivait un chef redouté qui soulevait périodiquement les peuplades voisines. Habitué au laconisme romain, César ne comprenait pas l’action des paroles sur ces hommes d’aspect pacifique. Ainsi, il suffisait qu’un hâbleur fût capable de proférer une heure durant des discours vains, pour qu’hypnotisée, la masse lui appartînt !…

D’une cathèdre d’ivoire, venue on se demandait comment, en ce terroir, le Proconsul, au milieu d’un carré rigide de légionnaires fit comparaître le coupable : Antistollis.

C’était un homme maigre et énergique, aux mâchoires larges, aux yeux de loup.

Comme il niait les accusations portées contre lui par Exaris, l’espion de César, le Proconsul impatienté fit signe qu’on le tuât. La langue lui fut arrachée, on le battit des verges de fer, jusqu’à ce que son échine ne fût plus qu’une chair lacérée et informe, ensuite, on lui coupa la tête. Il n’avait pas eu une faiblesse.

Ainsi marchand sans cesse du nord au sud, toujours plus irrité et cruel, César s’efforçait de terrifier le peuple gaulois jusqu’à le pacifier. Mais on contait à Rome toutes ses cruautés, et le Sénat, qui avait approuvé l’égorgement des amis de Catilina, les crimes de Sylla et ceux de tant des siens, désapprouvait ce César détesté. Or, le commandement du Proconsul, prolongé déjà deux fois, dont une de cinq ans, s’achevait bientôt. Si on refusait de le renouveler, César rentrait à Rome en simple particulier, après avoir acquis des inimitiés inexpiables et nouvelles. Celle de Pompée, d’abord, et de nombreux sénateurs, jadis amis. Les républicains réactionnaires comme Caton persistaient à le honnir. Enfin, les magistrats en exercice étaient contre lui. De là il résulterait qu’à reparution sur le Forum il se verrait peut-être décréter d’accusation. On chercherait à l’assassiner. Il serait en tout cas certainement exilé. Il aurait œuvré vingt-cinq ans pour rien.

Afin d’éviter ce sort, César songea briguer le Consulat avant la fin de son commandement. S’il parvenait à se faire élire, très légalement puisque son premier consulat datait de dix ans, il serait armé pour tenir tête à ses ennemis. D’autres avaient réussi cette opération. Le temps passa donc, César parvint à maintenir quelques mois la Gaule tranquille, puis les révoltes renaquirent.

Un chef auvergnat, Vercingétorix, faisait créer un vide absolu partout sur la route proconsulaire. De plus, il levait, dans la totalité du pays, des troupes qui combattraient ensemble et écraseraient probablement l’armée romaine. Déjà les procédés techniques de César étaient employés par les Gaulois. Un jour César sentit que le danger devenait tragique. Il avait eu cinq cents déserteurs. Ne trouvant plus de vivres sur leur route, les légions affamées perdaient leur vigueur. Vercingétorix aurait d’ailleurs affaibli plus encore César s’il avait détruit Avaricum (Bourges), grande cité riche d’approvisionnements. Il n’osa et César la prit enfin. Le sort de la Gaule en dépendit…

Réconforté et infatigable, le Romain partit en effet pour l’Auvergne. Il espérait y briser le centre de la révolte. Il échoua. Sans s’attarder, César revint en Bourgogne. La lutte était maintenant proche de son terme entre les quarante mille soldats du Proconsul et toute la Gaule en armes.

 

Acculé et craignant d’être pris, César ramène ses troupes au sud, prêt à les passer en Lombardie.

C’est la retraite. La Gaule est perdue.

Et voilà que quatre jours après son départ de Bar-sur-Aube, il est attaqué. Cette fois, Vercingétorix ne vainc pas. Il était trop présomptueux. Battu et chassé, il se réfugie à Alésia. Alors, voici la dernière péripétie. César succombera là dans un désastre semblable à celui de Crassus, tué naguère en Perse avec son armée abolie, ou bien il détruira la force gauloise. Il veut profiter de sa victoire et la mener à sa conclusion qui sera l’écrasement ennemi.

César assiège Vercingétorix.

Les Romains sont de prodigieux manieurs de pelles. Avec trente mille hommes, César ne peut effectuer un vrai siège qu’en créant un vaste système de fortifications. Il le fait.

Mais des envoyés apprennent au Pronconsul que des légats de Vercingétorix recrutent, arment et groupent des Gaulois pour délivrer le chef Arverne et détruire l’armée des Romains.

Qu’à cela ne tienne. César créera aussi des fortifications contre l’extérieur.

Il est extraordinaire d’imaginer ces millions de mètres cubes de terres remués par les soldats de César en un délai si court. Le certain, c’est que lors de la venue des armées de secours à Vercingétorix, César peut résister avec ses trente mille hommes, à plus de deux cent mille Gaulois. Les sous-ordres, Trebonius, Antestius, Caninius, Labienus et Marc-Antoine, ont fait de prodigieux terrassements. Vercingétorix devra capituler. Peut-être y eut-il quelques traîtres, faibles, peureux ou salariés autour du grand Gaulois, l’histoire l’ignore et ne veut connaître que le triomphe total de César.

La Gaule est enfin maîtrisée.

 
 

Maintenant, César pouvait ambitionner non seulement les honneurs du triomphe, mais de prendre enfin à Rome même une situation conforme à son mérite désormais établi : la première… D’immenses richesses accumulées, cent légions d’esclaves vendus, et un renom guerrier égal à celui de Pompée, constituaient son apport. Il y avait aussi ses soldats qu’il avait couverts d’or, et auxquels une familiarité cordiale, avec un sens très expert de la domination des hommes l’avaient en quelque sorte consubstancié. Cela était d’ailleurs l’essentiel et forgeait l’arme de l’avenir…

Cette fois, il lui fallait le Consulat. Moins encore qu’avant la dernière phase de cette lutte violente avec la Gaule, il voulait maintenant rentrer à Rome en personnage privé. Ou Consul, ou…

Mais qui sait si César avait vraiment prévu qu’à défaut du Consulat il entrerait dans la cité de Romulus en conquérant. Peut-être une magistrature vaine et verbale l’eût-elle satisfait. Elle aurait sans doute empêché l’Empire…

À Rome, la situation pourtant s’aggravait contre lui. Caton avait pu faire nommer Pompée Consul unique. Ledit Pompée, quelle que fût l’apparence des choses, était donc dictateur de fait.

D’ailleurs, contrairement à sa douce habitude de fainéantise seigneuriale, Pompée s’agitait méthodiquement. Il fit voter coup sur coup diverses lois, dont l’une semblait viser César. Les amis de Clodius furent exilés, et cela éloignait de Rome bien des familiers du Proconsul.

Ensuite, grâce à l’impulsion secrète de Pompée, heureux d’être débarrassé de Crassus et cherchant à éliminer César, les nouveaux Consuls élus s’attestèrent, comme prévu, ennemis mortels du conquérant des Gaules. Pompée devenait catégoriquement l’ami des Conservateurs et son évolution politique le menait même à épouser la veuve de Crassus, Cornélia, fille de Scipion. En même temps, vivant à Rome, il se maintenait Proconsul d’Espagne, de sorte qu’il disposait de sept légions.

César pensa lutter contre lui en publiant ses souvenirs sur la guerre des Gaules (commentarii de bello Gallico). Il croyait justement enthousiasmer toute l’élite intellectuelle de Rome. C’est qu’une nouvelle génération poussait, celle qui soutiendra César. Ces jeunes gens, méprisés d’ailleurs par Cicéron, ignoraient les gloires de l’âge républicain et n’avaient plus aucun respect pour les traditions juridiques et politiques périmées. Ils voulaient une politique droite, et méprisaient les petits moyens d’antan. Mais l’Empire, qu’ils auront créé aura peur d’eux et les décimera son tour venu…

Les petits truquages coutumiers continuaient — cahin-caha — à être la loi de Rome. Pourtant leurs jours étaient comptés. Les « hommes nouveaux » feront l’élite intellectuelle dont Auguste s’entourera. Ils n’auront plus devant le mot « roi », cette répugnance que possédaient même des dictateurs comme Sylla et César. Moins encore seront-ils ennemis de la chose. Ils ne s’apercevront même pas de ses tares. Il faudra Néron pour les éclairer. Il sera trop tard.

Toutefois, les calculs de César sur la manière de reconquérir une popularité solide étaient bien subtils et surtout à longue échéance.

Il avait alors cinquante ans.

Pompée cessa peu après d’être Consul unique, mais les Consuls restèrent de ses clients et sa puissance restait si complète que César inquiet se demanda comment il reviendrait désormais chez lui. Il regretta de s’être fait un ennemi si puissant.

Il était en Lombardie, quand on lui apprit que les Bituriges se révoltaient encore. La Gaule était donc encore vivante ? Il envoya des troupes avec ordre de ne rien laisser vivant. À Rome, on profita toutefois de cette aventure pour le honnir une fois de plus et le juger comme un incapable. Jamais ce qui lui advenait n’était arrivé aux conquêtes des grands Proconsuls du passé.

Sentant ses espoirs consulaires très compromis, il demanda alors la prolongation de son Proconsulat pour deux années, mais il y eut une vaste protestation à Rome. Marcus Claudius Marcellus, Consul, voulait même faire rappeler César sur-le champ et dissoudre son armée. C’est cette armée qu’on redoutait, et non le chef. Mais quelle phalange de coup d’État !

Là-dessus vinrent les nouvelles élections. César dépensa des sommes considérables pour avoir un Consul, il eut presque tous les tribuns, sauf un. C’était un succès. Mais les conservateurs purent annuler une élection et firent élire un ancien Césarien devenu Pompéien : Curion. César répondit en achetant Curion. Celui-ci repassait ainsi avec armes et bagages du camp de Pompée à celui de son mortel ennemi.

Des affaires orientales fort compliquées, par chance, donnèrent enfin des délais à César. Les Parthes bougeaient. Ces redoutables archers avaient détruit déjà l’armée de Crassus et on tremblait pour Cicéron revenu en grâce, et qu’on avait envoyé gouverner la Cilicie. Malheureusement au gré de César, les Parthes n’allèrent pas très loin et on en revint tout de suite à la situation antérieure. Le Proconsul des Gaules pourrait-il se faire élire Consul sans quitter son commandement ? Le verrait-on reparaître à Rome avant d’être investi d’une nouvelle magistrature, indispensable protection ? Et sinon, garderait-il ses aigles de Proconsul ?

Cependant, comme Pompée faisait désormais cause commune avec les conservateurs, que sa puissance était totale et que César devenait la bête noire du Sénat, il fallait s’attendre à un conflit, et au pire.

Pompée avait toutes les forces de l’État, et peut-être même un plus grand respect des formes et de la légalité stricte.

Mais César avait ses légions, entraînées depuis neuf années, en Gaule, à ne rien craindre et à tout écraser… Et puis, en vieillissant, il devenait plus ambitieux de toute puissance sans contrôle…