Ernest Flammarion (p. 224-228).
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VII

Nous entrons dans une période indécise comme la saison elle-même. Nos âmes oscillent entre le souvenir de Noël et l’espoir de Pâques. Tu te rappelles ces après-midi de Février où, quand luit un soleil de plus en plus clair et doux, la bise n’en siffle pas moins âpre ni mordante. C’est là toute l’atmosphère des Quarante-Heures et du Carême. Toi, tu ne prends pas garde au soleil : tu sais que le temps est venu de la pénitence. Les Quarante-Heures ont été instituées pour nous détourner des coupables divertissements du Carnaval et pour nous disposer à passer saintement le temps du Carême. Et voici que les prières se multiplient, et que sur nos fronts le prêtre trace une croix grise avec les cendres des rameaux bénits de l’année précédente que tu as brûlés, et que nous faisons maigre trois fois la semaine, et que chaque vendredi ramène l’exercice du chemin de la croix à l’église. Tu t’arrêtes avec le clergé devant chacun des quatorze tableaux où l’on voit des soldats romains armés de la lance, les filles de Jérusalem éplorées, des chevaux blancs qui se cabrent. Les lumières de la messe de minuit sont éteintes. Nous sommes pareils à des ombres qui circulent le long des nefs obscures. Il semble que toute la détresse humaine se soit réfugiée ici et que la terre doive se casser en morceaux si Dieu ne serre pas le globe dans sa main. Les statues elles-mêmes souffrent. À partir du dimanche de la Passion tu les recouvres de voiles violets pour qu’on ne voie point leur visage. Sans doute, c’est un peu le printemps qui entre dans l’église, huit jours avant Pâques, avec ces rameaux que jeudi dernier nous avons coupés dans le bois de la Cascade ; mais les ornements sont plus violets que le buis n’est vert. Sans doute tu les entends bruire aux mains des petits qui font exprès de les agiter ; mais tu écoutes surtout la récitation du long évangile selon saint Mathieu. Et les événements se précipitent. Le Jeudi saint les cloches s’en vont, et l’église n’a plus de voix ; tu éteins la veilleuse devant le tabernacle ouvert et vide, et le cœur de l’église cesse de battre. Ce sont des jours dont chacun laisse sur ton âme une profonde empreinte, cinq jours, du Mercredi saint au soir du lundi de Pâques, où tu es beaucoup plus à l’église qu’à la maison, préparant et défaisant le reposoir, apprêtant les ornements, les cierges et les bougies, toujours avec le même zèle, chaque année comme si c’était pour la première fois. Les trois cérémonies les plus émouvantes des premières heures du Samedi saint sont la bénédiction du feu nouveau, dont le rite exige qu’il jaillisse d’une pierre que l’on frappe, celle du cierge pascal dans la cire duquel on enfonce cinq gros grains d’encens, celle enfin de l’eau baptismale. À mesure, nous nous sentons renaître. C’est comme une lumière neuve qui, ce matin, pénètre dans l’église : en même temps que le feu nouveau, ne vient-on pas de bénir aussi le soleil ? Regrettons-nous que le Carême se soit si longtemps attardé ? Non. Sa présence nous était nécessaire. Mais nous sommes heureux qu’ait sonné l’heure de son départ. Tu découvres les statues. Tu rallumes la veilleuse. Les cloches attendaient depuis plus de deux heures. Cela s’est préparé lentement. Il y a eu la lecture des douze prophéties entrecoupées d’oraisons, puis le chant des litanies. Elles sentaient bien qu’il y avait quelque chose dans l’air, et dans le chœur dont les chants tournaient de plus en plus à l’allégresse. Quand elles ont entendu le Kyrie de la messe royale, elles ont commencé à frémir sur leurs poutres. Mais, au Gloria, elles n’ont pu davantage y tenir : elles sont parties, mais à toute volée. Écoute-les : elles chantent, à leur façon, Alléluia. Le Christ est ressuscité. Elles le font savoir à la petite ville, à ses villages et à ses hameaux. Les jardins, les prés, les champs et les bois ont leur part de la bonne nouvelle. Toi aussi, ton front s’illumine. Tu t’étais enfermé dans le sépulcre de la pénitence. Or voici que la pierre se soulève, et que tu peux participer à la grande joie spirituelle. Range les ornements violets.

Tout est plus clair, tout est plus beau le dimanche de Pâques, même si le ciel est gris, même, comme cela se voit parfois dans nos pays, si la terre est blanche de neige. Tout est éclairé, pour toi, par une lumière dont le foyer est en toi. Ce n’est pas seulement sous les espèces de l’hostie que tu communies avec Dieu, mais, dans un sentiment de reconnaissance pour ce qu’après l’hiver et le Carême il ait fait le printemps et Pâques. Tu n’avais pas avant aujourd’hui remarqué vraiment que l’herbe reverdit, ni qu’il y eut des violettes.