Ernest Flammarion (p. 213-223).
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VI

À peine les grandes villes sont-elles effleurées par la succession et par les différences des saisons. On y passe, sans presque s’en apercevoir, de l’hiver au printemps. Même en janvier, les appartements des riches y peuvent être fleuris de roses. Et les murs des maisons montent si haut, de chaque côté des rues, que l’on n’aperçoit point le ciel dans toute son étendue mais comme découpé capricieusement en minces tranches grises ou bleues. Chez nous il n’en va point de même. Chaque saison a son visage particulier dont les traits, pour toi, sont encore accentués par les différences des quatre grandes « saisons religieuses » : l’Avent, le Carême, le Temps Pascal, et le Temps qui suit la Pentecôte.

Ce sont cinquante-deux semaines qui s’étendent devant toi comme la plaine que d’ici je découvre. Mais toutes n’ont pas la même teinte, il y en a de jaunes, de grises, de blanches, de vertes, de roses. Des yeux non avertis ne les différencieraient pas. Toi, tu les connais. Et de grands arbres se dressent, éternels comme nos chênes, dont l’ombre s’étend à la fois sur plusieurs d’entre elles, qu’elle influence : un de ces arbres se nomme Noël, un autre Pâques, un autre Pentecôte, le dernier. Toussaint. Deux ou trois autres plus petits, sveltes et blancs comme des bouleaux, ce sont les fêtes de la Vierge, dont la principale est l’Assomption. Que peut te faire que des savants aient discuté les Évangiles et contesté l’inspiration de toute l’Écriture ? Tu l’ignores. Et chaque année religieuse rouvre pour toi le prodigieux cycle de la vie éternelle d’un Dieu fait homme. Tu ne sais pas d’histoire qui t’émeuve davantage. Tu n’as pas vu jouer de drame qui te passionne plus que celui de la Passion. L’église en est le théâtre dont tu es un des machinistes, mais c’est avec foi que tu t’acquittes de ton travail.

Voici les quatre dimanches de l’Avent où pour la messe et pour les vêpres tu ne prépares d’ornements que violets : symbole de la pénitence. Nous attendons la venue du Sauveur. Introïts, oraisons, graduels, épîtres, évangiles, antiennes et hymnes exaltent et précisent cette attente angoissée. L’heure est venue de nous réveiller de notre sommeil. Nous sommes plus près de notre salut que nous n’avons jamais cru. Regardons le figuier et tous les arbres : lorsque leurs fruits se forment l’été n’est pas loin : ainsi pouvons-nous prévoir que le règne de Dieu est proche. Le Seigneur va venir pour sauver les Nations. Que les cieux laissent sur nous pleuvoir leur rosée. Nos iniquités nous ont emportés comme le souffle du vent ; Dieu nous a dérobé sa face, et nous a abandonnés aux mains de nos iniquités. Et nous écoutons le vent d’automne, qui est déjà un peu le vent d’hiver, secouer les vitraux pendant que se répandent sous les voûtes les lamentations du chœur. De bonne heure la nuit tombe. Où es-tu ? Dans notre église neuve ? Oui. Mais tu es aussi dans la vieille où, durant des siècles, nos pères ont répété les mêmes airs de plain-chant. Tu le sais. Du moins tu le sens dans les profondeurs de ton âme.

On se couche de bonne heure, l’hiver, dans notre petite ville. Les poules sont obligées, elles, de s’endormir dès qu’il fait nuit, vers quatre heures du soir. Elles auraient plaisir à veiller un peu, mais il leur est défendu d’avoir de la lumière dans leur toit. Grâce aux bougies, aux lampes, dans les maisons, on peut aller jusqu’à sept heures, grâce aux poêles aussi. Mais dans les rues, où il n’y a ni poêles, ni lampes, — simplement quelques réverbères qui s’éteignent avec tranquillité dès que le vent souffle, — à partir du crépuscule, on ne pourrait voir âme qui vive. Il s’en faut que minuit soit ici l’heure du crime. Minuit est l’heure où tout le monde, depuis longtemps, dort à poings fermés, pendant que le poêle achève de s’éteindre et que la gelée fait au clair de lune, de si jolis dessins sur les vitres.

Comme c’est une très vieille habitude, ou dit aux enfants :

— Jamais tu ne pourras attendre, sans t’endormir, jusqu’à minuit. Il vaut mieux que tu te couches tout de suite. Je te réveillerai quand il faudra.

Et les petits qui, pourtant, voudraient bien assister à cette messe qui se dit la nuit, font tous leurs efforts, la soupe mangée, pour résister au sommeil qui rôde autour d’eux. Mais ils ouvrent trop grands leurs yeux, qui ne tarderont pas à se fermer d’eux-mêmes. Lorsque, le lendemain matin, au bruit des cloches qui sonnent Noël, ils se réveillent, la messe est finie !

Mais aujourd’hui, je suis grand. L’année prochaine — qui est bien proche, — je vais faire ma première communion. J’accepte bravement de me mesurer avec le sommeil ; je le mets au défi. Les mains sous la lumière de la lampe, je veux faire face à cinq heures de veillée. Je m’installe, m’arc’boute, le dos rond tourné au poêle. Ce ne sont pas les belles histoires à lire et à relire, qui manquent. Dans l’Almanach du Pèlerin que ce matin même m’apporta le facteur, il y a des contes de Noël si beaux que je serais heureux d’en pouvoir écrire de semblables.

Ne me dis pas que, dans d’autres maisons, on se réunit pour la veillée, on boit, on mange, et que ceux de mon âge jouent à cache-cache dans les pièces sombres, ou derrière les rideaux des lits. Je suis mieux là. Du ravissement de ma lecture, je ne sortirai que pour entrer dans la joie de vivre ma messe de minuit.

Ce sont des bergers qui jouent de la flûte. C’est juste au-dessus de l’église que les sons de la flûte rencontrent les voix célestes qui descendent des claires étoiles.

L’heure est venue. L’heure se tient debout sur le seuil de la maison, pareille à un de ces anges dont la robe est si blanche qu’elle fait tache sur la neige même.

Je me lève, et prends mes sabots. Ah ! cette fois, tu ne demandes pas mieux que de sortir avec moi ! Il ne t’en coûtera point de ne te coucher qu’à une heure du matin.

Les cloches sonnent tant qu’elles peuvent, dans le vaste silence de la nuit d’hiver.

Quel froid dehors ! Je frissonne.

La petite ville n’est plus la même. Les maisons n’ont plus de ces prolongements de leur vie intérieure, — porte ouverte, femme qui bavarde assise à sa fenêtre, poules qui entrent, qui sortent l’une après l’autre, — qui les agrandissent, qui les complètent ! Maintenant, chacune d’elles est une solitude enfermée entre quatre murs, et recouverte par un toit. De leur âme, rien ne transpire. La lumière même des bougies et des lampes, s’arrête, transie, aux vitres, et meurt tout de suite, en un faible éclat, sur la neige du chemin.

N’entrons pas tout de suite dans l’église. Arrêtons-nous un instant sur la plate-forme où la bise souffle, où nous seuls pouvons deviner, sous la neige, l’emplacement des pelouses qui reverdiront au printemps prochain. Ne regardons pas trop loin. Nous n’apercevrions même pas, à l’horizon, les bois où les loups doivent à cette heure trembler de tous leurs membres. Contentons-nous de la petite ville qui, elle non plus, contre toutes ses habitudes, ne s’est pas encore endormie. On veille, dans l’attente d’un grand événement : cette heure, pour nous qui n’avons pas entendu, comme dans les cathédrales, chanter les premières vêpres, appartient encore à l’Avent.

Mais c’est l’église, qui va vivre d’une vie intense ! Maintenant à chacun des piliers, une bougie brûle, plantée dans une applique dorée. Les deux lustres sont allumés. Et, comme cela ne suffit pas, d’autres bougies luisent tout autour du chœur. Il y en a même de disposées, en forme d’étoile, au-dessus du grand Christ qui domine le maître-autel. Jamais, même le Dimanche de la Dédicace, elle n’est aussi brillamment illuminée par tes soins. Comme tu le dis, « elle n’est plus qu’une lumière. »

Je passe devant la crèche où je reconnais la Vierge, saint Joseph, et l’Enfant. Voici les bergers, avec quelques moutons. L’âne est présent, le bœuf aussi. Fatigués de leur journée, ils voudraient se coucher sur la paille ; mais la paille est occupée par un saint, par une sainte, et par un enfant qui vient de descendre du ciel. Ils restent debout. Ce sont deux bonnes bêtes, qui n’oseraient pas réclamer le repos auquel elles ont bien droit. Ce sont pour nous de vieux amis. J’envie leur patience et leur sérénité. C’est cette nuit-là qu’ils nous parlent à leur façon, si nous savons comprendre leur silence et leur exemple.

Et ce n’est pas le jour des Rois-Mages, mais je les vois, enveloppés dans des manteaux lourds de pierreries, sortir de leurs palais à tours si hautes qu’à leur faîte on doit être beaucoup plus près des étoiles.

Ils vont, silencieux et graves, dans la nuit des temps.

Ils s’effacent chaque année un peu plus. Mais je les vois, merveilleux de netteté. Le vent des déserts souffle sur leurs longues barbes.

Dans quinze jours, ils arriveront à la crèche. C’est aujourd’hui qu’ils se mettent en marche.

La messe commence. Je suis assis sur mon tabouret d’enfant de chœur. J’ai beau rêver : mes yeux clignotent nerveusement. Mais ce ne peut être que la faute des bougies et des lustres. Je vais bientôt avoir douze ans : je suis de taille à passer une nuit blanche.

C’est une tradition que, tous les ans, du haut de la tribune où pendent les cordes des cloches, où dort un vieil harmonium que l’on ne réveille que lors des grandes fêtes, le menuisier chante Minuit, Chrétiens ! Il y a peut-être, dans la petite ville, de meilleurs chantres qui connaissent, si peu que ce soit, la musique. Mais aucun n’a des poumons aussi solides, une voix qui se répande si pleinement jusqu’au fond de l’église. Dans le chœur, Thomas n’a qu’à se bien tenir et qu’à dévorer en silence sa honte. Tout à l’heure, à l’Agnus Dei, il prendra sa revanche. La mélodie part de la tribune. Je ne l’entends pas : je la vois. Il faut qu’elle fasse tout le tour de l’église. Or elle est partout à la fois. Elle se multiplie. Des échos se la renvoient. Elle se rencontre, se heurte à elle-même, étonnée, sous ces voûtes que la lumière des bougies n’atteint pas. Elle passe, joyeuse, près des lustres. Mais, là-haut, dans l’ombre, on dirait quelle frissonne de la crainte d’effleurer les molles ailes d’une chauve-souris.

D’autres cantiques suivent. On y parle d’anges, de hautbois, de musettes, d’une attente qui a duré plus de quatre mille ans. Je suis quelque part, sur la terre ; des fils mystérieux me relient à des milliers de générations disparues que je vois, agenouillées, les mains jointes, les regards vers les nuages d’où tombera la céleste rosée.

C’est à la messe de minuit qu’aboutissent pour nous — comme les routes aux maisons du repos et de la joie, — les quatre dimanches de l’Avent où l’on a dit la messe avec des ornements violets, et les vêpres à l’heure du crépuscule chargé de brume froide quand le vent secoue la grand’porte de l’église.

Après, il y en a qui parlent de réveillon. Il faut s’asseoir encore à des tables, pour manger et boire.

Décidément, je ne suis pas assez grand. Je me couche tout de suite. Mes yeux se ferment, malgré moi, d’eux-mêmes : tout à l’heure, ils se sont trop grands ouverts.

Ce n’est pas seulement le jour même de la fête : Noël dure au moins quinze jours, jusqu’au dimanche de l’Épiphanie où tu vois tous les peuples de la terre prendre le chemin de l’étable, chacun portant ses présents. Tu apportais, toi, un cœur pur et une âme pacifiée. Pour ceux qui ne songent qu’aux biens d’ici-bas, ce sont quinze jours de réjouissances, du réveillon au gâteau des Rois. Les enfants soufflent dans des trompettes en fer-blanc et tapent sur des tambours dont la peau ne résiste pas longtemps. Les familles se font des visites. Les hommes boivent la goutte sur des coins de tables. Toi, tu ne sors pas. Plus que jamais ta vie se partage entre la maison et l’église. Tu te hâtes de rentrer. Tu mets tes pantoufles et, près du poêle qui ronfle, plus que jamais tu lis et relis tes vies de saints.