Ernest Flammarion (p. 199-208).
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IV

Des cinq chapelles, celle de Notre-Dame de Lourdes était la plus belle. Sa voûte, plus bleue encore que le ciel, est semée d’étoiles dont l’or ne scintille jamais. Son autel est toujours paré de fleurs si jolies qu’on ne distingue point les artificielles des naturelles. Sur ses murs sont peints de mystiques attributs que poétise notre imagination : tour d’ivoire, porte du ciel, et deux anges, pieds nus et vêtus de longues robes qui laissent pourtant s’éployer leurs ailes.

Mais le chœur est vraiment le cœur de l’église. C’est vers lui que tout converge. C’est dans sa direction que sont tournées toutes les chaises. C’est de lui que tout part. Jamais tu ne le traversais sans faire une génuflexion. Tu étais chargé de l’entretien de la veilleuse qu’on ne laisse s’éteindre que deux jours par an : le jeudi et le vendredi saints. Elle brûlait dans un lustre lourd et doré devant le tabernacle. Flottant sur une rondelle de liège, elle baignait dans l’huile que tu renouvelais le soir, après avoir sonné l’Angélus. Quelquefois je t’accompagnais dans l’église envahie par l’ombre comme elle l’est à cette heure même où je cause avec toi. Tu n’avais pas peur. Mais, moi, si tu ne m’avais pas tenu par la main, je me serais enfui. J’avais la sensation d’être… Où donc ? Au ciel ? À huit ans, cela ne m’eut pas fait trembler. Non. Je m’imaginais transporté dans un pays mystérieux où, soudain déchaînées, des forces inconnues pouvaient jouer de moi comme la tempête d’un fétu de paille. Mais, tant que tu me tenais par la main, je me sentais solidement enraciné. J’aurais voulu ne pas te suivre jusque dans le chœur où j’allais être en contact direct avec la puissance de Dieu ; seulement la peur de rester isolé était la plus forte. Lorsque, te haussant sur la pointe des pieds, tu attirais à toi le lustre, il se faisait dans l’église comme un bruit de tonnerre. Là-haut, au-dessus de la voûte, les poids remontaient, cédant à ta force. Et c’était pour moi comme si tu avais ébranlé la voûte du ciel.

Mais le clocher est la tête de l’église. Munies d’abat-sons, ses quatre baies sont quatre bouches qui envoient aux quatre coins de l’horizon les proclamations des cloches. Elles sont trois, là-haut, la petite, la moyenne et la grosse. Il faut les avoir vues, immobiles, accrochées au milieu des énormes poutres qui s’enchevêtrent, dans le silence du clocher clair où la lumière semble être à son printemps, où l’air frais circule avec douceur. Une chauve-souris, qui vole là-bas au-dessus des voûtes de la nef, vient les effleurer d’une aile veloutée, et retourne vite dans son royaume d’ombre. Parfois, portés sur les ailes invisibles du vent, un grain de sable, un fétu de paille frappent imperceptiblement sur le métal sonore. On dirait alors qu’une de nos cloches soupire. Trente années durant, trois fois par jour tu sonnas l’Angélus pour rappeler à notre petite ville que trois fois par jour il était l’heure de songer à la prière. Tu ne te contentais pas de le sonner : tu le récitais en même temps. Tu ne connaissais pas le latin, mais, à force d’entendre répéter certaines phrases, tu avais fini par les savoir par cœur et par les comprendre. Tu tintais les trois premiers coups, et tu prononçais mentalement :

Angelus Domini nuntiavit Mariæ : et concepit de Spiritu sancto.

Puis, pendant que s’éteignaient les sonorités de la grosse cloche frappée par le marteau, tu récitais l’Ave Maria.

Tu tintais les trois seconds coups, et tu prononçais mentalement :

Ecce ancilla Domini : fiat mihi secundum verbum tuum.

Puis, pendant que s’éteignaient les sonorités de la grosse cloche frappée par le marteau, tu récitais un autre Ave Maria.

Tu tintais les trois derniers coups, et tu prononçais mentalement :

Et Verbum caro factum est. Et habitavit in nobis.

Et, pendant que s’éteignaient les sonorités de la grosse cloche frappée par le marteau, tu récitais un dernier Ave Maria. En deux minutes, tu revivais tout le drame qui précéda celui de notre rédemption et dont les échos ne sont pas encore éteints dans nos âmes. Et tu voyais saint Joseph qui n’avait pas, lui non plus, de temps à perdre avec son métier de charpentier. Et tu voyais la Vierge Marie qui, tout de même, devait être obligée de s’occuper de son ménage. Elle filait au rouet dans l’embrasure d’une fenêtre cintrée : et, tandis que l’Ange du Seigneur lui annonçait au’elle serait la mère du Christ, le lys des champs n’avait pas un frisson.

L’hiver, tu partais avant six heures du matin avec ta lanterne allumée. Tu avais beau connaître le chemin.

— On n’y voit ni ciel, ni terre, disais-tu.

Depuis la veille, les rafales avaient eu le tempes d’accumuler la neige au tournant des petites rues contre les murs. Et lu emportais non seulement ta lanterne pour y voir clair, mais aussi ta pelle, pour te frayer ta route. Et c’était tout à fait comme dans les temps anciens, quand l’homme, isolé et réduit à ses propres forces, avait à lutter contre les éléments. Tu n’étais plus en France, ni même dans notre Morvan où des routes, pourtant, ont été percées qui n’existaient point à la date de ton enfance, où les petites villes se sont agrandies et transformées. Tu étais sur un point de la terre où l’hiver régnait en maître absolu, ou personne avant toi ne s’était levé pour te faciliter de marcher dans la neige. C’était à toi de te frayer ton chemin. Les cantonniers sont assez payés pour prendre l’initiative de faire la grasse matinée.

Tu sonnais l’Angélus à cinq heures précises en été, à six heures précises en hiver, toute l’année à midi précis et, le soir, à la tombée de la nuit. Pour le matin et pour midi, la petite ville avait plus confiance en toi qu’en l’horloge de sa mairie qui parfois se détraquait : de trente années tu ne te détraquas jamais, ni ne te départis du besoin de l’ordre et de l’exactitude. Seul chargé du service du chœur et de l’intérieur de l’église, tu ne l’étais pas seul des cloches. Tu n’aurais pas suffi à les sonner toutes les trois en même temps, les veilles et les jours de grandes fêtes. Il y avait le sonneur, et les gamins pour qui tirer sur les cordes était une grande joie. Mais les trois Angélus quotidiens t’étaient réservés.

Les dimanches étaient pour toi de beaux jours de repos et de prière. Dès le matin tu te rasais. Vêtu presque comme un bourgeois, tu mettais tantôt des bottines à élastiques, tantôt des souliers à lacets. Portant une chemise à plastron blanc et à faux-col, pour un jour tu cessais d’être l’ouvrier qui s’en va en sabots à son travail. Tu assistais à la messe basse de huit heures, à la grand’messe et aux vêpres. C’était ce jour-là surtout que se révélait toute la signification de l’église. Elle attirait tout à soi. À notre époque il y venait encore beaucoup de monde. On y voyait même de ces vieux et de ces vieilles qui, dès le matin, partaient de leurs villages éloignés d’une ou deux lieues. Ils arrivaient une heure trop tôt. Agenouillés sur leur chaise, assis sur leur banc, ils attendaient sans s’ennuyer le commencement de la cérémonie. Ne connaissant personne que Dieu, ils ne rendaient jamais visite qu’à lui. Solliciteurs patients, ils tenaient à n’être pas en retard. C’étaient des vieux et des vieilles comme on n’en voit plus aujourd’hui. Vous vous disiez bonjour d’une inclinaison de tête. Dénombrant l’assistance et prenant plaisir à constater que la petite ville et ses villages n’eussent pas oublié le chemin de l’église, tu te disais qu’il y avait encore de la piété dans les âmes, et que sans doute à cause de cela Dieu se souviendrait pour nous de sa miséricorde.

Rappelle-toi certaines vêpres d’hiver.

Au moins, ce n’est pas seulement pour obéir aux préceptes liturgiques que tu as sur l’autel allumé six cierges. Il fait si sombre que, partout, brûlent des bougies supplémentaires ; dans les stalles du chœur, et sur l’harmonium, parce que le frère Théodore se fait vieux et qu’il est obligé, à chaque instant, de regarder ses doigts. Encore, malgré les bougies, se trompe-t-t-il, mais ce doit être la faute du froid : les mains tremblent. Dehors la neige tombe. Elle forme, au bas des vitraux, des bourrelets blancs comme pour empêcher le vent d’entrer dans l’église où il ferait trop froid. Très peu de monde. Les saintes filles, quelques dames. Toutes ont apporté leurs chaufferettes dorées où brûle du charbon de terre.

Je n’ai pas besoin de tenir ouvert an livre pour chanter les versets des Psaumes. Je les sais par cœur, depuis si longtemps que je les répète. Les mains dans les manches de ma soutane d’enfant de chœur, je me recroqueville contre le pilier, derrière l’harmonium, sur mon tabouret. Les soufflets qui montent et descendent alternativement me font penser au vent qui gémit dehors. Avec des frissons à fleur de peau, heureux, je me dis :

— Plus tard, lorsque je serai grand, je me souviendrai de ces vêpres d’hiver.

Par anticipation j’y trouve du charme.

Blanc et noir, le dallage du chœur a l’air glacé. L’abbé Lemaître pose de temps en temps son bréviaire pour se frotter les mains. Ce serait un supplice, s’il y avait une procession, que de porter la croix ou les chandeliers de nickel. Les saints eux-mêmes, sur leurs socles, dans l’ombre qui envahit tout, semblent avoir froid ; saint Martin, s’il était ici, regretterait d’avoir donné la moitié de son manteau.

Je songe à des vêpres dans une église plus étroite, plus vieille, une église où il fait sombre même en été. Ce serait aujourd’hui la nuit complète. Il n’y aurait pas de dames à chaufferettes dorées : rien que des vieilles avec de gros sabots tout bosselés de neige. Je me trouve bien dans mon coin obscur où personne ne me remarque. Je ne sens pas le froid, et voudrais passer là toute ma vie. Quand, les Vêpres finies, le moment vient de rentrer à la maison, où m’attend un bon feu, je frissonne, le cœur serré.

Tu te tenais dans le chœur, près de l’autel, et tu suivais les offices dans un petit livre. Je sais que tu aimais les paraboles des Évangiles, lorsqu’il est question du méchant homme qui part semer l’ivraie, et des ouvriers de la dernière heure, et de l’arbre que l’on reconnaît à ses fruits, et de Lazare le pauvre qui repose dans le sein d’Abraham.

Tu connaissais aussi l’Apocalypse. Je n’étais guère rassuré lorsqu’à la suite du frère Stanislas tu prédisais l’avènement prochain de l’Antéchrist. Tu répétais que, venu le jour du Jugement dernier, tous les morts, nous tous, nous nous lèverons au son de la grande trompette de l’Ange porté sur les nuées. Nous rejetterons, comme d’inutiles manteaux, les pierres de nos sépulcres pour attendre la sentence du Souverain Juge. Heureux alors ceux qui pourront suivre l’Agneau !