Ernest Flammarion (p. 194-198).
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III

Il ne suffit pas d’aimer son travail, ni d’aller avec une résignation joyeuse au-devant de la tache de chaque jour. Il ne suffit pas de thésauriser pour la vie présente : il faut aussi mériter le ciel. Sans doute tu espérais en cette récompense, mais sans que cela te diminuât, bien au contraire, puisque ta douceur n’en était que plus grande.

L’église était pour toi beaucoup plus qu’un endroit où tu travaillais comme dans les jardins : tu n’y entrais jamais qu’avec le sentiment de pénétrer dans la maison de Dieu. Ce n’était pas seulement pour gagner un peu d’argent que chaque samedi tu balayais les nefs et le chœur, secouais les tapis, rangeais les chaises, préparais les bougies, mais parce que la maison de Dieu doit être nette et qu’on ne doit pas pouvoir y rencontrer un grain de poussière.

De cette maison, les deux sacristies, qui de chaque côté du chœur se regardaient, étaient comme l’office, mais la nôtre surtout, celle « des enfants de chœur ». Il y avait six placards, trois à droite, trois à gauche. À la porte massive faisait face une petite fenêtre à vitres losangées soudées par du plomb. Des barreaux de fer, scellés à l’extérieur dans la pierre, ne la protégeaient guère contre les rafales. Dans le placard des enfants de chœur, les soutanes rouges, et les noires, elles surplis blancs étaient accrochés à des patères. Dans le second les chapes de toutes couleurs étaient pliées en deux sur de longues tringles de bois horizontales et mobiles sur pivot. Le troisième était le tien et celui du suisse : il contenait vos deux cannes, celle du suisse plus belle et plus lourde que la tienne, sa hallebarde, son épée, ses deux chapeaux, ta calotte de velours et ton médaillon suspendu à une chaînette. Dans les trois autres, à gauche, il y avait les chandeliers de toutes formes et de toutes tailles, depuis les plus petits, en nickel, jusqu’à ceux, en bronze massif et doré, que tu ne sortais que pour les grandes fêtes, les bannières, en temps ordinaire gainées de serge verte, et qui n’apparaissaient dans toute leur gloire que les jours de processions, les croix, les bénitiers, les encensoirs, les cierges, les paquets de bougies, et ces cartons noirs sur lesquels, tu le sais bien, sont peintes en blanc des têtes de morts. On y respirait une odeur d’encens et de bougies mélangée du parfum de cette anisette que les boulangers mettent dans le pain bénit, quand on le leur demande. Là, nous nous babillions tous, toi, le suisse et nous, les enfants de chœur, comme des acteurs pour la représentation d’un très ancien mystère. Nous autres, nous étions trop jeunes encore pour prendre au sérieux notre rôle. Mais, lorsque notre enfance était exubérante, tu nous imposais silence : même fermée, la porte de notre sacristie donnait accès direct à la maison de Dieu.

L’autre était la « sacristie du clergé » que représentaient, à eux deux, le curé-doyen et son vicaire. Un grand buffet qui rejoignait le plafond en occupait, sur toute la longueur, la moitié de la superficie. Au-dessous de la tablette tu pliais et rangeais soigneusement, sur des planches à glissières, les différents ornements ; chasubles, étoles, manipules, amicts. Au-dessus, dans différents compartiments, il y avait les pales, les corporaux, les hosties, les calices et l’ostensoir. Là, quand nous étions rassemblés quelques minutes avant les cérémonies, nous gardions le silence. Dans l’ordre de l’importance spirituelle, la sacristie du clergé était de plusieurs degrés au-dessus de la nôtre. Nous regardions se vêtir l’officiant qui nous tournait le dos. Toi, tu te tenais dans un coin, les deux mains croisées sur ta canne de jonc verni de noir. Par habitude, tu appuyais dessus. Elle pliait, et le jonc finissait par se rompre.

Ton balai passait partout, aussi bien derrière la grand’porte que dans le chœur. Sous les chaises et sous les bancs, il n’y avait pas un centimètre carré des dalles qu’il ne visitât, que ce fût le long de la nef principale, des deux nefs latérales, de la nef déambulatoire, dans les deux chapelles du transept ou dans les trois de l’abside.

Nous nous rappelons ces belles matinées des samedis d’été quand le soleil pénétrait, du côté de l’Epître, à travers les vitraux dont certains représentaient des saints. De splendides rayons s’allongeaient jusque « du côté de l’Évangile », et il y avait là, comme spiritualisme, toute la lumière du matin. Quand tu arrosais les dalles et qu’un souffle de brise arrivait par la grand’porte ouverte, il y avait là, comme spiritualisée de se mêler au parfum persistant de l’encens, toute la fraîcheur du matin. Aucun bruit ne parvenait des alentours. Le cimetière est un endroit bien silencieux, n’est-ce pas ? Les huit ou dix maisons dont se compose le quartier de la cure ont emprunté, ce semble, à l’église et au cimetière proches, des habitudes de paix qu’on ne rencontre pas ailleurs. Et puis, sur sa plateforme d’où elle domine toute la petite ville, tout entourée de pelouses, la maison de Dieu ne voisine que de loin et de haut avec les maisons des hommes.