Ernest Flammarion (p. 189-193).
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II

Avais-je raison de dire que l’ancienne fût plus belle ? N’obéissais-je pas à une de ces impressions de commande dont tu n’avais, toi, nullement souci ? Je ne brûlerai pas maintenant ce que tout à l’heure j’adorais. Mais je ne me sens plus le droit de parler ici de l’art du moyen âge, ni de l’architecture, ni de la statuaire modernes. À quoi bon ? Ceux et celles qui viennent prier ici n’en cherchent pas si long. Pourquoi exiger d’eux plus qu’ils ne font eux-mêmes ? Je pourrais te citer le cas d’un écrivain qui, converti au catholicisme, n’avait pas si bien dépouillé le vieil homme qu’il ne protestât rageusement contre le mauvais goût des prêtres et des fidèles d’aujourd’hui, de même qu’avant sa conversion il notait avec âpreté les mille petites tares de la vie la plus quotidienne. Les statues et l’exécution des chants liturgiques le faisaient particulièrement souffrir. Il ne pouvait prier avec ferveur que dans un décor de choix. Toi et les fidèles de nos pays, vous n’avez pas de pareilles exigences. Et c’est tant mieux, car elles demeureraient insatisfaites. L’harmonium de deux jeux et demi, et le frère Théodore qui presque toujours n’en joue que d’un doigt, vous suffisent. Que feriez-vous d’un orgue à trois claviers, et d’un organiste qui vous jouerait une passacaille de Buxtehude et des fugues de Bach ? Vous n’y verriez que du feu. Vous n’y entendriez que du bruit. Vous préférez les airs des cantiques du père Lambillotte. Que feriez-vous du plain-chant grégorien chanté comme il doit l’être ? Vous préférez qu’il soit exécuté — c’est le cas de le dire. — par Thomas, le chantre, cordonnier de son métier, et qui s’entend mieux à tirer le ligneul qu’à filer les neumes. Plus les notes sont hautes, et plus il donne de la voix. Beaucoup de personnes de l’assistance admirent qu’un homme, à lui tout seul, puisse chanter aussi fort, et l’on dit : — Ma parole, il y a des moments où l’on n’en entend plus le frère Théodore !

Elles vous suffisent aussi, ces représentations en stuc tout frais du Sacré-Cœur, de la Vierge et de Jeanne d’Arc. Et même vous les trouvez plus belles que telle statue en bois noirci par les siècles. Vous ne vous demandez pas, je ne veux pas me demander si vous avez tort ou raison. Vos oreilles et vos yeux sont ainsi faits.

On dirait qu’elle a jailli vers le ciel comme un grand cri d’une âme en détresse. Mais elle demeure attachée à la terre par de puissantes racines qui sont de granit, de chaux et de ciment. Ni le vent, ni les portes de l’enfer ne prévaudront contre elle. Elle s’élève si haut qu’on la voit de très loin.

Elle est le lieu où se réunissent beaucoup de femmes qui éprouvent le besoin de prier, et quelques hommes, surtout ces messieurs du Conseil de Fabrique dont la place est marquée au Banc-d’Œuvre. Tu n’avais qu’une chaise dans le chœur, près de la crédence de marbre sur laquelle on voyait les burettes avec le manuterge, le bénitier avec son goupillon. Cette chaise te suffisait ; pour prier, nul besoin d’être agenouillé sur du velours.

Je n’ai pas besoin, moi, pour voir l’église, de me retourner. C’est de loin que je la vois le mieux, par exemple de Paris, ou d’ici, près de toi, les yeux fermés. J’aurais beau vouloir la retrancher de ma pensée : je ne le pourrais pas plus que supprimer mon enfance. Je souffrirais de la comparer aux cathédrales célèbres : sous leurs voûtes circulent des touristes indifférents, guide en mains et l’étui noir de la jumelle battant sur leur cache-poussière beige. À la vérité il en vient quelques-uns ici ; mais ce qu’ils regardent surtout, c’est le panorama que du cimetière on découvre. Parfois, les beaux matins d’été, quand tu as laissé la grand’porte ouverte à deux battants, ils entrent. Ces étrangers sont pour moi des intrus. Que ne puis-je les chasser du Temple ! C’est comme s’ils entraient dans notre maison. Mes souvenirs, que presque chaque jour multiplie et qui prospèrent à l’ombre de ce pilier, dans cette chapelle silencieuse, dans les deux sacristies, dans le chœur, à la tribune où pendent les cordes des trois cloches, ces touristes passent devant et marchent dessus sans en soupçonner la présence. Ils ne sentent point qu’ils ne sont pas chez eux. Notre église est le lieu de la solitude, du recueillement et de la prière. Elle est grande. Pourtant il n’y a point place en elle pour ceux qui parcourent le monde en quête de sensations toujours nouvelles devant des horizons sans cesse renouvelés. Chez elle, chez nous, ils ont vite lait de s’ennuyer. Elle ne leur offre ni ces vitraux anciens, ni ces sculptures naïves qu’ils prisent si fort. Elle ne propose point à leurs courtes méditations l’actualité, toujours vivante dans les vieux monuments, d’un passé que des pierres travaillées rattachent au présent. Ils s’en vont tout de suite. Bon voyage, touristes ! Nous, nous restons ici, dans cette église que tu connais tout entière, de la charpente du clocher aux larges dalles : et, ces dalles, tu les connais une par une.