Ernest Flammarion (p. 185-188).
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TROISIÈME PARTIE

I

Pour voir l’église, je n’ai pas besoin de me retourner : je sens derrière moi sa présence. Je n’ai même pas besoin que la lune, par miracle rebroussant chemin, allonge par-delà ta tombe l’ombre pointue du clocher. Je la vois avec ses piliers, avec ses vitraux, avec ses chapelles. Je la vois, à cette heure, si pleine d’ombre, je l’entends si pleine de silence que le craquement d’un confessionnal, que la mince clarté de la veilleuse devant le tabernacle font penser à quelque surnaturel visiteur dont ce bruit et cette lumière dénonceraient la présence. Si j’étais aujourd’hui, à neuf heures du soir, par mégarde enfermé dans l’église, je ne jure point que je n’aurais pas peur. Sans doute, pour déjouer les attaques, m’adosserais-je au mur, face aux ténèbres et au silence ; mais, de ne voir et de n’entendre venir personne, ma nuit se passerait à trembler dans l’attente.

C’est la nuit que le voile du Temple se déchire. On aperçoit les étoiles innombrables, et l’on songe à toutes celles qu’on ne voit pas. La nuit, dans les campagnes, est l’heure de Dieu pour tous ceux qui jamais ne s’endorment qu’en pensant à leur salut et se réveillent en sursaut avant le chant du coq, comme si les grandes vagues de l’infini venaient battre contre les volets clos de leur maison.

Je n’ai pas besoin de me retourner pour voir l’église. Je sais qu’elle est là. Ses fondations descendent dans la terre plus bas encore que tu n’y es descendu. Si son ombre ne s’étend pas vers moi, la lune la projette sur une partie de la petite ville, sur beaucoup de toits qui n’en ont pas conscience.

Ce n’est point la « chapelle sur le bord d’une rivière rapide ». C’est « une pierre éternelle », mais non point « dressée auprès d’une eau qui s’écoule ». Partout notre pays est celui de la stabilité et de la force. Tu y cherches des rivières, et tu n’y découvres que des étangs. Tu voudrais y trouver de ce sable fin que rivières et fleuves entraînent dans leurs cours et déposent tout le long de leurs bords comme en paiement de leur passage, et tu te heurtes au granit dont carriers et casseurs de pierres sont payés pour connaître le grain dur.

Par quelque route qu’on arrive, c’est elle que d’abord on aperçoit, bâtie sur un terre-plein qui domino notre petite ville. Sa façade regarde l’ouest, d’où viennent les pluies ; son abside, boursouflée de chapelles rondes que séparent des tertres gazonnés, reçoit les premiers rayons du soleil levant. De quelque côté qu’on la voie, elle s’impose : ramassée sur elle-même, avec son clocher qu’on dirait posé juste au-dessus du chœur quand on la regarde de l’est, harmonieusement allongée pour qui l’examine du sud. Les hirondelles et les nuages connaissent son coq. Elle est trop bien placée pour ne pas souffrir des intempéries des saisons. Le ciment de ses murs s’écaille. Les pierres de ses piliers extérieurs se fendent lorsqu’il gèle fort. Les jours de grand vent des ardoises s’envolent de ses toits. Ses nefs, son chœur même sont trop clairs. Il n’y a pas, sur ses vitraux neufs, cette délicate poussière des siècles qui tamise la lumière. On n’y trouve point cette obscure clarté, ce demi-jour mélancolique qui sont l’âme des anciennes églises. On y chercherait vainement des statues de saints en bois à peine dégrossi, des inscriptions taillées à même les dalles, illisibles parce que les pas de vingt générations ont fini par en effacer les lettres. Tout y est d’aujourd’hui, depuis la grande chaire sculptée jusqu’aux petits bénitiers en porcelaine blanche. Il suffit de regarder l’ouverture cintrée de la tribune pour s’étonner de n’y point voir, en une double flûte de Pan, les tuyaux de montre d’un orgue.