Ernest Flammarion (p. 174-184).
◄  XI
I  ►


XII

Tu aimais bien moins encore les jours de réjouissances publiques.

La veille du Quatorze-Juillet, ce n’était pas vous, les employés de l’église, qui sonniez les cloches : leurs cordes, ce soir-là comme le lendemain matin, revenaient de droit aux cantonniers de la ville. Le petit canon faisait son possible pour tonner tout près de l’arbre de la Liberté. Tout ce bruit te donnait mal à la tête. Dirai-je qu’il te donnait aussi mal au cœur ? Ce soir-là tu ne restais pas longtemps sur le pas de la porte. Et, tandis que la foule circulait sur les Promenades où des lampions étaient accrochés à des fils de fer tendus de tilleul à tilleul, tandis que les flonflons de la retraite aux flambeaux arrivaient jusqu’à nous, tandis que des pétards éclataient à ras de terre et que des fusées ambitionnaient de rejoindre les étoiles filantes, tu te couchais.

Tu n’aimais pas le Quatorze-Juillet. Avec ce que tu savais d’histoire, tu pouvais te représenter les massacres et les noyades dont il avait été le prélude. Tu voyais des hommes déguenillés parcourant les rues de Paris et portant au bout de leurs piques des têtes échevelées et défigurées. « L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort, la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer ». Tu ne t’écriais pas dans ton indignation : Brigands ! Est-ce comme cela que vous entendez la Liberté ? Tu gardais pour toi tes idées d’héritier des « ahaniers » et de Jacques Bonhomme, de celui du moins qui acceptait son sort.

Ce soir-là les trois cloches pour tes oreilles sonnaient le tocsin. Tu t’étonnais que le canon ne fût point braqué sur l’église : il est vrai qu’il ne lui aurait pas fait grand mal.

Le jour même du Quatorze-Juillet, si toutefois ce n’était pas un dimanche, tu travaillais comme d’habitude. Ceux qui t’imitaient n’étaient pas nombreux. Que t’importaient, le matin, le tir et, l’après-midi, la revue des pompiers que pourtant on venait voir des villages de la petite ville et des communes du canton les moins éloignées, les attractions diverses : tonneau, course en sacs, mât de cocagne, et, le soir, le concert donné par la fanfare et le feu d’artifice ? C’étaient deux soirs et une journée où la bière coulait à flots dans les cafés et dans les auberges, où l’on prononçait, au banquet de la municipalité, des discours appris par cœur et vantant la République et les bienfaits de l’école laïque. Or nous estimions que les trois Frères détenaient les secrets de la véritable éducation. Et de toute cette poudre du canon, des pétards et des fusées, se dégageait pour nous comme une odeur de guerre. Le soir du Quatorze-Juillet, tu te couchais plus tôt encore que la veille.

Il y avait encore la fête du premier Dimanche de Mai. Pour être moins bruyante — ce n’était pas la faute du canon, bien qu’il se reposât ce jour-là, — elle n’en était pas moins courue. Elle était comme la reconnaissance officielle du retour du printemps dont les bienfaits, depuis le 21 mars, avaient eu le loisir de s’affirmer. Parfois pourtant il faisait froid et gris. Mais cela n’empêchait point « les populations » de s’y rendre à l’heure des vêpres. À ce moment-là tu étais occupé. Mais tu aurais parfaitement pu y faire un tour bien avant la tombée de la nuit.

Tu ne t’imagines pas ce que c’est. Comme sur le pont d’Avignon l’on y danse. Tout le monde danse sous les chênes du bois de Narvaux, un peu au-dessus de la vieille route de Corbigny. Il y a là Bonoron avec son violon qui n’est pas exactement accordé de quinte en quinte ; et Bonoron lui-même ne pince les cordes qu’au juger des doigts bien plus que de l’oreille, juché sur un tonneau vide qui résonne quand il le frappe du pied pour ne pas perdre la mesure.

N’importe ! Viens voir comme tout le monde se trémousse, jeunes et vieux ! Regarde comme les yeux brillent, comme les poitrines se soulèvent ! Est-ce le vent tout simple, ou le vent de la danse, qui retrousse ainsi jupons des jeunes et cotillons des vieilles ? Ils tournent tous, dans la joie du printemps, emportés par un tourbillon qui les entraîne et les laisse, à l’instant où la ritournelle casse comme une corde de violon, haletants et brisés.

Viens voir comme ils boivent ! Maltat et sa femme, qui ont dressé là leur ramée, ne savent plus où donner de la tête. On leur demande du vin. On leur demande de la bière. Ils ne cessent pas de remplir des litres aux deux tonneaux qu’ils ont calés avec des pierres et de la mousse. Et ils en ont deux autres, en réserve, qui ne pèseront pas lourd ce soir, à dix heures.

Viens voir les blanques, et le tir, et le manège des chevaux de bois ! Les gamins et les gamines qui n’ont pas encore l’âge de danser tournent sur le manège : c’est leur manière de se laisser entraîner par le tourbillon de joie du printemps revenu. Ils poussent des cris qui se confondent avec les notes aiguës du violon.

Viens voir l’herbe et les feuilles repoussées ! Le bois t’attend. Contre l’écorce de ce chêne tu colleras ton oreille, et tu entendras la sève monter des entrailles de la terre jusqu’à la moindre de ses branches. Regarde au-dessous de la route tous ces arbres qui dévalent vers le creux du ravin où coule la cascade : là aussi le printemps travaille. Il est partout à la fois, et c’est presque d’un seul coup qu’il a tendu au-dessus de la terre et des rochers ce dôme de verdure qui nous permettra de narguer l’été.

Mais tu secoues la tête. Tu me dis :

— Non. Ça ne m’intéresse pas. Les vêpres finies, je rentrerai à la maison. Je mettrai mes chaussons et, jusqu’à l’heure de la soupe, je lirai La Croix et mon livre de Méditations pieuses. Ces fêtes-là, vois-tu, ce n’est bon qu’à nous détourner du droit chemin. Nous sommes ici-bas pour travailler et pour nous occuper de notre salut. Un jour de repos par semaine, c’est tant qu’il nous en faut. Mais ce n’est pas une raison d’en profiter pour aller à des fêtes pareilles. Tu me dis que c’est à cause du printemps. C’est bien possible. Mais, pour moi, le printemps c’est la saison où les journées commencent à devenir plus longues. Et puis je n’ai jamais dansé. Quand j’étais à Vincennes, au lieu de fréquenter les bals, je lisais dans ma mansarde. Est-ce que tu te souviens de Jean Valjean ?

Il y avait enfin la fête du Lundi de la Pentecôte. C’était la plus importante de toute l’année. Le 14 juillet se célébrait partout. Quant au premier dimanche de mai il n’attirait guère, au bois de Narvaux, que les gens de la ville. Le Lundi de la Pentecôte était bien différent. Il créait dans toute la région, je veux dire : jusque dans les cantons voisins, un mouvement dont pour une journée notre petite ville était le centre d’attraction. C’était comme un jour de foire, mais où tout le monde serait venu en habits du dimanche, car le Lundi de la Pentecôte était à la fois plus qu’un jour de foire pour les paysans, et plus qu’un dimanche pour ceux qui jamais n’allaient à la messe.

Je n’en veux pour preuve que ces voitures de marchands ambulants qui, dès l’avant-veille s’installent au beau milieu des Promenades, dans l’enceinte où, les jours de foire, sont rassemblés les bœufs, où, l’après-midi de chaque dimanche, se réunissent les hommes de ton âge qui aiment mieux jouer aux quilles que d’écouter les beaux psaumes des Vêpres. Les voitures, je ne te dirai point de venir les voir : tu ne m’écouterais pas. Mais je les connais, car ce sont à peu près toujours les mêmes. Je ne te les décrirai pas une par une, car elles se ressemblent toutes. Ce sont à la fois des maisons et des boutiques roulantes que trament, les plus pauvres un âne, les plus riches un cheval. Sous presque toutes se balance, au gré des cahots de la route, une grande claie qui est l’incertaine demeure des volailles. Aussitôt la voiture arrivée à destination, liberté est donnée aux poules, qui n’en abusent pas. Elles sont dans un pays inconnu. Elles ont beau entendre chanter les coqs : elles n’éprouvent pas le désir de lier connaissance avec nos poules. Et tu penses bien qu’elles ne viendront pas leur demander, pour quelques nuits, des places sur le perchoir de notre toit. Et les maîtres des poules se contentent pareillement du lit qui tient un peu trop de place dans la voiture, et à la tête duquel s’ouvre une petite fenêtre à toute petite persienne. Ils font leur cuisine en plein air. Je rôde autour d’eux. Je les écoute. Ils n’ont point l’accent de nos pays. Ainsi le Lundi de la Pentecôte attire ici des gens qui viennent de beaucoup plus loin que des cantons voisins : j’en conçois une certaine fierté.

Maintenant les voici qui enfoncent dans le sol piétiné par les bœufs des piquets dont la pointe aiguë est garnie de fer. Toutes les pièces instantanément s’adaptent : elles en ont l’habitude. Et, en une demi-journée, l’enceinte intérieure des Promenades est couverte de toiles de baraques, comme le bois de Narvaux l’est de feuilles.

Il y a aussi les aubergistes du pays dont chacun installe sa ramée. Aujourd’hui Maltat n’est pas seul. Il ne le regrette pas, car ni lui ni sa femme n’y pourraient suffire Tout cela, je peux presque le voir de chez nous, sans me déranger. Notre maison n’est qu’à une vingtaine de pas des Promenades.

Dès le lundi matin, c’est l’ouverture de la fête qui durera jusqu’à une heure avancée, pour nos pays, de la nuit. Le matin, c’est la louée des domestiques, le prétexte et l’occasion de la fête. Les bergers portent un flocon de laine à leur casquette. « Ceux qui veulent se louer comme moissonneurs ont un épi de blé à la bouche. Les charretiers mettent un fouet autour de leur cou. Les autres domestiques se recommandent par une feuille de chêne, une plume de volaille ou une fleur. »

Mais c’est l’après-midi, jusqu’à la tombée de la nuit, que la fête bat son plein. Il y a plus d’un tir : et l’on entend les coups de fusil. Il y a plus d’un buveur : et l’on entend sauter les bouchons des bouteilles de limonade, le champagne du pauvre. Il y a plus d’un chaland : et l’on entend tourner les blanques qui grincent. Il y a beaucoup d’enfants : et les deux manèges de chevaux de bois gagnent de l’argent. Il y a beaucoup de monde : et l’on voit des blouses bleues, des casquettes, des sabots, des bottines, des chapeaux, des redingotes. On marche. On piétine. On entre sous les ramées. On stationne devant les étalages. On cause. On s’interpelle. On rit. On fume. On danse sur le parquet installé de la veille. Bonoron n’est plus seul ; il est renforcé d’un cornet à pistons et d’une basse. On l’entend un peu moins, mais personne ne songe à s’en féliciter. Parfois une vielle grince. La vielle, c’est un peu la voix de notre pays gris l’hiver et toujours rude. Même la voix de la vielle ne te dit rien.

J’aurais beau te tirer par la manche : tu ne viendrais pas. Tu me dis :

— Ce n’est pas moi qui ferais seulement un pas pour voir ça.

Ce premier pas, tu ne pourrais point le faire. Et les dix-neuf autres te coûteraient bien plus encore.

Non. Décidément, tu n’étais point fait pour te mêler aux foules que soulève la marée de la joie de vivre. Les fêtes ordinaires des hommes n’étaient pas pour toi. Leurs échos ne troublaient point ta sérénité intérieure, mais tu n’éprouvais pas le besoin de les entendre de plus près. Le renouveau même du printemps ne t’atteignait pas.

Et c’est ainsi que tu continues de dormir, insensible à la brise qui, peut-être à l’invitation de ce clair de lune, vient de se lever. Ne sens-tu pas frissonner les dahlias et les pensées qui parent ta tombe ? Les fleurs mêmes ne t’attiraient pas. Oublierais-je donc que tu mettais du fumier sur leurs racines ?

Mais je devine que tu me vois et que tu m’écoutes. Quand je fréquentais l’école maternelle que dirigeait sœur Marthe, les jours de grande neige tu m’y portais sur tes épaules. Le reste du temps tu m’y menais par la main. Tu ne pourrais plus me porter. Mais je peux encore te laisser me conduire à l’école de ta vie.