Ernest Flammarion (p. 251-255).
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XI

D’abord tu avais dû cesser de travailler dehors. Te morfondant au coin du feu, tu ne te reconnaissais plus. Tes forces peu à peu s’en étaient allées. Le cercle de ton activité se rétrécissait de semaine en semaine. Tu pouvais encore t’occuper de notre jardin et de notre champ, mais tu n’allais plus dans les jardins des riches. Toi de qui c’était la fierté d’être toujours à l’heure et de ne pas perdre une minute du temps que tu devais à ceux qui te payaient, voici que tu n’avais plus à travailler que pour ton compte. Tu te trouvais tout désorienté.

Puis tu avais dû cesser de l’occuper de l’église, ne marchant plus qu’avec de grandes difficultés. Ce n’était pas tout à fait le coup de grâce, mais il s’en fallait de peu. Toi dont c’était la joie intérieure et l’orgueil de tenir propre la maison de Dieu, toi qui ne regardais pas à lui consacrer des heures qui ne t’étaient pas payées, voici que tu étais obligé de remettre tes fonctions entre les mains d’un autre. Cette fois le centre de ta vie était définitivement déplacé. Dans cette situation que tu n’avais pas prévue, tu tournais sur toi-même comme pour te retrouver. Et tu ne te retrouvais pas.

Du moins pouvais-tu encore aller à la messe, jusqu’au jour où tu m’écrivis :

« Cette fois-ci, ça ne va plus du tout. C’est de pire en pire. Je suis allé à la messe le jour de la Toussaint, mais j’ai bien manqué y rester, j’ai cru que j’allais étouffer complètement. Aussi je n’y suis pas retourné depuis. »

Je devine combien il a dû t’en coûter.

Jusqu’au jour où, te couchant, tu ne sus pas que tu ne te lèverais jamais plus. Je ne parlerai point de tes souffrances : là encore tu fus un résigné.

Mais tu es retourné à l’église. J’ai revu les tentures noires et les têtes de morts. Toi qui avais assisté à tant d’enterrements, il me semblait te voir aller et venir autour de ton corps. Ma pauvre mère pleurait silencieusement. Et, comme lorsque j’étais enfant de chœur et que moi aussi, j’assistais à des enterrements qui me déchiraient l’âme, je faisais effort pour ne pas fondre en larmes.

Tu étais là, tourné vers l’autel d’où montaient les prières, vers le chœur où les chantres imploraient pour toi la suprême pitié, vers ce chœur que tu avais toujours soigneusement nettoyé, vers cet autel que tant de fois tu avais paré de fleurs. Toi qui t’effaçais devant tout le monde et qui semblais toujours douter de toi-même, n’était-ce pas encore toi que j’entendais dire :

Judex ergo cum sedebit,
Quidquid latet apparebit :
Nil inultum remanebit.


Quid sum miser tunc dicturus ?
Quem patronum rogaturus,
Cum vix justus sit securus ?

Ah ! C’est maintenant que je te voyais les mains jointes, ton chapelet sur la poitrine, les pieds l’un près de l’autre, les yeux fermés, et tes trente années de vie exemplaire dont chacun des jours se tenait près de loi, riche de travail et de prières, et disant :

— Celui est un Juste, Seigneur ! Il a mérité d’entrer en votre Paradis.

Tout ce qui de ta vie était resté caché pouvait apparaître au grand jour de l’éternité. De toi personne n’avait à tirer vengeance. Tu n’avais jamais insulté personne. Jamais tu n’avais dû un centime à personne. Tu avais toujours été poli avec tout le monde. Tu avais fidèlement récité tes prières du matin et du soir, et ton chapelet. Aussi souvent que te le permettait ton travail, tu avais assisté en semaine à la messe chantée du matin. Tu avais toujours modelé ta pensée sur la religion, et ton travail sur ta pensée, et ta conduite sur ton travail. Tu avais toujours dit que nous ne pouvons rien par nos propres forces, et que les Saints sont nos intercesseurs auprès de Dieu qui est tout. Tu connaissais les Saints. Ils devaient, eux aussi, te connaître : tu avais trop vécu, par la pensée, dans leur société. Tu pouvais l’adresser à saint Guy, le pauvre d’Anderlecht. Mais, le moment venu, tu reculais, te jugeant beaucoup plus pauvre de mérites que saint Guy.

Et c’était comme si je t’avais entendu protester :

— Non ! Je ne suis pas digne ! Je ne suis pas digne !

Ils t’ont descendu dans la terre, non loin de notre ancien jardin où j’avais planté un marronnier qui est perdu pour moi, mais qui, dans dix ans, aurait eu des branches assez longues avec assez de feuilles pour que, sur un banc, tu puisses t’asseoir et te reposer à son ombre. Tu en es séparé par toute la largeur de l’étroit sentier qui rampe entre le mur du cimetière et la haie du jardin. Mais non loin de ta tombe se dresse la haute croix à l’ombre de laquelle tu dormiras longtemps.