Ernest Flammarion (p. 241-250).
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X

Ne pouvant pas tout de suite t’efforcer d’imiter la vie de Dieu descendu, par son fils, au milieu des hommes, tu pouvais te proposer en exemple ceux des hommes qui voulurent, dès leur vie terrestre, se rapprocher de Dieu : les saints. Il y en eut dont la condition ici-bas fut semblable à la nôtre. Tu pénétrais dans leur intimité. Tu les connaissais tous, depuis les exilés parmi les sables du désert, dans des cavernes faites d’un trou entre deux roches brûlantes, qui n’avaient pas tous les jours de l’eau à boire, jusqu’à ceux qui, dans des forêts humides et sombres, sous des branchages arrangés en toit de cabane, estimaient que pas plus que le Fils de l’Homme ils n’avaient besoin d’une pierre où poser leur tête. Tu les connus tous pour les admirer, pour tâcher de te modeler sur eux, mais dans la mesure où tu sentais que Dieu te le permît. Que serions-nous devenus si tu étais parti à travers ces bois où l’on finit toujours par rencontrer quelque silencieux monastère à la porte duquel il suffit de sonner ? Qu’aurions-nous fait si comme saint Benoît le More tu avais, à ta façon, vendu les bœufs que nous n’avions pas pour entrer chez les ermites de saint François ? Mais tu étais pareil à saint Guy, le pauvre d’Anderlecht, qui fut longtemps sacristain de l’église Notre-Dame de Laeken. Son occupation, disent ses biographes, y fut de parer les autels, d’enlever les araignées de la voûte, de balayer le pavé, de tenir le sanctuaire dans une propreté convenable, de nettoyer tous les vases, de plier les ornements et de mettre des fleurs sur les châsses des saints ; enfin il n’omettait rien de ce qu’il croyait pouvoir convenir à la majesté de la maison de Dieu, et il n’avait pas de plus grand plaisir que de travailler à la rendre agréable, pour y attirer les fidèles et leur inspirer des sentiments de dévotion. Quand Dieu le délivra des misères d’ici-bas pour lui donner l’immortelle couronne de l’autre vie, la nuit du dimanche où il mourut sa chambre fut remplie d’une lumière céleste au milieu de laquelle parut une colombe qui fit entendre ces paroles : « Que notre bien-aimé vienne maintenant recevoir la couronne d’une joie sans fin, parce qu’il a été fidèle. » C’est ainsi qu’il passa paisiblement de ce monde, l’an de N. S. 1012.

Tu ne te demandais pas si, venu l’instant, une colombe prendrait la parole au-dessus de toi, au milieu d’une clarté surnaturelle. Pareil miracle t’aurait étonné, et tu ne t’en estimais pas digne. Mais tu savais que Dieu est tout-puissant, et que les éléments, les animaux et nous-mêmes sommes dans sa main. Or ces miracles te semblaient être dans l’ordre naturel tel que tu le concevais : ils étaient la condition même de ces vies dont la lecture était pour toi une délectation spirituelle et un perpétuel sujet d’édification. Ton cerveau n’était desséché ni par la critique ni par le doute ; la foi au merveilleux y poussait ses fleurs les plus fraîches. Les Saints apprivoisaient les bêtes féroces des déserts et les bêtes sauvages de nos pays, et le loup devenait frère Loup. Ils suspendaient leur manteau à un rayon de soleil. Ils enfonçaient en terre un bâton desséché qui tout de suite prenait racine et se couvrait de fleurs et de feuilles. Des visions continuellement leur dévoilaient l’avenir.

Ils viennent de partout. Ils appartiennent à toutes les classes de la société. Il y a parmi eux des empereurs, des reines, des évêques, des docteurs de l’Église, des abbés, des moines, des religieuses, des servantes, des bergères. Tu ne connais pas de plus grands poètes qu’eux — est-ce moi qui te donnerai tort ? — qui conversaient familièrement avec Notre-Seigneur et avec la Vierge. Et, comme le merveilleux est de tous lieux et de tous temps, tu ne trouves pas extraordinaire qu’il y ait eu sur la terre, en même temps que toi, le vénérable Jean-Marie-Baptiste Vianney à Ars-en-Bombes, Mélanie à La Salette, et Bernadette à Lourdes. Ce sont là-haut, dans la lumière toujours égale de la béatitude, les cent quarante-quatre mille marqués du signe. Ce sont les chefs glorieux de l’immense armée de la prière. Ils ont mérité de se survivre dans la mémoire des hommes.

Pour toi tu n’exigeais pas tant. La part te suffisait qu’il plaisait à Dieu de t’accorder.

Anonyme dans l’armée du travail, ta destinée était de le rester dans celle de la prière, comme toutes ces bonnes vieilles demoiselles qui t’ont ici précédé ou suivi et dont la postérité ne saura point les noms, belles âmes que j’ai méconnues en des temps où mes yeux ne voyaient de l’arbre que son écorce. Mais vous n’aspiriez point à la gloire spirituelle de prendre place à côté de ceux que vous admiriez, vous teniez seulement à les suivre de loin. Qu’arriverait-il, si tous ceux qui prient devenaient saints à canoniser ? Ici comme ailleurs il faut une hiérarchie, et vous acceptiez d’être dans l’immense multitude des derniers.

Tous les vendredis elles se réunissent à l’église pour le pieux exercice du chemin de la Croix. Livre en mains,Mlle Délie prononce les invocations auxquelles les autres répondent. L’hiver, bien que Mlle Mariette l’éclairé avec une bougie, elle s’embarrasse dans les mots, car elle n’a guère l’habitude de la lecture à haute voix : ce n’est pas son métier. Elles vont de station en station, s’associant aux souffrances du Sauveur, de sa mère et des saintes femmes le long de la Voie Douloureuse. Que n’étaient-elles là-bas avec Véronique pour essuyer la sueur sanglante de la Divine Face ! Agenouillées devant les images, elles assistent à toutes les phases du supplice, de la mort et de l’ensevelissement. Elles prient pour elles-mêmes, pour celles que les soucis domestiques retiennent à la maison, pour celles qui ne veulent pas se déranger, pour toute la chrétienté.

Blanchisseuse de fin, Mlle Délie coule entre l’église et sa maison des jours paisibles, consacrés, comme les tiens, au travail et à la prière. Présidente de la Congrégation des Enfants de Marie, c’est elle qui, aux grandes processions, porte la bannière de la Vierge. Elles s’occupe aussi de l’Œuvre de la Propagation de la Foi, dont elle fait circuler le bulletin à couverture bleue. Tu le lis avec attention, jusqu’à la dernière ligne. Tu y médites sur des lettres de missionnaires qui se dévouent en de lointaines contrées. Tu vois les Laotiens dans leurs chaumières, bâties sur pilotis, à cloisons de bambou ; ils cultivent des vallées étroites qu’ils labourent avec leurs buffles ; ceux de la montagne, plus pauvres et sans bétail, se servent de leurs coupe-coupe et de haches grossières, et des femmes, jambes nues dans l’eau, repiquent le riz . Les noirs du Nyanza dressent près du rivage leurs cases pareilles à d’énormes ruches ; au son des flûtes et du tambour ils construisent une église en briques séchées au soleil. Les Patagons nomades emportent avec eux leurs cabanes faites de pieux et de peaux de phoques. Ainsi vas~tu, par la pensée, d’un bout à l’autre du monde, tout en t’occupant du salut de ton âme.

Mlle Mariette vit de petites rentes qui lui viennent de la vente d’un fonds de bonneterie à Troyes. Mlle Laure est propriétaire, dans notre canton, d’une ferme dont les revenus lui suffisent. Mlle Célestine fait des journées bourgeoises.

Mlle Colette a été très longtemps la servante du curé Pellé, le prédécesseur de notre doyen actuel. Quand elle était de mauvaise humeur, au presbytère elle molestait tout le monde. Comme le curé Pellé n’était pas assez riche pour l’emmener avec lui, — d’ailleurs il entrait dans une maison de retraite où il n’aurait eu que faire d’elle, — elle s’est loué une chambre dont la fenêtre donne sur la rue des Buis qui mène au cimetière. Elle a un commencement de goitre sur lequel elle étale les brides de son bonnet blanc. Elle y voit de moins en moins clair, mais ne veut pas entendre parler de lunettes. Elle ne s’est pas encore habituée à sa déchéance, et trouve que « du temps du curé Pellé » tout allait beaucoup mieux.

Mme Despert est la femme d’un Auvergnat que nous appelons, pour parler comme lui, « M. Déchepert ». Marchand de parapluies, il tient moins à vendre élégant qu’à vendre solide ; et leur commerce, malgré cela, marche si bien qu’ils songent à se retirer des affaires pour vivre de leurs rentes.

Avec deux ou trois autres demoiselles, avec trois ou quatre dames, elles constituent comme un état-major d’une douzaine de personnes sur qui M. le Curé peut compter en toutes circonstances. Sans doute, nous savons qu’elles ne sont point parfaites. Nous n’ignorons point qu’elles se disputent avec âpreté et la prééminence dans les bonnes grâces de M. le Curé, et le droit exclusif d’orner la chapelle du Sacré-Cœur. Nous n’ignorons ni leurs petits travers, ni leurs commérages. Mais tu te contentes d’en rire. Tu te dis que très probablement, si elles ne fréquentaient pas l’église, elles seraient encore pires. Puisqu’elles out chorsi de marcher dans la voie de la perfection, peu t’importe qu’elles n’avancent qu’à petits pas, ou, mieux, qu’elles piétinent sur place.

Tu n’étais point de ces apôtres brûlants qui vont confessant leur foi à tous les carrefours de la cité, te résignant à ce qu’il y eût des hommes à ne pas penser comme toi, mais je suis sûr que tu ne les oubliais pas dans tes prières. Tu n’en voulais à personne, et implorais la miséricorde du Très-Haut pour la chrétienté. La rosée du ciel tombe sur le pré du méchant comme sur le pré du juste.

Tu estimais qu’il était bon de vivre puisque, la vie, tu la devais à Dieu, et telle que te l’avaient faite, non pas le besoin ni les nécessités quotidiennes, mais ses mystérieux desseins. Tu pensais que lui seul est la source de la vérité, et que nous ne risquons point de nous égarer en suivant la route qu’il nous indiquait.

Tu savais qu’il intervient dans les affaires des hommes, qu’il a le droit de les punir ou de les récompenser, qu’il a à sa disposition le vent, le tonnerre, la grêle et la gelée, et le soleil, et les pluies opportunes. Tu trouvais naturel que les Saints fussent châtiés en même temps que les pécheurs. Si la rosée du ciel tombe aussi sur le pré du méchant, la foudre peut ne pas épargner la maison du juste. Cela ne te déconcertait point. Tu disais souvent :

— C’est tout de même le bon Dieu qui aura le dernier mot.

Plus d’une âme incertaine cherche sa raison d’être, qu’elle ne trouve pas toujours, dans un de ces héros glorieux qu’elle voudrait comme modèle, ou comme complément d’elle-même. Toi, tu avais trouvé Dieu. Tu as choisi la meilleure part ; qu’elle ne te soit pas enlevée !