Ernest Flammarion (p. 256-258).
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XII

Mais il me semble t’entendre me dire comme autrefois le soir où j’arrivais :

— Il est tard. Tu dois être fatigué de ton voyage. Couche-toi donc. D’ici quinze jours nous avons le temps de causer.

Je ne suis pas fatigué. Mais tu as raison.

Je venais de Paris. Tu t’inquiétais que je n’y fusse pas trop malheureux. Ils ne connaissent pas ce sentiment, ceux qui envoient dans la grande ville leurs fils armés de toutes pièces pour la lutte et décidés à jouer des coudes au milieu de la cohue. Tu ne rêvais pour moi qu’une vie semblable à la tienne. Tu ne tenais guère à ce que j’écrive, comme tu disais, « dans les journaux ». Je m’engageais là sur une route dont, pour ne les point connaître, tu redoutais pour moi les tournants.

En sens inverse, j’escalade de nouveau le mur du cimetière. Il fait toujours le même clair de lune : toute la terre en est ennoblie, jusqu’à ce sentier où je marche et que tant de fois tu as suivi ; j’en compterais tous les brins d’herbe. Mais je vois aussi les maisons, les rochers et les bois comme fondus ensemble dans un doux apaisement. Oui : nous avons le temps de causer. Il n’y a même plus besoin que nous soyons, comme autrefois, assis à la même table. Maintenant je te vois et je t’entends mieux. Ta mort, comme ce clair de lune fait de la terre, illumine pour moi toute ta vie.

Tu n’aimais ni la médisance, ni la calomnie, ni le mensonge, mais tu médisais du toi, tu te calomniais, tu te mentais à toi-même.

Riche de mérites, tu t’en disais pauvre. Fort, tu t’estimais faible.

Priant sans cesse, tu trouvais que tu ne priais jamais assez.

Tu ne tenais pas à te reposer, et tu te reposais le dimanche en travaillant pour Dieu. Tu ne doutais pas qu’il ne dut tenir ses promesses, mais tu doutais que tu eusses assez fait pour en être digne.

Te priver des fêtes des hommes, il ne t’en coûtait pas, et tu ne manquais pas de sanctifier les fêtes religieuses.

Tu ne tenais pas à connaître les joies de la terre, mais tu voulais avoir la joie de te sentir en règle avec le ciel.

Tu aimais le ramage des oiseaux, mais comme saint François d’Assise, de la confrérie duquel tu faisais partie : parce qu’ils chantent les louanges de Dieu.

Tu faisais fi des joies extérieures, mais tu recherchais celles qui viennent de l’âme.

Regardée du dehors, ta vie peut paraître grise. Vue du dedans, elle est claire et brillante, pareille, dans sa sérénité, à ce solide rocher de granit couronné de bruyère rose, mais sur lequel se brise l’inutile et voluptueux clair de lune.



Fin