Ernest Flammarion (p. 134-139).
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VII

C’étaient surtout l’automne et l’hiver qui mettaient en valeur la maison.

Dans les derniers jours de septembre, le Bibi de la Maladrerie nous amenait un chariot de bois de moule et de souches. Pour moi c’était une date. Nous allions avoir des provisions qui tout l’hiver nous permettraient de narguer le froid. Quand les deux bœufs du Bibi pénétraient dans notre cour, j’aurais trépigné de joie. C’était comme s’ils nous avaient appartenu. Je vivais un instant de la vie que je rêvais de mener dans un village où nous aurions possédé les bêtes, les champs et les prés nécessaires pour pouvoir nous passer de tout le monde. Mais tu avais fait la maison de telle manière que les bœufs du Bibi remplaçaient ceux que nous n’avions pas.

Je montais sur le chariot pour aider à décharger. Je laissais les souches trop lourdes pour moi. Il y avait de la terre à leurs racines. Les bœufs ne bougeaient pas. Le Bibi avait dressé son aiguillon contre leur joug. C’était un obstacle qu’il ne leur venait même pas à l’idée de renverser. Parfois seulement un frisson parcourait leur robe blanche quand les mouches les harcelaient de trop près ; ils les chassaient alors d’un coup du fouet de leur queue souple. Et ils continuaient de ruminer.

Quand le déchargement avait pris fin, le Bibi entrait. À ses sabots comme aux racines des souches il y avait de la terre. Il voulait les laisser dehors, mais nous lui disions :

— Allez-vous bien garder vos sabots ! Ici, ce n’est pas un palais.

Le Bibi s’y trouvait presque dans son milieu. J’étais heureux de l’y voir ; pour un instant il complétait la physionomie de notre « maison de village ». Il s’asseyait. Il n’avait pas besoin d’une de nos fourchettes. Son couteau, fixé au gilet par un long cordon de cuir, lui en tenait lieu. Comme il était parti des bois vers deux heures du matin, il avait faim et soif. Une bouteille de vin et une omelette de quatre œufs ne l’effrayaient pas. Je le regardais manger et boire en pensant au chemin qu’il avait dû faire en pleine nuit dans les bois.

Janvier ou février ramenait le « repas du cochon ». C’est une vieille coutume de nos villages, et de nos petites villes pour ceux qui, dans les faubourgs, y mènent un peu la vie des paysans. On tue le cochon, qui crie. On le grille, et les gamins dansent tout autour. On le hisse la tête la première pour l’ouvrir et le dépecer. En lui tout est bon, jusqu’aux sabots. Tout étonné des richesses qu’on a devant soi, on se dit que jamais on n’arrivera à les épuiser. Et l’on invite les autres au festin. Chaque année nous étions les invités des Girard. Ce jour aussi était une date pour moi et dans un autre sens, pour toi qui jamais ne sortais le soir. Mais, si tu avais refusé, les Girard se seraient fâchés. Il faisait chaud dans leur petite maison à plafond bas. Comme nous y étions une douzaine à nous sentir les coudes, on oubliait bien vite que sur la route gelée février soufflait à perdre haleine. On oubliait qu’il y eût des pauvres avec qui l’on avait soi-même plus de traits de ressemblance qu’avec les riches. Mais on estimait aussi que, pas une seule fois dans l’année, les bourgeois ne faisaient un repas qui valût celui du « cochon » : c’était la revanche annuelle des paysans des villages et des ouvriers-paysans de la petite ville. Le cochon en faisait tous les frais : bouillon, boudin, pieds aux choux, rôti, tout venait de lui. Ceux qui l’avaient engraissé oubliaient qu’ils l’eussent connu vivant : sa destinée avait toujours été de finir sur cette table, victime et héros de ce repas triomphal auquel il méritait bien de donner son nom. Tu buvais et mangeais peu. De t’être couché tard et d’avoir changé ton ordinaire, invariablement le lendemain matin tu avais mal à la tête. Une année, enfin, si tu ne tuas pas le cochon, tu te décidas à en acheter la moitié d’un. On nous l’apporta tout dépecé, tout préparé. Comme les gamins qui dansent autour de lui quand on le grille, j’aurais volontiers sauté de joie devant le saloir. Que nous ne fussions de vrais paysans, il ne s’en fallait que d’une moitié de cochon. Et nous allions avoir des provisions qui longtemps nous permettraient de narguer la faim. Toi aussi tu donnas des « repas de cochon ». Nos seuls invités furent les Girard. Je regrettais qu’on ne dînât point dans notre « maison de village » et que le Bibi de la Maladrerie, avec son couteau, ne fût point parmi les invités. Mais les Girard avaient droit à certains égards.

L’hiver n’est pas seulement sur notre maison. Toute la petite ville est envahie par la neige. De temps en temps, peut-être pour se réchauffer, les cantonniers passent avec un traîneau en forme de coin, tiré par un âne, et qui, tant bien que mal, fait sa trouée le long des rues, des chemins et des routes jusqu’aux dernières maisons de chaque faubourg. Après, c’est la solitude des bois : à la grâce de l’hiver !

Viens avec moi jusqu’aux premiers arbres ! Gercé, fendu, le sol des sentiers creux sue de la glace comme les sapins, en été, suent de la résine. L’air froid pique comme des milliers d’aiguilles fines. Si tu glisses, ne compte pas sur les branchettes pour te retenir ; gelées, elles cassent comme verre.

Sur les chênes, tu verras encore des feuilles, mais si jaunes qu’elles semblent être artificielles, comme si, de zinc, elles s’étaient rouillées sous les pluies du dernier automne. Plus rien de vert, que les houx et le buis. Toute la vaste plaine est blanche, d’une blancheur qui fait mal aux yeux, doux à l’âme. Allons ! Nous avons de la neige sur la planche. Rentrons prendre nos quartiers d’hiver éternel.