Ernest Flammarion (p. 123-133).
◄  V
VII  ►


VI

D’autres événements encore m’aidaient à approfondir la signification de la maison telle que tu l’avais faite. Tout le monde sans doute n’en aurait pas gardé le souvenir. Peut-être toi-même ne t’ont ils pas frappé : ce n’était pas nécessaire. Tu pouvais te dispenser de rêver.

À distance, les étés que nous y avons vécus ne m’apparaissent pas dépourvus de charme. Ce ne sont pourtant pas eux que je préfère. Mais je n’oublie point nos repas de midi.

L’eau tirée du puits était froide dans le pot. Le vin était frais dans la bouteille qu’on venait d’apporter de la cave. Les murs épais résistaient victorieusement à la pénétration de la chaleur. Le volet de la porte était mis, fermés ceux de la fenêtre. À peine entendait-on voler une mouche : croyant à la nuit, les autres dormaient. Mais nous entendions dans les maisons voisines grésiller du lard, le bruit d’une fourchette contre un verre, le hoquet d’un litre qu’on débouche. Le reste était ce silence que l’Angélus de midi semblait annoncer pour la petite ville, ce silence des siestes et du lourd sommeil à quoi, du fond du ciel bleu, le soleil préside comme une éclatante veilleuse. L’eau et le vin étaient frais. Et les pommes de terre nouvelles arrachées dans notre champ et les petits pois cueillis hier dans notre jardin étaient si naturels et si bons que, bien qu’un peu de vapeur montât de la cocotte, ils me paraissaient aussi frais que le vin et l’eau.

Ensuite tu t’asseyais dans un des fauteuils où tout de suite tu t’endormais. Dans la « maison de ville » comme dans celle « du village » porte et fenêtre étaient fermées, volets mis et clos. Les mouches ne troublaient pas ton sommeil, nous non plus. Tu dormais la tête renversée sur le dossier, la bouche grande ouverte, les poings sur tes genoux. Tu aurais pu dormir une partie de l’après-midi : nous n’avions pas besoin de te réveiller. Le sens de la nécessité du travail n’était pas atteint en toi par le sommeil. Une heure n’avait pas sonné que tu étais debout. Tu avais du courage.

Le soir, quand la nuit collait tellement à la terre qu’il devenait impossible de travailler, tu consentais à t’asseoir sur le pas de la porte, parlant alors très peu, te contentant de regarder les étoiles. Leur anonymat les faisait pour toi plus mystérieuses encore. Leur lumière vacillait comme, au souffle du vent, la flamme d’une bougie dans une lanterne. Elles étaient innombrables. Qui les allumait chaque soir au fond des espaces ? Et tu pensais selon ton habitude qu’ici bas nous sommes « moins que rien ». Tu n’estimais pas que concevoir le monde ce soit le créer. N’ayant pas le vain orgueil des philosophes qui se paient de mots, tu estimais que l’univers fut créé une fois pour toutes, et qu’il n’est pas nécessaire, pour qu’une pierre ait son existence propre, que nous eu ayons conscience. Si l’on avait tenté de l’expliquer tous ces systèmes qui nous sont venus d’outre-Rhin, d’abord tu n’y aurais rien compris, puis tu te serais mis à rire.

En été, cependant, portes et fenêtres étaient plus souvent ouvertes que fermées. On vivait plus dehors qu’à l’intérieur de la maison. J’en prends à témoin ces soirs où nous restions sur le seuil jusqu’à dix heures, attendant que la brise soufflât sur les baguettes feuillues des tilleuls des Promenades.

Nous ne nous mêlions pas souvent aux groupes, mais il faisait si clair que nous voyions tout, et si sonore, que nous entendions tout. Tu dois te rappeler encore, pour en rire, ce qui se passa un de ces soirs-là.

Sur les bancs de grès, de granit, de bois, presque tout le monde du quartier était assis. Les hommes, en bras de chemise, fumaient leur pipe ; les femmes, selon leur habitude, étaient loquaces. Les gamins regardaient le ciel sillonné d’éclairs de chaleur qui les effrayaient un peu, troué d’étoiles, toujours les mêmes, toujours aussi douces, qui les tranquillisaient. Il y avait là Mme Viollet, Mme Leprun, d’autres encore, et la mère Nadée, une vieille gardeuse de chèvres qui sentait fort, mais on était habitué à son odeur. Il y avait aussi Garuchet, le clairon des pompiers. Sauf les jours de revue et les nuits d’incendie, un clairon de pompiers est un homme comme les autres. Et, ce soir, ou plutôt cette nuit-là, Caruchet, de son métier peintre en bâtiments, était assis, lui aussi, en bras de chemise, et fumait sa pipe.

C’était une nuit d’été comme on n’en voit qu’au-dessus des petites villes. De temps en temps, les tilleuls des promenades frissonnaient comme s’ils avaient eu peur de quelque chose. On devinait le vol d’une chauve-souris sous les sapins.

On entendait des hannetons venir de l’Arbre de la Liberté que représente un petit chêne, entouré d’une grille. On se reposait des fatigues de la journée. On tâchait d’oublier la chaleur en respirant l’air délicieux qui descendait, tout frais, des montagnes.

De quoi eût-on pu parler, sinon de la chaleur ? La mère Nadée dit :

— Dans les bois tout est sec ! Les feuilles sont grillées. Avec une allumette, ça flamberait en un rien de temps.

La conversation, alors, tomba sur le feu, sur les incendies qui éclatent on ne sait comment. Un homme fredonna la lugubre sonnerie de la générale : il traîna sur la dernière note, l’ut grave. Et chacun frisonna, sans savoir pourquoi, comme les tilleuls qui avaient peut-être peur de quelque chose. Loriot dit ;

— Caruchet, va donc chercher ton clairon ! Tu nous sonneras ça !

— Est-ce que tu es fou ? répondit Caruchet. Pour que tout le monde croie qu’il y a le feu !…

— Ta boucheras le pavillon.

Caruchet ne se faisait prier que pour la forme. Il n’était pas fâché d’exhiber ses talents. On disait qu’il n’y en avait pas un comme lui pour sonner du clairon. Il ne faisait jamais de couac, et il pouvait souffler très longtemps, sans s’arrêter.

— Ma foi, dit-il, c’est bien pour vous faire plaisir.

Sa maison était à vingt pas du banc des voisins près desquels il était venu s’asseoir. Il alla décrocher son clairon qui pendait entre l’armoire et la cheminée. En revenant, il en mouillait déjà l’embouchure.

Et ce fut juste pendant ce temps là que la mère Nadée dit :

— Regardez-donc là-bas, derrière les bois de Sommée. Est-ce qu’on ne dirait pas qu’il y a le feu ?

Elle était bavarde comme pas une, cette mère Nadée ! Il fallait qu’elle parlât. Elle s’ennuyait, toute la journée, seule avec ses chèvres. Elle se rattrapait, le soir venu.

Tout le monde tourna les yeux vers le point de l’horizon qu’elle indiquait. On était du quartier de l’église, et notre église est bâtie sur une hauteur d’où l’on découvre, à la ronde, une grande étendue de pays, plaine et montagnes.

— Ça pourrait bien être ce que vous dites, mère Nadée ! répondit Mme Leprun déjà inquiète. Mais ce n’est tout de même pas sûr. Est-ce qu’il n’y a pas des charbonniers par là-bas, depuis quelque temps ?

— Des charbonniers ! s’exclama Loriot. Est-ce que des meules de charbon, même non couvertes, feraient une lumière pareille !…

Car on ne voyait pas de flammes, mais seulement — si toutefois c’était un incendie, — leur réverbération derrière la ligne sombre des arbres de la forêt. C’était plutôt comme une lueur vague qu’éteignait — pour la laisser réapparaître la minute d’après, — l’aveuglante clarté des éclairs de chaleur, qui ne cessaient guère.

Et, comme Caruchet rentrait dans le groupe, Loriot lui dit :

— Attends un peu. Ne bouche pas ton pavillon. Tu vas peut-être sonner la générale pour de bon !

— Qu’est-ce qui est donc arrivé ? demanda Caruchet.

— Tiens : regarde un peu là-bas.

Caruchet regarda. Il n’en vit ni plus ni moins que les autres. Mais, décidément, Mme Leprun n’était pas tranquille, parce que son mari faisait partie de la compagnie des pompiers. À cette heure, éreinté par une journée de rude travail — il extrayait des pierres dans une carrière de granit, — il dormait à poings fermés. Est-ce qu’il allait falloir le réveiller ? Alors elle dit :

— Ma foi, si c’est les abrutis de Sommée qui brûlent, il n’y a qu’à les laisser. Ils sont bien capables de mettre le feu eux-mêmes, pour toucher l’assurance.

Cela, en effet, s’était déjà vu. Et les gens de Sommée — un village d’une cinquantaine de maisons, — avaient, sans que l’on sût au juste pourquoi, une réputation détestable : on les disait procéduriers, chicaneurs, menteurs.

Mais on n’était pas de l’avis de Mme Leprun, la mère Nadée surtout. Elle avait découvert cet incendie possible. Elle tenait à son idée.

— Ça pourrait bien être à Lhuis-Naulin ! dit-elle.

Lhuis-Naulin est un autre village, moins important, à un kilomètre de Sommée.

— Sommée, Lhuis-Naulin, répondit Mme Leprun, ils sont tous les mêmes.

— C’est pas une raison, affirma Loriot, pour les laisser griller, à supposer que ça soit le feu.

Car on ne savait toujours pas, bien que l’on continuât à écarquiller les yeux. Derrière les bois, depuis cinq minutes, c’était la même réverbération.

Caruchet non plus n’était pas tranquille. Devait-il, oui ou non, sonner la générale ? Si vraiment il y avait le feu, les bâtiments auraient le temps de brûler avant que, du village, quelqu’un n’arrivât à la petite ville demander du secours. Mais si ce n’était pas le feu ?

— Ma foi, dit Loriot qui était pompier, je vais toujours me mettre en tenue. Comme ça, s’il faut partir, je serai prêt.

On admira son héroïsme. On resta là, à regarder. Au fond on en voulait à la mère Nadée. On se disait :

— Est-ce qu’elle avait besoin de troubler notre tranquillité ? Les autres — ceux de la Grand’Rue, de la route d’Avallon, de l’Étang-du-Goulot — ne voient pas cette lueur derrière les bois. Ils n’ont pas la même responsabilité que nous. Nous voudrions bien rester à prendre le frais sur nos bancs jusqu’à minuit, mais nous ne pouvons pas laisser brûler comme ça les gens de Sommée. Et tout ça, c’est la faute de cette vieille bavarde.

Elle, cependant, imperturbable, disait :

— Je ne sais pas si je me trompe, mais ça a l’air de rudement flamber.

— Taisez-vous donc ! répondit, agressive cette fois, Mme Leprun : on ne voit presque plus rien !

Mais Mme Leprun exagérait, car la lueur devint une clarté. Caruchet attendait, le pavillon de son clairon sur la bouche, comme pour la revue du Quatorze Juillet, prêt à souffler…

Loriot revint, casque en tête, la ceinture de sauvetage bouclée autour des reins : rien que cela, tout de suite, donna l’idée du feu.

Et puis, ma foi, Caruchet n’y tint plus, car la clarté de derrière les bois se résuma brusquement en une gerbe de flammes qui — c’était bien son tour ! — éclipsa les éclairs de chaleur. Il porta son clairon à ses lèvres…

— Ah ! mon Dieu ! C’est-y possible ! s’exclama Mme Leprun, qui courut chez elle réveiller son homme.

Caruchet sonnait la générale : il n’avait pas bouché son pavillon, je te le jure ! Toute la petite ville fut en désarroi, troublée dans son repos. On se précipitait aux nouvelles. Chez nous, en cas d’incendie, tout le monde « marche », tout le monde va faire la chaîne. Cette nuit-là, tout le monde, ou peu s’en faut, partit.

Quant à la mère Nadée, triomphante, elle regarda le feu, de son banc, puis, comme cela ne changeait pas, elle alla tranquillement se coucher.