Ernest Flammarion (p. 110-122).
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V

Je me rappelle quand le temps des veillées était venu. Pour toi c’était tout de même une période de repos relatif. Plus que durant l’été tu profitais de la maison. Le ciel persistait à rester gris. Un beau jour, vers une heure de l’après-midi, nous entendions crier des canards sauvages qui passaient lentement au-dessus de la petite ville. Ils nous saluaient à leur façon. Sans doute aussi se moquaient-ils du coq de fer que sa situation officielle immobilisait à la pointe du clocher. Ils entreprenaient un long voyage pendant lequel ils n’auraient à compter que sur leurs propres forces. Tu ne les enviais pas, ni ne les suivais des yeux, ni ne te représentais les bords ignorés où ils se rendent. Mais nous savions que les temps étaient venus. Les cris de ces voyageurs nous annonçaient que l’heure allait sonner du repos au coin du feu.

Nous mangions la soupe entre cinq et six heures. Après quoi nous entamions la veillée.

Tantôt nous étions seuls, à nous trois. Tu en profitais pour mettre de l’ordre dans tes comptes, pour équilibrer le budget de tes recettes et de nos dépenses, pour constater exactement, à un sou près, combien il y avait d’argent dans le tiroir de l’armoire. Tu me dessinais, sur la marge d’un vieux journal, des oies que je trouvais très bien faites et mêmes jolies. Lorsque j’en avais à ma disposition tout un troupeau que je pouvais diriger au gré de ma fantaisie, tu te mettais à lire des vies de saints. Ou bien, te rapprochant du poêle, tu écossais des haricots, puis cassais du fagot pour allumer le feu du lendemain. C’étaient des heures où avec force, je le jure, je nous sentais comme retranchés hors de la petite ville, de la France et du monde. Je prenais plaisir — je gardais pour moi mes sensations, — à nous imaginer vivant au milieu des bois dans une hutte de charbonniers bien chauffée : j’aurais voulu entendre des loups aiguiser leurs griffes sur le granit inusable de notre seuil. Notre maison me tenait lieu de hutte. Je m’y voyais à l’abri de la faim et du froid. Si je frissonnais, ce n’était que de bien-être. Bien calé sur ma chaise, je baignais dans le sentiment de ta force. Quand je te voyais faire tes calculs, mettre de côté l’argent pour les dépenses ordinaires du mois, et pour le bois, et pour le charbon, et pour une paire de sabots, je me disais que nous ne serions jamais pris au dépourvu, que nous n’étions pas une de ces familles qui vivent au jour le jour, et que tu n’étais pas de ces hommes qui, leur tâche quotidienne achevée, se disent qu’ils en ont bien assez fait, et allument leur pipe. C’est toi qui, sans le faire exprès, par ton seul exemple, m’as fait découvrir le sens d’une certaine vie, de tous ceux qui, comme nous, ne peuvent compter que sur leur propre effort, de la vie de tous ceux qui, un peu avant ou un peu après la trentaine, ont à cœur de vivre dans une maison qui ne soit pas un caravansérail, ni une chambre d’hôtel où tous les passants se succèdent.

Tantôt nous entendions frapper à la porte, et alors tu bougonnais, disant :

— Allons ! On va encore se coucher tard, ce soir ! Sûrement qu’ils ne seront pas partis avant huit heures.

Tu n’aimais pas les visites. Or, c’en était une, car nous avions des relations. Elles n’étaient pas nombreuses. Car tu n’aimais pas plus aller chez les autres que tu ne tenais à ce qu’ils vinssent chez nous. Mais tout le monde ne te ressemble pas. Tu disais : Entrez ! Et, quand on ouvrait la porte, c’était comme si toute la nuit noire et tout l’hiver blanc de neige fussent entrés chez nous. Sur le seuil on secouait ses sabots, ou ses galoches, ou ses souliers. J’entendais plus distinctement la chouette se plaindre du froid sur les branches des sapins. Mes oies refusaient soudain de me suivre dans la neige que la lampe éclairait jusqu’aux limites où sa lumière se dispersait en poussière de clartés vagues. La porte refermée, on voyait à qui l’on avait affaire.

C’était — mais très rarement, car il n’aimait pas à sortir après la tombée de la nuit, — « Monsieur le Curé ». Il a cet aspect distingué qu’on voit à certains prêtres nés de bonne famille. Tandis que d’autres, même avant la quarantaine, grossissent, se laissent pousser des touffes de poils au creux des oreilles et des narines, portent des soutanes sales et des chaussures de paysans, il se tient droit, ne prend pas de corpulence, et ses cheveux longs qui commencent à grisonner lui bouclent sur la nuque. Son père, toute la petite ville le connaît, et ne l’appelle que « le père Pesle. » Quelques saintes âmes, qui s’offusquent de ce que l’on traite si familièrement « le père de M. le Curé », ne lui disent jamais que « M. Pesle » et ne lui parlent qu’avec déférence. Il n’en est pas émule moins du monde. Il aime mieux les hommes qui lui tapent sur l’épaule en disant : « Eh bien, père Pesle, si nous allions boire le vin blanc ? » Car il a un faible pour la bouteille. Jusqu’à l’âge de cinquante ans, il a exploité une ferme à vingt-cinq lieues de chez nous. Il a été le maître qui fait le tour de ses domaines, guêtre de cuir, la pipe à la bouche et les mains dans les poches, n’ayant pour occupation que de distribuer le travail. Encore fallait-il qu’aux moments de presse il mit la main à la pâte. Depuis que son fils a été nommé chez nous curé-doyen, il se repose, ne faisant plus œuvre de ses dix doigts, sciant de temps à autre une bûche pour se dégourdir les bras. Chaque année, en septembre, M. le curé prend trois hommes de journée — tu es un des trois, — qui lui scient sa provision de bois pour l’hiver. Le père Pesle vous regarde : il va jusqu’à vous donner des conseils. Mais il se refuse à ce que ce soit un autre que lui qui mette le vin en bouteilles : il n’a pas confiance en un étranger qui ne se gênerait pas pour goûter au vin. Chaque matin, pour se dégourdir les jambes, — sans doute en ont-elles plus besoin que ses bras, — il descend en ville avec un grand panier à couvercle : il tient à faire les commissions, et, le Jeudi, c’est lui-même qui au marché discute des prix avec les femmes des villages. Il ne va pas que dans les boutiques, ni que sur la place : son panier connaît le parquet et les banquettes des cafés. Il rentre tard, mais il y a toujours une vraie foule à l’épicerie, à la boucherie : pas moyen de se faire servir !

C’était le vicaire qui consentait à me donner des leçons de latin. Il lui arrivait de s’ennuyer dans sa chambre où il était seul, et, comme elle était exposée au Nord, d’y avoir froid malgré sa cheminée prussienne. Tu respectais en lui le caractère sacerdotal. Parce qu’il savait le latin, tu ne doutais pas qu’il ne connût tout. Tu voyais en lui plus qu’un homme. Même lorsqu’il venait chez nous, certains soirs d’hiver, tu ne pouvais oublier qu’il revêtait couramment l’aube, la chasuble, la chape. Tu ne lui disais pas vous. Tu ne lui parlais qu’à la troisième personne.

— Monsieur l’abbé a bien raison… Je suis tout à fait de l’avis de monsieur l’abbé.

Tu ne pouvais pas lui donner tort. Il t’aurait été impossible de ne pas être de son avis. Le monde comprend différentes catégories spirituelles, de même qu’il se divise en castes sociales d’inégale valeur. Il ne t’en coûtait pas de reconnaître que, de même que tu n’étais pas un bourgeois, tu ne fusses pas un prêtre. Des jardins des riches comme du sanctuaire de l’église tu n’étais que l’humble serviteur. Même chez toi où tu étais le maître, tu ne l’oubliais pas, heureux de redevenir, chez toi, le serviteur de tes maîtres du dehors. C’est l’orgueil qui nous perd. C’est l’orgueil qui fait que la plupart des hommes réclament des salaires plus élevés que ceux auxquels leur donnent droit et leur science et les services qu’ils rendent. Certes, nous n’ignorons pas qu’il n’y ait sur terre de grandes injustices. Nous n’estimons pas que les riches aient toujours raison, mais nous savons qu’ils ont leurs raisons d’être ce qu’ils sont. Tu ne connaissais point la jalousie. Tu n’enviais ni ceux qui vivent de leurs rentes, ni ceux qui dans des ateliers ou dans des boutiques gagnaient beaucoup plus d’argent que toi en se fatiguant moins. Tu devinais que nous devons connaître chacun nos limites, et que ce n’est point se résigner à la médiocrité que d’être satisfait de cultiver seulement son propre jardin sans convoiter celui du voisin. Il suffit qu’il y pousse de beaux légumes, que les arbres fruitiers ne soient pas improductifs, et qu’il y ait place pour quelques humbles fleurs.

Tu ne réclamais ni le partage des biens, ni le bouleversement de la société. Si tous les ouvriers devenaient riches du jour au lendemain, ce serait du joli ! Il y en a quatre-vingt-dix-neuf sur cent qui ne voudraient plus rien faire. Car nous les connaissons bien : ils ne vont au travail qu’en rechignant. Nous connaissons aussi Lavocat, qui ne fait œuvre de ses dix doigts, et dont les gamins vont voler, la nuit, dans les champs et dans les toits les légumes qui se laissent toujours arracher et les poules qui, parfois, résistent en gloussant. Cela ne vit que de rapine. Lavocat n’aura rien de plus pressé, lorsqu’il possédera de l’argent, que de « faire » tous les marchands de vins d’ici, de l’Étang du Goulot à la route d’Avallon. Aussi bien Lavocat est-il un de ceux qui ne connaissent pas leurs limites.

C’étaient les trois Frères de la Doctrine Chrétienne qui dirigeaient l’école libre. Il y avait le frère Stanislas, petit, rose et gras, le frère Mansuy, de taille moyenne, brun et sec, le frère Théodore, grand, les pommettes rouges, et maigre. Tu t’entendais bien avec eux. Tout en les respectant, tu te trouvais moins éloigné d’eux que du vicaire. Et, surtout aux environs du premier janvier, tu te laissais aller à leur offrir la goutte. Ils refusaient d’abord pour la forme, mais le frère Théodore, dont le nez était presque aussi rouge que les pommettes, plus mollement que les deux autres. Dire que la conversation s’engageait, ce serait peut-être exagérer. Tu écoutais plus que tu ne parlais, n’ouvrant guère la bouche que pour les approuver et renforcer leurs affirmations. Pour nous ils détenaient les secrets de la seule véritable éducation. Et, si tu leur rappelais les coups de tabatière et de règle du frère Saint-Dié, ce n’était jamais qu’en riant. Tu savais n’avoir rien de semblable à redouter d’eux, aujourd’hui que nous les recevions dans notre maison où nous leur offrions la goutte. Je le sentais, et j’en étais fier. Je sentais aussi que, protégé par toi, je n’avais rien de semblable à redouter d’eux. Et puis je pensais que jamais le frère Saint-Dié n’avait dû taper très fort. Je me rappelle qu’un soir le frère Stanislas prophétisa la venue prochaine de l’Antéchrist : tu l’approuvas avec plus de conviction que jamais. Ce fut une de mes plus grandes émotions. Je pensais aux supplices qui nous étaient réservés, à nous qui de si près touchions à l’église. Et c’étaient des soirs où, dans de vieilles maisons entourées de neige et de bise, les grandes histoires, les belles légendes que se transmettent les hommes prennent un sens concret et deviennent susceptibles, pour qui les creuse, d’une application immédiate. Et c’est ainsi que peut-être un de nos ancêtres, expirant en l’an mil, a pu croire prochaine la fin du monde.

C’était Forestier, le sabotier, à qui nous unissaient de vagues liens de parenté. Vous n’étiez pas du même avis. Forestier se prétendait libre-penseur. Nous ne nous en fournissions pas moins de sabots chez lui : le bois des sabots n’a pas de couleur autre que la noire. Vous n’étiez pas du même avis, mais on le savait une fois pour toutes. Vous ne discutiez pas. Vous parliez de la pluie et du beau temps, Forestier de ses sabots, toi de ton travail chez les autres. Toute parole prononcée était pour moi parole d’Évangile, même quand il n’était pas question de l’Antéchrist. Vous étiez des hommes qui jamais n’avaient été des enfants comme moi, et qui depuis très longtemps avaient épuisé le contenu de la vie et la somme des connaissances humaines. Et Forestier qui avait devanture de boutique sur la grand’rue, Forestier qui était conseiller municipal, ne pouvait parler qu’à bon escient.

C’étaient les Girard, à qui nous unissaient des liens encore plus vagues de parenté. Leur maison était située à plus d’un kilomètre de la nôtre, humblement blottie en face d’une de ces habitations bourgeoises à qui il ne manque que des tourelles pour faire figure de châteaux. Elle appartenait à une famille dont le fondateur était arrivé à Paris en sabots, sous le règne de Charles X. Mais sa destinée avait été différente de la tienne. Il avait pu acheter une étude d’avoué. Ses enfants et petits-enfants avaient marché sur ses glorieuses traces, et chaque été une nuée d’avocats et d’avoués, et de futurs avocats et avoués, s’abattaient sur les pelouses de la maison agrandie et transformée. Girard était dans le secret de ses hommes supérieurs puisqu’en leur absence il entretenait la maison et que, durant les vacances, il était promu à la dignité de cocher, soignant les deux chevaux et, dans un immense char à bancs, voiturant le long des routes ses maîtres, et leurs femmes, et leurs enfants, et leurs domestiques. Toi et moi, nous avions un certain respect pour Girard. C’eût été ton idéal de n’être attaché qu’à une seule maison. Puisqu’il en était autrement, tu ne te plaignais pas de ton sort.

C’étaient les Bide, à qui nous unissaient des liens presque imperceptibles de parenté. Bide ne travaillait pas comme toi chez les autres. Il avait assez de champs et de prés pour s’occuper. Il avait même, hors de la limite géologique de notre pays, des vignes dont il pouvait boire le vin. C’était un vin, sans doute, un peu aigrelet, mais qui devait flatter le palais de son propriétaire. Bide ne dépendait de personne. Et, comme c’était un homme un peu taciturne, à toi comme à moi il en imposait. Il y avait des silences qui permettaient d’entendre la glace se former sur les vitres, pendant que le poêle, où nous ne remettions pas de bois, faisait craquer ses jointures, comme quelqu’un qui s’étire, sa journée finie.

Nos hôtes se retirant, une fois de plus la porte s’ouvrait. Lorsqu’ils partaient les pieds dans la neige et la tête dans les rafales, il me semblait qu’ils s’en allassent très loin, dans des pays inconnus peuplés de chouettes et de loups. J’étais tenté de leur crier, comme je lavais lu dans mes premiers livres d’histoires : « À la grâce de Dieu ! »