Ernest Flammarion (p. 101-109).
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IV

C’est ici, entre la maison et le champ, que tu as vécu trente années de ta vie.

De bonne heure tu avais pris l’habitude de ne point flâner au lit, hiver comme été levé avant les poules. C’était toi qui leur ouvrais la porte. Elles saluaient leur délivrance en jacassant comme des femmes. Je ne suis pas sur que tu n’aies jamais causé avec elles. Nous ne craignions pas les incursions des renards, mais il y avait d’autres renards qui, la nuit, ne se gênaient guère pour ouvrir avec leurs mains les portes des poulaillers. Alors tu comptais nos poules. Elles défilaient devant toi comme à la parade. Je sais que tu t’amusais à les regarder l’une après l’autre, chacune avec ses petites manies de personne grave et mûre, ou de personne évaporée, ou de personne facilement apeurée. Il y eut une période où nous en avions trois, parmi les autres, qui nous faisaient rire. Des fois nous les voyions partir.

Car elles ne peuvent point passer leur vie entière aux alentours de leur toit. Il y a longtemps qu’elles connaissent, sur le bout du bec, la cour avec ses brindilles de fagots et ses débris de tuiles. Elles savent aussi que, sous les grosses pierres qu’on remue trop peu souvent, des vers délicieux vivent à fleur de terre : quelle bonne aubaine pour elles quand, afin d’essayer ma force, j’en déplace une ! Mais cela n’arrive pas tous les jours. Je me fatiguerais vite. La cour ne change point. Pour changer d’air, elles vont faire un tour de côté du champ de Fournillon qui touche au nôtre, et tu penses bien que c’est la première qui va devant.

Ceux qui ne les connaissent pas croient qu’elles se ressemblent parce qu’elles ont deux pattes, un seul bec et beaucoup de plumes. Nous savons bien, nous, qu’il n’en est rien. La première est distinguée comme une demoiselle riche qui va au pensionnat des sœurs où l’on apprend le piano ; ses pattes sont fines ; elle porte une aigrette qui sort de chez la meilleure modiste. La deuxième, coiffée d’une espèce de petit bonnet qui la fait ressembler à une paysanne, a des plumes jusqu’aux ergots. Quant à la troisième — qu’elle nous le pardonne ! — nous voyons nettement que sous le bec elle a comme de la barbe. Et tu penses bien que c’est elle qui vient la dernière.

Elles sont parties en cachette, profitant de ce que le coq était occupé ailleurs. Lorsqu’il ne les verra plus il sera bien attrapé. Elles en rient sous cape. Moi, sans avoir l’air de rien, je les suis. Tout à l’heure tu nous rattraperas avec ta brouette. Elles marchent l’une derrière l’autre, comme à la procession. Elles sont déjà loin de la cour, mais elles ne sont pas encore arrivées au champ. Elles pourraient se servir de leurs ailes ; elles préfèrent les garder fermées, dignement. Mais c’est la deuxième qui est la plus fière d’avoir des plumes jusqu’aux ergots.

Elle est aussi la plus tranquille, étant au milieu : là elle ne craint rien, ni personne. Rusée comme une paysanne qui porte ses œufs au marché, elle prend bien garde de faire un faux pas. Aussitôt arrivée dans le champ que Fournillon vient de moissonner, elle se met à glaner du bec : elle n’est pas venue là pour s’amuser. Et, tandis que la première s’arrête à l’ombre de la haie pour rêver, la troisième va s’assurer de près que les épis, déjà liés en gerbes, n’ont pas des barbes plus longues que la sienne.

Tu sais bien que je n’exagère pas. Calme et doux, tu avais hérité, de ta longue série d’ancêtres rudes et narquois, le sens de la plaisanterie naturelle, et comme naïve, et comme ingénue. Tu n’y pensais même pas. Tu dois te rappeler aussi l’histoire de Jules Ferry.

Quand j’avais sept ans, ces deux mots pour moi n’en faisaient qu’un, et de ma plume d’élève tout nouveau des Frères, j’aurais écrit tout simplement : Julferri. Et c’est bien sous cet aspect, en un seul mot si j’ose dire, que je le revois, celui de nos jeunes poulets que tu avais surnommé ainsi. Il avait, lui, non de la barbe sous le bec, mais une touffe de plumes de chaque côté du bec ce qui lui donnait un aspect de jeune homme grave. Depuis, à défaut de Jules Ferry en personne, j’ai vu son portrait. J’en demande pardon à sa mémoire : notre poulet lui ressemblait étonnamment. Tu ne t’étais pas trompé.

Il était sérieux comme un fils de notaire qui se prépare à faire de bonnes études de droit, et qui serait venu au monde avec deux touffes de favoris poivre et sel. Il picorait avec dignité, laissant ses frères se battre, plumes hérissées, cou gonflé, pour rien, pour moins que rien, par humeur querelleuse.

À tout propos tu te servais de lui comme de terme de comparaison.

— C’est comme Jules Ferry, disais-tu.

Ainsi il était mis à toutes les sauces, en attendant…

Souvent aussi tu parlais de l’article sept. Pour moi ces deux mots pareillement n’en faisaient qu’un, mais, à l’accent dont tu les prononçais, ils ne me disaient rien qui vaille. Et il était rare qu’en même temps tu ne parles point de Jules Ferry. Je me demandais quelles accointances il pouvait y avoir entre un article et notre poulet. Mais ces questions, je ne me les posais qu’à moi-même, et j’étais bien incapable d’y répondre. Tout l’été passa ainsi. Le quinze août amena les grandes vacances, et le premier mardi d’octobre la rentrée. Le ciel se mit une voilette de brume grise. J’avais eu le temps de me lier avec Jules Ferry. Il venait manger l’avoine dans le creux de ma main. Nous étions devenus une paire d’amis.

Or, le matin de la Toussaint, comme je revenais de servir la messe à la chapelle des sœurs, je te vis dans la pièce du fond occupé à te raser. Tu me dis :

— Regarde-le donc ! Tu ne le vois pas ?

Tu me désignais sur le billot, dans un angle sombre, quelque chose que je ne distinguais pas. Je m’approchai. Je vis mon ami, les pattes liées et retenues sur le billot par deux de tes lourds coins à fendre le bois, le bec touchant le fond d’un petit plat posé sur les carreaux. Doux, mais, en cela pareil à presque tout le monde, tu estimais que les bêtes sont faites pour être tuées et mangées. Tu étais de ceux dont on dit qu’ils ne feraient pas de mal à une mouche et qui, pour tuer un lapin, de la pointe du couteau lui font sauter un œil.

Ayant fini de te raser, tu le pris par les pattes . Je vis ses petites paupières rabattues : elles étaient légèrement bleuies, et il y avait du sang sur ses plumes. Non seulement tu n’avais pas de remords, mais tu dis en riant :

— Ah ! la saloperie ! S’il n’avait pas eu ses favoris, on l’aurait bien gardé encore un peu de temps ; mais je ne pouvais pas le voir sans penser à l’article sept.

C’est seulement plus tard que je compris pourquoi mon ami, à cause de sa ressemblance avec Jules Ferry, avait été victime de l’article sept. Et nous souhaitons, n’est-ce pas ? qu’il en ait été la seule.

Après avoir délivré les poules, tu allais donner de l’air et de la lumière à nos lapins. Eux, ils n’étaient pas autorisés à sortir. Chaque matin nous les retrouvions à leur poste, les oreilles droites, l’œil vif, le museau toujours aussi agité. Selon la saison tu leur jetais du trèfle ou leur donnais leur pâtée de pommes de terre mélangées de son. Tu étais le bienvenu. Tu te distrayais quelques minutes à les regarder manger : leur museau n’en était ni plus ni moins mobile. Ils le remuent comme les bœufs ruminent.

Regardant aussi le ciel, d’après son état tu pronostiquais quel temps il ferait jusqu’au lendemain. Humant l’air toujours pur du matin, qu’il fût frais en été, ou glacial en hiver, tu plaignais ceux qu’invariablement le soleil trouve au lit quand il fait si bon dehors : pour toi toutes les nuits étaient trop longues.

L’hiver, c’était toi qui allumais le feu, allant et venant dans la maison comme un de ces bons génies des légendes qui suppriment toutes les menues difficultés de la vie. Et sur les murs la mèche de ton bonnet de coton projetait son ombre mouvante.

Parfois tu disais :

— Il y a une fameuse épaisseur de glace sur les vitres.

Quand à mon tour je me levais, deux heures après toi, je les apercevais, derrière les rideaux, bizarrement fleuries : la chaleur du poêle n’était pas encore arrivée jusqu’à elles. La pièce était grande ; et, malgré les bourrelets, la bise et le froid insidieux réussissent à pénétrer partout. Mais tu ne t’en inquiétais pas, sachant que le poêle aurait le dernier mot.

Le reste du temps, c’était encore toi qui allumais le fourneau à charbon de bois sur lequel tu mettais à réchauffer le café préparé de la veille. Tu avais un faible pour le café, mais, nos moyens ne te permettant pas de le boire pur, tu l’additionnais d’une suffisante quantité de chicorée.

On ne te revoyait guère qu’à huit heures, pour la soupe. Tu ne t’attardais pas, les coudes de chaque côté de ton assiette. Le travail te réclamait, et il fallait attendre midi pour que nous fussions réunis à table. Jamais l’appétit ne te faisait défaut : jouer des bras sur la terre te servait d’apéritif. Tu mangeais plus de pain et de légumes que de viande, et buvais plus d’eau que de vin, nos moyens ne nous permettant pas de remplacer trop de fois l’an le tonneau dans la cave.

Le crépuscule seul te ramenait à la maison. Nous mangions la soupe tantôt, dans la belle saison, porte et fenêtre ouvertes, tantôt, à partir de l’automne, le volet de la porte assujetti et les volets de la fenêtre fermés, la lampe posée au milieu de la table. Auparavant tu avais verrouillé poules et lapins pour jusqu’à l’aube du lendemain : tu ne redoutais pas qu’ils fussent malades pendant la nuit.