Ernest Flammarion (p. 92-100).
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III

Mais nous savons que les propriétaires sont honnêtes et qu’ils nous en donnent toujours pour notre argent. Le nôtre estime que, pour cent francs de lever annuel, nous avons droit à plus que ces deux pièces. Et c’est pourquoi nous sommes maîtres d’un grenier, d’une cave, de deux toits à poules et d’un toit à lapins, d’une fontaine, dune cour, d’un jardin et d’un champ.

Sur toute la longueur de îa maison, le grenier s’étend comme un monde où il fait obscur et chaud. Pour la chaleur, ce doit être parce qu’il est plus près du soleil, tant il me paraît inaccessible. Toi qui n’as peur de rien, tu y montes souvent. Les barreaux de l’échelle sont familiers à tes sabots. C’est de là-haut qu’après avoir jeté bottes de trèfle et de paille, bois de moule et fagots, tu descends dans un panier les oignons et les haricots qui ont séché sous les tuiles. Je t’écoute marcher. Tes pas tantôt font craquer le plafond, tantôt roulent sourdement comme le tonnerre des cieux.

Il y a peut-être plus d’un siècle que la cave fut creusée dans le roc. On y entre de plain-pied. La voûte en est cintrée comme celle d’une église. En été, le vin y est au frais. Dans la saison des pluies, une source, au fond, détrempe le sol battu et vient remplir, dehors, près de la porte, un creux taillé dans le roc où les poules boivent. J’aime la cave pour tout ce qu’elle renferme. Il y a tant de choses que j’ai peur de m’y aventurer. Il y a certainement des araignées à l’affût au centre de leurs toiles, ou suspendues au bout de leurs fils qui ne cassent jamais, mais peuvent s’allonger indéfiniment. Près de la source, il doit y avoir des crapauds. Lever des pierres humides, remuer ces caisses pleines de charbon de bois, de pommes de terre, pour effleurer quelque chose de mou qui sent mauvais ? Certes non !

Quand j’entre, je n’y vois goutte. Le coffre des carottes se dessine. Voici la pelle, la bêche, le râteau, les angles de la pile de bois, le tas de fagots. L’ombre s’enfuit par le soupirail, comme de la fumée : il ne reste plus que la lumière.

Je m’y forge un tas d’idées. C’est une cave très ancienne, vaste. Je suis persuadé qu’elle est là depuis des centaines d’années. Autrefois de vieilles gens ont dû y venir, l’homme avec des sabots même pas noircis, la femme en coiffe blanche et avec un cotillon qui ne lui descendait pas plus bas que les genoux. Qui sait si, à quelque endroit, dans un creux du mur, ils n’ont pas caché leurs économies ? Je ne le dis à personne, mais je n’y viens jamais sans frapper un jour ici, un autre là. Cela fait : Toc, toc. Et cela veut dire :

— Pierre, ouvre-toi pour me montrer ce que tu caches.

Pourquoi ne serait-ce pas comme dans les livres ? Les vastes caves des châteaux d’autrefois étaient pleines de cachettes mystérieuses : qui les découvrait était riche pour toujours.

Mais, ici, les pierres sont sourdes ou ne veulent pas entendre. Et je sors de la cave avec un panier de pommes de terre et une bouteille de vin.

C’est là que dans un coin se tient le tonneau de vin que l’on remplace dès qu’il sonne clair, là que pommes de terre, carrottes et choux attendent dans leurs casiers, à notre disposition, que nous ayons besoin d’eux, là que sont entassés de vieilles planches pourrissantes, quelques tonneaux vides et les deux cuviers pour les lessives, là que tu scies le bois à la clarté d’une bougie dans la lanterne, là que sont remisés ta brouette et tes outils de jardinier. La cave et le grenier sont plus que des compléments de la maison. Ce sont presque deux royaumes différents. Dans l’un il fait sec, mouillé dans l’autre. Ici l’on soulève de la poussière ; là on marche dans de la boue. Si, par impossible, il y avait une inondation, si le déluge venait à recouvrir nos pays, j’ai la sensation que nous pourrions vivre confortablement dans le grenier comme dans une autre maison. Si, par impossible, l’ennemi venait à réenvahir nos pays, j’ai la sensation que nous pourrions organiser notre vie dans la cave comme dans une autre maison. Nous nous défendrions. J’en atteste cette vieille baïonnette russe qui fut fabriquée avant 1814, et que je vois fichée solidement entre deux pierres de la voûte. Malgré tous mes efforts, je n’ai pu l’en retirer. Toi, cela te serait facile, en cas de besoin. Dans la cave il y a des crapauds, et des rats dans le grenier. J’ai presque aussi peur de ceux-ci que de ceux-là. Tu montes au grenier comme tu entres dans la cave : sans trembler. Là encore tu es chez toi. Quand ils te reconnaissent, rats légers et lourds crapauds se hâtent de rentrer dans leurs trous : ce sont eux qui ont peur. Moi, certainement ils me dévoreraient.

Que dire des toits où dorment nos poules, où se succèdent nos générations de lapins ? C’est toi qui les cures, qui en enlèves le guano et le fumier. Nos poules et nos lapins m’apparaissent comme des personnages qui font partie de notre famille qu’ils agrandissent. Sans doute il y a la vie des villages où l’on a des bœufs, des vaches et des ânes. Qu’en ferions-nous ? Du moins y participons-nous par les lapins et par les poules. J’ai conscience que nous pourrions presque vivre sur nos propres ressources et nous passer de viande de boucherie. Je constate que jamais nous n’avons besoin d’acheter d’œufs. Le sentiment que j’ai de la solidité de notre vie s’accroît de plus en plus. Il me semble parfois que nous sommes riches.

Grâce à la fontaine nous pourrions aussi, pour peu que nous y tenions, nous passer du vieux puits où toutes les femmes du quartier viennent, à heures fixes, remplir leurs seaux. Elle est creusée non loin de la cave et du toit des poules. C’est de l’eau de source qui l’alimente. L’été la tarit. Le reste du temps, parce que nous ne la soignons pas, elle n’est pas très claire. C’est égal. Si nous voulions nous en occuper, nous pourrions boire de l’eau de notre fontaine. Et cette certitude me suffit. En cas d’inondation, nous n’en aurions que faire. Mais que l’ennemi vînt à réenvahir nos contrées : pourvu que ce ne fût pas en juillet, elle nous serait d’un précieux recours.

La cour n’est point sablée comme ces parterres que l’on trouve devant les maisons des bourgeois. C’est un grand espace ouvert à tous les vents et à tout venant. Je m’en aperçois bien le jour où, tous les deux mois, la foire se tient sur les Promenades : les paysans y remisent leurs voitures aux roues desquelles ils attachent leurs ânes. C’est sur la cour qu’ouvrent les portes des habitations de nos bêtes. C’est dans la cour, sur un bloc de granit qui affleure, que tu fends les souches les plus résistantes.

Grâce au jardin et grâce au champ, nous pouvons nous dispenser d’acheter des légumes. Pour y arriver il faut marcher trois ou quatre minutes : ils sont situés sous le mur du cimetière. Le terreau du jardin s’étend sur un plan nettement horizontal, grâce à la terre rapportée que maintient un mur de pierres sèches le long duquel court une vigne qui, pas plus que celle de la maison, ne suffit à nourrir les guêpes. Ici et là, tu as beau mettre du fumier. Nous pourrions boire de l’eau de notre fontaine : jamais nous ne boirons du vin de nos trois pieds de vigne. À peine pouvons-nous manger quelques-uns de leurs raisins, de ceux du moins dont n’ont pas voulu les guêpes. Notre pays est trop austère pour que jamais la joie du vin ruisselle à torrents de ses entrailles de granit. Nous ne sommes plus ici à Tour-de-Pré. Le champ dévale, presque en pente raide, vers le bois de la Cascade. Il y a le carré des pommes de terre pour nous, le carré du trèfle pour les lapins, les carrés de blé de Turquie et d’avoine pour les poules. Dans le jardin ce sont des poiriers et des pommiers, des choux, des carottes et des poireaux, du persil, du cerfeuil, de l’ail et de la salade. On n’a qu’à se baisser pour arracher, qu’à étendre le bras pour cueillir. Tu n’as, toi, qu’à te courber pour bêcher, qu’à tendre le bras pour arroser. Grâce au jardin et grâce au champ, grâce à toi qui les cultives, nous vivons sur nos propres ressources. Il ne nous manque qu’une grange, qu’une batteuse et qu’un four pour que nous puissions nous passer du boulanger.

Mais je n’y songe même pas. Je ne rêve pas d’une vie différente de celle que je découvre à mesure que j’y vois plus clair. Elle m’entoure de tous côtés. Elle épouse exactement tous les retraits de ma pensée, ou plutôt c’est ma pensée qui se moule sur elle. Il n’y a pas une défectuosité, pas un vide. Avec toutes ses dépendances, avec tous ses compléments, la maison fonctionne comme une machine parfaite. C’est toi qui l’as mise au point, qui la surveilles, qui la diriges. Notre vie ne s’en va pas au hasard, le long de routes indéterminées. Sur les deux rails de l’ordre et du travail qui la maintiennent, elle avance avec une force tranquille. Elle n’est point haletante. Lorsqu’elle s’arrête, c’est pour se reposer aux gares des beaux dimanches, par des matinées claires où le soleil est tout neuf sur les marronniers reverdissants, par de chaudes après-midi où les cloches des vêpres fatiguent l’air qui tremble autour des ardoises étincelantes du clocher aigu.