Ernest Flammarion (p. 83-91).
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II

C’était une maison comme on en voit beaucoup dans les petites villes ; une maison d’ouvriers qui tient le milieu entre la chaumière du paysan et la demeure du bourgeois.

Son mur pignon fait face aux Promenades. Les premiers rayons du soleil levant sont pour lui. Par la rectangulaire petite lucarne d’aération ils pénétreraient comme des flèches si elle n’était ; aveuglée par un bouchon de paille. À mesure qu’il monte dans le ciel, le soleil rencontre la fenêtre et les carreaux de la porte vitrée. Et il descend jusqu’au vieux banc de grès sous lequel les poules se creusent des nids, et jusqu’au pied de cette vigne qui n’a jamais donné beaucoup de raisins : les guêpes même n’y trouvent pas leur vie. Les raisins sont trop durs.

À ceux qui veulent gratter leurs souliers ou leurs sabots, la maison présente en guise de décrottoir deux marches de granit à arêtes inusables que pourraient lui envier ces maisons plus fortunées que sont les monuments publics dans les grandes villes. Mais chez nous le granit serait pour rien, s’il ne fallait que tout le monde vive, les tailleurs de pierres comme les autres. Après avoir gratté tes sabots, tu ne frappes pas à la porte. Tu l’ouvres ou tu la pousses. Te voici chez toi.

La maison ne t’appartient pas, mais tu en paies le loyer à la date convenue : jamais un jour de retard. Un mois avant que passe le propriétaire, les six louis sont préparés dans le tiroir de gauche de l’armoire. Mais, sil n’oublie pas ses droits, le propriétaire connaît ses devoirs. Il ne vient qu’à la date convenue. C’est un petit homme trapu, à visage rasé, qui possède trois ou quatre maisons dans le quartier des Promenades. Il a une cinquantaine d’années et habite à quelques lieues d’ici dans une commune moins importante que notre petite ville. Il ne voyage qu’à pied, connaît les routes mètre par mètre de cailloux que cassent les cantonniers. Il connaît mieux encore, arbre par arbre et buisson par buisson, les chemins de traverse qui réduisent la longueur du trajet. Il arrive guêtré, la lanière de cuir de son bâton enroulée autour du poignet. Certaines maisons, il n’y entre qu’avec méfiance, devinant qu’on va lui parler maladies, chômage forcé, qu’on ne lui paiera que la moitié du terme. Il ne sait pas élever la voix, et certains de ses locataires ne l’ignorent pas. Il a beau tenir son bâton : certains de ses locataires savent qu’il ne s’en sert que pour s’aider à marcher. Mais, lorsqu’il gratte ses souliers sur la première, puis sur la deuxième pierre de notre seuil, son visage s’épanouit. Chez nous il n’y a ni maladies, ni chômage. C’est le matin. Tu travailles au dehors. Mais ma mère est là. Il n’a qu’à étendre le bras, et à laisser son reçu préparé. Ce n’est pas lui qui jamais te donnera congé. Les bons payeurs sont rares. Nous pourrons demeurer ici jusqu’au jour de notre mort : la maison nous appartient.

Voici les deux alcôves où, derrière les rideaux, les deux lits dorment tout le jour. Au-dessus de chacun d’eux un crucifix est accroché avec un bénitier et une branche de buis bénit. Ce sont deux lits de noyer verni. Vous avez chacun le vôtre.

À ta gauche voici, côte à côte, les deux armoires, la plus grande, sœur des lits, en noyer verni, la plus petite en bois plaqué d’acajou. Dans celle-ci sont suspendus pantalons et gilets de travail, et le pantalon noir et la redingote noire que tu revêts le dimanche et, quand il le faut, les jours de semaine pour un enterrement, pour un mariage. Dans celle-là ce sont les piles de linge toujours soigneusement lavé, reprisé, repassé. Il y a douze paires de draps : nous avons des nuits devant nous.

Voici, tout près des armoires, la table ronde, sœur des lits et de la grande armoire, en noyer verni. Les quatre coins d’un tapis tombent devant ses quatre pieds qu’ils cachent : ainsi c’est le tapis qui a l’air de la soutenir.

Voici les deux grands placards aménagés dans les murs profonds comme en ont seules les vieilles maisons des petites villes. Ouvre-les. Nous trouverons un peu de tout sur leurs rayons. Nous sentirons l’odeur des colonies de fourmis qui les envahissent ; mais nous finirons bien par les détruire. Ouvre-les, et il nous viendra par bouffées comme l’odeur de moisissure du passé. Qui avant nous vécut dans cette vieille maison ? Nous ne nous le demandons pas. Maintenant elle est à nous.

À ta droite voici la cheminée dont les jambages et la tablette sont de bois peint en noir. De chaque côté de la pendule ce sont les statues blanches de la Vierge et de saint Joseph, et des chandeliers dont nous ne nous servons pas, et la lampe à huile à qui les longs soirs, dès l’automne, redonnent périodiquement toute son importance, et des photographies anciennes et de récentes, et des vases à fleurs. Sans feu, la cheminée est si fraîche, en été ! Sur la plaque de fonte j’appuie avec délices la paume de mes mains. L’hiver, elle est indispensable : elle devient un personnage autour de qui l’on fait cercle pour l’entendre raconter ses histoires. Je l’aime ; accroupi devant elle, immobile et silencieux, j’écoute pétiller les étincelles et suinter les bûches. Par toutes ses langues de feu qui se dressent se recourbent, s’allongent, elle me parle.

La pendule, en marbre, fait beaucoup moins de bruit que les grandes horloges des autres maisons. Elle ressemble à une petite vieille qui trottinerait perpétuellement. On l’entend heurter, de son bâton, le bois de la cheminée. Elle n’a été mise au monde que pour marcher. Elle ne s’arrête jamais, que lorsqu’elle se sent trop fatiguée. Alors, pour qu’elle reparte avec une provision nouvelle de courage, tu la réconfortes, tu la remontes.

Flanqué de deux chaises de paille, un fauteuil couvert de velours rouge semble donner audience devant chacun des lits. La pièce est pavée de carreaux aussi soigneusement lavés chaque matin que l’est une fois par semaine le linge. Ils sont si propres et si luisants qu’ils ont l’air, eux aussi, d’être repassés.

À elle seule, cette pièce est pour mon enfance un univers qu’à mon intention tu aurais créé. Ces murs, ce n’est pas toi qui les as fait sortir de terre ni monter jusqu’à la hauteur où poutres, solives et plafond les réunissent pour nous mettre à l’abri du vent qui souffle horizontalement, de la pluie et de la neige qui obéissent à la verticale, sauf lorsqu’elles sont contrariées par le vent. Mais il ne les domine jamais au point de leur imposer sa propre direction, et elles ne restent pas tellement libres qu’elles puissent conserver la leur. Elles vont alors suivant une ligne oblique dont ne s’effraient ni les murs droits, ni le toit en pente douce. Tu n’es responsable de l’existence ni des murs, ni des plafonds, ni du toit. Mais ces meubles, mais ces mille objets dont chacun occupe la place qui lui fut assignée sur la cheminée, dans les armoires, dans les placards, sur la table, c’est à toi que les doit la maison. Ce sont eux qui lui donnent sa physionomie personnelle. Ils sont si nombreux que mon enfance ne se familiarise pas également avec tous. Ils sont si nécessaires qu’elle n’imagine pas qu’un seul d’entre eux puisse lui manquer. Ils sont si beaux dans leur utilité qu’ils semblent avoir été créés exprès pour nous, comme notre monde avec ses eaux, ses bois et ses jardins a été fait pour être le paradis terrestre de l’homme. Ici c’est toi qui es le maître. Tu entres avec tes sabots. Ils sont si lourds que je ne puis soulever les deux à la fois. Dans un seul, mes deux pieds tiendraient facilement.

Et il n’y a pas que cette pièce. Juste en face de la porte d’entrée et séparant les deux alcôves, voici un corridor étroit et court. Ceux qui entrent ici pour la première fois peuvent penser qu’il conduit à la cave. Mais nous savons que la cave est plus loin et qu’on trouve, après avoir suivi le corridor, une deuxième pièce qui est comme une autre maison. Deux vieux l’habitaient, que j’ai vus sans les voir, à l’époque où mes yeux s’ouvraient. On les appelait le père et la mère Louis. Je sais qu’ils étaient l’un et l’autre très vieux. Leur place eût été plutôt dans la chaumière enfumée d’un village ; mais, de cette pièce où ils vivaient, ils n’avaient pas eu de peine à faire comme une chaumière. Avec sa grande cheminée où deux pierres plates remplaçaient les chenets, ses quelques meubles anciens et ses murs non recouverts de papier, elle eût fait bonne figure auprès de la ferme de ton enfance. Les deux vieux s’en sont allés nous savons bien où : ils n’en reviendront pas. On a abattu la mince cloison de briques qui fermait le petit corridor. Nous nous sommes agrandis : nous avons loué la maison où vivaient le père et la mère Louis. Elle a sa porte et sa fenêtre percées dans le mur gouttereau qui regarde le sud-ouest : en été, le soleil ne les visite qu’à partir de dix heures du matin ; l’hiver c’est seulement en allant se coucher qu’il leur dit bonsoir. Ainsi nous avons deux demeures bien différentes, quoique abritées sous ce même toit ; celle de la ville, dirais-je, et celle du village à qui le séjour et le souvenir du père et de la mère Louis donnent un cachet d’ancienneté qui me la rend chère. Dirai-je encore que c’est elle que je préfère ? Elle sert de cuisine, de salle à manger, de buanderie les jours de lessive, et de chambre de débarras. Derrière un rideau sont accrochés des vêtements. D’être tout près de la cave ses murs suintent, et par larges plaques le plâtre gonfle et menace de tomber. Il y a au plafond des taches d’humidité et de fumée. En toute saison il y fait froid. L’hiver nous n’y allumons de feu que par les très grandes gelées : nous nous tenons dans la maison de ville.