Ernest Flammarion (p. 75-82).
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DEUXIÈME PARTIE

I

C’est dans une petite ville que nous vivons. Ceux qui ne savent pas diront que c’est un village parce que, de la place de la mairie, il suffit de marcher un quart d’heure dans la direction des quatre points cardinaux pour rencontrer partout des champs, des prés et des bois. Ils diront que c’est un village parce qu’on n’y voit point fumer d’usines, parce qu’on n’y trouve ni grands cafés, ni le plus petit théâtre. Ils diront que c’est un village parce que l’histoire de France nulle part n’en fait mention. Excusons-les. Nous savons, nous, que c’est une petite ville et cela nous suffit.

J’en atteste son conseil municipal et son hôtel de ville au fronton d’ordre ionique, sa brigade de gendarmerie et son juge de paix, ses receveurs de l’enregistrement et des contributions directes, ses notaires, ses médecins et ses pharmaciens, ses deux bureaux de tabac et ses cinq petits cafés où nous n’entrons pas, mais qui se passent de nous pour faire des recettes. J’en atteste son église et ses quatre écoles, ses douze foires et sa louée du lundi de la Pentecôte qui attirent à elle les populations des neuf communes dont elle est le centre en tant que chef-lieu de canton et des marchands de bœufs qui viennent de très loin. J’en atteste les routes où circulent les chariots chargés du bois et des grains qu’elle vend, les camions lourds des denrées qu’elle achète, les diligences qui parfois lui amènent des visiteurs. J’en atteste les poteaux plantés le long de ses routes que relient des fils de fer qui n’en finissent pas, et qui commencent Dieu sait où ! Je sais déjà que ce sont les poteaux du Télégraphe, qui servent à porter le poids des dépêches. Suis-moi. Contre l’un d’eux tu me verras appliquer mon oreille. Rien. Aucun bruit. Le Télégraphe dort. Regarde-moi. Tu me verras frapper violemment du pied contre le poteau, écouter, puis courir à toutes jambes : je suis sûr, maintenant, d’avoir réveillé le Télégraphe, ce mystérieux personnage, qui va se lever et me poursuivre pour me tirer les oreilles, si je ne lui échappe par une fuite précipitée. J’en atteste, enfin, sa grand’ rue, pavée, et sa place de l’hôtel-de-ville, qui ne l’est pas, toutes deux bordées de magasins et de boutiques où l’on trouve toutes les marchandises, ou presque, de l’univers.

Libre à eux, maintenant, de la traverser avec indifférence, et même avec dédain ! Libre à eux de fixer sur elle, comme sur toi, leur regard à monocle et de considérer ses habitants comme d’étranges indigènes ! Sans doute écriraient-ils volontiers, aujourd’hui encore : « J’approche d’une petite ville, et je suis déjà sur une hauteur d’où je la découvre. Elle est située à mi-côte, une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie ; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids et de l’aquilon. Je la vois dans un jour si favorable que je compte ses tours et ses clochers : elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie et je dis : « Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux ! » Je descends dans la ville où je n’ai pas couché deux nuits que je ressemble à ceux qui l’habitent ; j’en veux sortir. » Tu ne remarqueras point la finesse extrême de ce trait : « elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. » Mais tu ne comprends ni ce mépris, ni cette hâte de partir. Qu’ont donc de si répugnant ceux qui vivent là ? Ah ! Sans doute, ils ne sont pas très instruits. Ils s’inquiètent peu des intrigues de la Cour et de la Ville. Ils ignorent qu’on représente des tragédies, qu’on prononce des Oraisons funèbres, qu’on peigne, qu’on sculpte, qu’on arrange, pour flatter les yeux du Roi, de magnifiques jardins. Sans doute, ils n’ont point ces belles manières qu’on cultive comme des fleurs rares. Mais comme on perd à ne point essayer de les comprendre, à vouloir partir tout de suite ! Qu’elle soit située à mi-côte, au milieu de la plaine, au sommet d’une montagne, c’est dans la petite ville qu’on peut le mieux surprendre les pulsations du pouls de notre pays. Ailleurs, il lui arrive d’être déréglé par de brusques accès de fièvre. Il bat, ici, avec la perpétuelle monotonie des balanciers de nos vieilles horloges qui jamais ne s’arrêtent.

Mais n’en est-il pas des petites villes comme de nous ? Les quelques-unes d’entre elles dont on connaisse les noms, n’est-ce pas au hasard qu’elles le doivent, soit qu’une réputation de ridicule s’attache à elles, — partout il faut des comiques et des pitres, — soit qu’une grande bataille ait été livrée non loin d’elles, soit qu’elles aient donné le jour à quelque homme célèbre à qui elles dressent, au bon endroit, une statue, soit qu’un monument classé leur attire des touristes ? Les autres, comme celle où nous vivons, c’est un petit point noir sur la carte. On ne s’occupe pas plus d’elles que de toi. Elles sont la France anonyme, comme toi le peuple anonyme. On les laisse dormir dans le silence et dans l’ombre, comme toi, sans rien soupçonner des richesses que vous recelez. Chaque famille y a son histoire, et chaque maison la sienne ; presque toujours, d’ailleurs, les deux se confondent. Et c’est de toutes ces histoires privées qu’est faite celle de la petite ville. Mais cela ne va pas plus loin, car ce n’est pas des histoires des petites villes qu’est faite l’histoire officielle de la France. Elles n’y apparaissent point, ou que si peu ! Nous ignorons s’il en pourrait être autrement, mais nous savons qu’elles existent et que, sans elles, l’histoire de la France ne serait pas ce qu’elle est. C’est bien d’elles, surtout, et de leurs habitants, que notre grand compatriote disait au grand Roi : « C’est encore la partie basse du peuple qui, par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paie au roi, l’enrichit et tout son royaume ; c’est elle qui fournit tous les soldats et matelots de ses armées de terre et de mer, et grand nombre d’officiers, tous les marchands et petits officiers de judicature ; c’est elle qui exerce et qui remplit tous les arts et métiers ; c’est elle qui fait tout le commerce et les manufactures de ce royaume, qui fournit tous les laboureurs, vignerons et manœuvriers de la campagne ; qui garde et nourrit les bestiaux ; qui sème les blés et les recueille ; qui façonne les vignes et fait le vin ; et, pour achever de le dire en peu de mots, c’est elle qui fait tous les gros et menus ouvrages de la campagne et des villes. »

Regarde attentivement sur la carte, comme avec une loupe, chacun de ces points noirs. Si ton regard a la force des rayons du soleil, tu les verras, dans une brusque flambée, se dissocier pour se développer prodigieusement. Chacun de ces points noirs, ce sont plusieurs centaines de maisons groupées au bourg, plusieurs dizaines qui forment villages et hameaux. Ce sont des routes et des chemins, des rivières et des ruisseaux, des jardins et des champs, des landes et des bois. Tu verras, depuis des siècles, des dizaines de millions d’hommes et de femmes dont le travail aura été la seule gloire, depuis les âges où, dans nos forêts, les druides sacrifiaient sur les dolmens jusqu’à l’année où, sur l’autel neuf de notre église neuve, pour la première fois fut célébrée la messe. Tu verras, au Moyen Âge, notre petite ville, d’abord paroisse, puis obtenant sa charte de commune, s’entourer de fossés et de murailles flanquées de tours. Tu la verras lutter, comme ses sœurs inconnues, obstinée, patiente et forte. Tu la verras, peu d’années avant la grande révolution, avec ses maisons la plupart si mal bâties et si peu élevées que de la main tu peux facilement toucher le bord inférieur de leur toit. Et tu verras que, si en histoire elle n’est même pas un point noir, elle est pour nous, dans le temps et dans l’espace, à la fois le centre vers qui nous rayonnons, et notre point de départ, et notre point d’arrivée.

Ah ! Ils passeront à côté d’elle, méprisants parce qu’elle n’est pas célèbre. Mais, sa gloire, c’est justement de ne pas l’être, comme pour nous, nos titres de noblesse, c’est de n’en pas avoir. Elle et toi, à la fin des fins, vous vous imposez à l’attention parce que, trop longtemps, ils n’ont même pas soupçonné que vous puissiez mériter un regard distrait. Vous avez été les ouvriers de la première heure : que du moins à la douzième vous puissiez vous asseoir à la table du Père ! Parce que jamais vous n’avez réclamé votre salaire, qu’il vous soit enfin versé intégralement, sinon au centuple !