Ernest Flammarion (p. 140-146).
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VIII

Ta prenais sur les heures de repos que tu aurais dû t’accorder pour travailler chez nous. Sans doute, pendant la journée, maman pouvait s’occuper des lapins ; elle pouvait aller demander au jardin et au champ les légumes dont nous avions besoin ; elle pouvait même couper le trèfle à la faucille au fur et à mesure que se manifestait l’appétit de nos lapins. Mais cela n’eût pas suffi à faire marcher la maison. Tu te réservais les plus dures besognes. La cave, la cour, le jardin et le champ étaient les quatre domaines où s’exerçait ton activité que n’avait pu réduire le travail chez les autres. Te remettre au travail chez nous était pour toi comme un délassement.

En été, à trois heures et demie du matin tu étais debout. Tu prenais le chemin du champ, et marchais dans la rosée. Tout humides, les petites feuilles des épiniers étaient d’un vert plus tendre qu’à l’heure de midi. Des limaces rouge sombre se promenaient parmi l’herbe mouillée et sur le gravier avec une vitesse supérieure à celle des escargots. Les lézards n’étaient pas encore sortis de chez eux. Et les hautes orties pâles s’inclinaient tantôt avec mollesse aux derniers souffles du vent frais, tantôt plus bas peut-être qu’elles n’eussent voulu lorsqu’elles étaient secouées par le manche de tes outils posés en travers sur ta brouette. Les alouettes chantaient au milieu des airs, et beaucoup d’oiseaux sur les arbres des haies. À cinq heures tu sonnais l’Angélus, puis jusqu’à huit heures tu travaillais chez les autres. Alors tu rentrais manger la soupe. Mais, n’ayant pas oublié les oiseaux, tu disais :

— J’ai entendu des oiseaux, des oiseaux !… C’en était un vrai concert.

Ce sont les seuls concerts que tu aies jamais entendus. Ce sont peut-être les plus beaux, dans la fraîcheur et sous la pure lumière des matins d’été.

Ta journée chez les autres finissait à sept heures du soir. Mais, t’étant dépêché de manger la soupe, tu rechargeais tes outils sur ta brouette. En route pour le jardin et le champ, jusqu’au moment où il fallait que fut sonné l’Angélus du soir, à la tombée de la nuit, vers huit heures et demie.

Parfois je t’accompagne. Nous marchons sur la terre chaude. Des chauves-souris passent. Nous savons que, lorsqu’on entend la cloche de Magny, c’est signe de pluie pour le lendemain. Je suis l’allée centrale du jardin ; je vais jusqu’au bout pour avoir devant moi vingt lieues de plaine accidentée. Je m’amuse à lancer mon regard de tous côtés, n’importe où, comme une légère balle de sureau retenue par un fil, que je suis sur de ramener toujours à moi. Aux approches du crépuscule, les bois se confondent avec les prés. De Marné, seuls les toits apparaissent, comme posés au ras du sol. L’église de Cervon montre juste le bout de sa flèche ; le coq, dans l’indécis des premières ombres, fait penser à un héron solitaire sur les marais. Toujours au hasard, la balle de sureau fait ricochet sur l’eau d’un étang, s’en va le long d’une route poussiéreuse, mais tout à coup revient parce que la route s’enfonce dans un bois où elle ne peut faire autrement que de se perdre. Elle reste un instant piquée à la corne d’un bœuf comme une boule de bilboquet sur la pointe du bâtonnet. Maintenant la voici sur toi. Tu ne la sens pas. Mais je te regarde longuement, courbé sous le crépuscule. Tu désherbes, pioches, bêches, sarcles, arraches. Tout à l’heure, tu ne te croiseras point les bras sur la poitrine comme le paysan de ce tableau que tu ne connais pas et qui récite sa prière au son de l’Angélus : l’Angélus, tu le sonneras toi-même, de tes bras infatigables.

Peut-être cependant se seraient-ils fatigués à la fin des fins, si nous avions vécu sous le régime d’un été perpétuel. Même alors tu te serais refusé à repérer les limites de tes forces physiques. Tu répétais que nous avons été créés pour le travail. Sous cette malédiction qui pèse sur nous depuis la faute de nos premiers parents, tu courbais la tête avec plus de joie que de résignation. Pied à pied tu disputais à chaque jour ses minutes de lumière. Tu ne t’arrêtais que la nuit venue, sauf pendant les grandes chaleurs après déjeuner. Mais enfin il te fallait bien accepter les différences des saisons, et la lune de décembre n’eût point, à huit heures du soir, projeté ton ombre sur le carré où la neige avait pris la place du trèfle rouge. Tu n’étais pas de ceux qui, bouleversant leur vie, mettent la charrue avant les bœufs. Tu savais que le jour est fait pour le travail, et la nuit pour le sommeil. Tu n’ignorais pas qu’il ne fût de bon ton, à Paris, de se coucher à cinq heures du matin, et que ceux-là seuls qui ont ainsi occupé leur jeunesse peuvent connaître ce qu’ils appellent la vie.

Comme nous n’avions point d’âne, c’était toi qui sur ta brouette ramenais du champ à la maison l’avoine et les pommes de terre. Tu ne faisais pas qu’un voyage. Mais tu ne regardais pas plus à la fatigue de tes jambes qu’à la fatigue de tes bras.

Il y avait toujours à faire. Et je ne parle même plus du jardin ni du champ. Dans la cave, sur le sol mou, tu fendais les souches les moins dures et sciais le bois de moule. Parce que tu avais partout le sentiment de l’ordre et de la rectitude, tu l’empilais en un tas rectangulaire : tu t’entendais parfaitement à en établir les coins avec des morceaux entrecroisés. Tu mettais le vin en bouteilles. On a vite fait d’y attraper une courbature quand on n’en a pas l’habitude, mais tu résistais à tout. Les jours de lessive, tu transportais les deux cuviers avec le « sarrau » lourd de cendres, allant et venant de la maison au puits avec deux seaux alternativement vides et pleins. Toujours sur ta brouette tu portais le linge au lavoir où tu retournais le prendre. Il s’égouttait des deux côtés, et juste au milieu des traces humides la roue creusait la sienne dans le sable sec.

Dans la cour, à proprement parler, tu ne travaillais pas ; mais tu y faisais tes évolutions. Tu y chargeais et déchargeais ta brouette. Tu la traversais avec une botte de paille piquée à la pointe de ta fourche, avec du trèfle sur les bras, avec un panier, avec une bouteille à la main. Tu y parlais à haute voix bien qu’elle fût entourée de maisons et de toits d’où les lapins ne sortaient jamais. Mais tu ne redoutais pas les indiscrétions des lapins ; nos voisins et toi, vous vous connaissiez depuis longtemps.

C’est surtout dans les petites villes que chacun devrait savourer son bonheur. On n’y voit guère de ces arrogants ni de ces moqueurs qui dans les rues vous bousculent. Il n’y a guère de ces rivalités qui, dans les grandes villes encombrées d’ateliers et de bureaux, vous dressent l’un en face de l’autre, l’injure aux lèvres et la menace aux poings. Notre maison où tu rentrais chaque soir était le lieu de ta distraction et de ton repos. En elle tu trouvais le complément du bonheur qui pour toi consistait à consacrer au travail toutes les minutes de tes journées. Il n’y a rien de plus terrible, disais-tu, que de rester à ne savoir que faire de ses dix doigts.