Ernest Flammarion (p. 47-54).
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VIII

Toute ta vie m’est apparue dans la grandeur de sa simplicité. J’en ai fait la découverte par cette nuit de clair de lune sur les champs moissonnés à ras de sillons. Je l’ai vue devant moi, droite, inébranlable dans sa fermeté, forte au point de résister à tous les assauts de la moquerie, belle à pouvoir conquérir tous les cœurs.

Tu étais né dans ce Morvan qu’un de ses fils décrivait en des phrases rugueuses comme son pays même :

« C’est un terroir aréneux et pierreux, en partie couvert de bois, genêts, ronces, fougères et autres méchantes épines, où on ne laboure les terres que de six à sept ans l’un ; encore ne rapportent-elles que du seigle, de l’avoine et du blé noir pour environ la moitié de l‘année de leurs habitants qui, sans la nourriture du bétail, le flottage et la coupe des bois, auraient beaucoup de peine à subsister. Tout ce qui s’appelle bas peuple ne vit que de pain d’orge et d’avoine mêlées dont ils n’ôtent même pas le son, ce qui fait qu’il y a tel pain qu’on peut lever par les pailles d’avoine dont il est mêlé. Ils se nourrissent encore de mauvais fruits, la plupart sauvages, et de quelque peu d’herbes potagères de leurs jardins, cuites à l’eau, avec un peu d’huile de noix ou de navette, le plus souvent sans ou avec très peu de sel. Il n’y a que les plus aisés qui mangent du pain de seigle mêlé d’orge et de froment. »

C’est de ce « bas peuple » que par ton intermédiaire je descends. Car un peu moins de deux siècles après, à l’époque où tu naquis, alors que Louis-Philippe Ier régnait sur la France, les choses n’avaient pas tellement changé que l’on ne pût écrire :

« Les Morvandiaux, hommes et femmes, sont en tout temps chaussés en sabots ; ils les font fabriquer chez eux à bon compte avec un pied de verne ou de bouleau qu’ils achètent rarement : ils aiment mieux le couper en maraude dans la forêt voisine. Leur sobriété est extrême. Le matin, la soupe assaisonnée avec un peu d’huile de navette ou un filet de lard. On n’y emploie pas le beurre, la majeure partie du lait étant réservée pour la nourriture des veaux. À midi, on mange du pain avec des pommes de terre en purée, ou des haricots verts ou secs, ou bien un gâteau de blé noir, ou de la picoulée, sorte de bouillie d’avoine. Les plus misérables, sont réduits à manger leur morceau de pain sec. Le soir, la soupe encore et des pommes de terre au naturel et à discrétion. »

Ce fut là ta nourriture tout le temps que tu vécus avec tes parents et qu’ils exploitèrent leur ferme entourée de terrains ingrats. Que de fois tu m’as parlé de tes années d’enfance ! Non pas, certes, en me donnant beaucoup de détails. Mais, pour qu’elles ressurgissent dans leur âpreté pittoresque, il me suffit de me rappeler quelques mots de toi, pareils à ces flammes claires montant d’un feu de broussailles allumé par un berger devant un rideau de bois que la brume de novembre semble vouloir effacer.

Vous étiez cinq frères, dont aucun n’était préféré aux quatre autres : toujours affairée, votre mère n’avait le temps ni de vous embrasser ni de vous battre. Sommairement vêtus, en toute saison vous portiez des sabots ferrés, parce que les clous s’usent moins vite que le bois. Il n’y avait pas de domestiques. En toute saison également il fallait que tout le monde fut levé de bonne heure. C’était la famille qui peine, héritière des serfs du haut moyen âge, puis de Jacques Bonhomme, depuis le père âgé de quarante ans jusqu’au plus petit des gamins qui n’a pas encore cinq ans, dans l’espérance de pouvoir se reposer un peu avant de mourir, ou simplement parce que l’homme a été fait pour travailler la terre. Parfois, la Saint-Martin venue, il était dur de payer le montant du fermage à l’abbé Petitier, le propriétaire. Vous ne mangiez un peu de viande que lors des grandes fêtes. Vous ignoriez l’existence de la vigne. Vous n’aviez que du pain de seigle mélangé de pommes de terre. Le froment était bon pour les riches : ton père le vendait. Je vous vois rassemblés tous les sept les soirs d’hiver, à l’époque où Louis-Philippe Ier régnait sur la France, et où l’on signalait des bandes de loups dans les bois. Je vois votre ferme qui certainement ressemblait à celles que l’on décrivit comme il suit :

« Les habitations du laboureur et du manœuvre et celles des petits fermiers sont toutes construites en pierre de granit ; mais les toits sont couverts en paille, et les chambres pavées avec un dallage grossier. Les pignons sont souvent adossés à des buttes de terre pour y chercher un abri contre les vents, au risque à peu près certain d’y trouver de l’humidité. Les gouttereaux s’arrêtent au niveau des planchers sans aucun renchaussement ; de sorte que les greniers et les chaffauds, placés sous un angle trop aigu, ne laissent presque point d’espace pour le logement des grains et des fourrages.

« Pour entrer dans les maisons, il arrive plus souvent de descendre une marche que de la monter. Les habitations sont mal aérées. Excepté chez les particuliers qui jouissent de quelque aisance et qui se donnent une fenêtre ou deux, la chambre n’est éclairée que par une seule croisée partagée en quatre petits carreaux sur un châssis dormant. S’il fume, on laisse la porte ouverte, et l’hiver on gèle au coin du feu.

« Les granges, les écuries, les toitons, tout est ordinairement contigu et de plain-pied avec la maison. Souvent une porte d’intérieur fait communiquer la maison avec l’étable. Dans les habitations les plus misérables du haut Morvan, il n’est pas rare de voir la volaille se jucher sur une claie suspendue dans la chambre à coucher, et le coq qui chante le réveil perche sur le ciel du lit.

« Le mobilier, dans chaque maison, est réduit au contingent le plus exigu. Chaque coucher se compose d’un châlit, avec une paillasse et une toile renfermant la plume des oies et des canes qu’on dépouille à cet effet deux fois par an de leur duvet ; un traversin, avec une manière d’oreiller, une couverture de poulangis grossier, et des rideaux de bouege ou de grosse serge de couleur verte ou jaune, qui entourent le lit carrément : c’est un abri contre le froid et une sorte de cabinet de toilette pour les femmes quand il y a plusieurs ménages dans la même chambre. Au pied du lit est ordinairement une armoire, et plus souvent un coffre pour mettre le linge et les hardes : genre de meubles qui oblige à culbuter tout ce qui est dessus pour atteindre ce qui est au fond ; une mêt pour la panification ; deux perches suspendues au plafond par des cordes pour recevoir les pains et les y tenir à l’abri des rats ; un dressoir, composé de trois ou quatre rayons de bois, porte la vaisselle et sert à étaler des plats et assiettes de faïence grossièrement coloriée ; au milieu de la chambre principale est, en permanence, une table longue pour manger, et, parallèlement, un banc de chaque côté, avec deux ou trois chaises près du feu où, pour chenets, il n’y a souvent que deux pierres plates ; et, dans les coins du foyer, un ou deux escabeaux formés avec les débris d’un joug brisé, pour asseoir les petits enfants. La bassie est ordinairement dans un coin de la chambre. Sur fa pierre supérieure on place une cruche à l’eau en grès avec un seau et une casse en cuivre jaune dont tout le monde se sert pour boire ; au-dessous est la pierre à laver, avec un trou pour laisser écouler les eaux, sales plutôt que grasses, dont l’issue, souvent près de la porte, tombe dans une auge en bois, pour en faire profiter les porcs, familiers de la maison. »

C’est dans une de ces maisons que tu naquis et vécus tes premières années. Il me semble qu’il y devait faire chaud, l’hiver, même quand la porte était ouverte à cause de la fumée. Il me semble que le vent devait souffler plus fort qu’aujourd’hui, la neige rester plus longtemps sur les prés et dans les sentiers. Il me semble que les paroles prononcées sous le manteau de la vaste cheminée devaient être chargées de plus de sens et de plus de mystère. Il me semble que les vieilles légendes devaient être alors beaucoup plus vieilles qu’elles ne le sont aujourd’hui.