Ernest Flammarion (p. 41-46).
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VII

C’est ici le lieu de rendez-vous de la douleur. C’est ici que le prêtre asperge le cercueil sur lequel on n’a pas encore jeté la première pelletée de terre, que les femmes ont des convulsions, que les hommes pleurent silencieusement, que les enfants crient, les uns : Mon papa ! les autres : Ma maman !

C’est ici, au-dessus de notre petite ville, le carrefour où aboutissent toutes les routes de la vie, celles que l’on brûle sur des voitures rapides aussi bien que le chemin creusé d’ornières où le vieux s’attelle à la charrette pour aider son âne à la hisser jusqu’au haut de la côte.

C’est ici seulement que se rencontrent les générations, jusqu’au jour où elles se trouveront réunies, revivifiées, dans la vallée de Josaphat. Leurs cendres sont confondues en une fine poussière qui fait cause commune avec la terre d’où nous tirons notre origine. Et leurs traditions, parmi ce clair de lune diffus, brillent d’un éclat précis, comme la lucarne d’une ferme sous le soleil d’août, à deux heures de l’après-midi. Où furent-ils ensevelis, les hommes de ces temps anciens où saint Germain d’Auxerre, lorsqu’il traversa notre pays, fit des ours une grande destruction et chassa les démons qui le suppliaient ? Eux-mêmes, nos ancêtres, devaient les apercevoir, avec leurs cornes, embusqués derrière les chênes et tapis dans les buissons. Toi-même me parlas souvent du démon que tu voyais siégeant à l’entrée de l’enfer, armé de sa fourche à trois dents.

Où furent-ils ensevelis, ces serfs du moyen âge qui, vêtus de peaux de bêtes, se terraient à la tombée de la nuit dans leurs misérables huttes et peut-être parmi les rochers que l’on trouve dans nos bois ?

Où furent-ils ensevelis, ces humbles artisans dont il ne subsiste point trace dans l’histoire ? Et ces petits marchands pour qui leur comptoir était l’axe de la vie de l’univers ?

Un peu partout, sans doute, mais, les derniers, surtout autour de la vieille église disparue. Je devine qu’il y a de leurs cendres mêlées à l’humus des bois, à la terre des champs, au sol des routes. Pour les revoir, je ne veux pas attendre qu’éclate la trompette de l’Archange.

Je ne regarde pas que les tombes. J’aperçois quelques maisons de la petite ville dont les humbles toits de paille, d’ardoises ou de tuiles sous le clair de lune ne se différencient plus.

Je ne regarde pas que ces maisons. Mes yeux retrouvent l’immense plaine avec ses bois confus, avec ses villages qu’il faut avoir vus bien des fois pour les reconnaître. Ceci qui luit sous la lune, est-ce l’étang de Vaurins, un des toits d’ardoises de Marné ? Je sais que c’est l’étang. Les fermes, les villages, je les devine tous, ceux de la plaine, ceux des bois, avec leurs chaumières à fenêtres sans rideaux et leurs granges dont les aires sont plus propres que les carreaux des chaumières, avec leurs ruelles sales et leurs champs soigneusement entretenus ; je les devine tous, dispersés autour de la petite ville ; et, ce soir, tous pour moi rayonnent mystérieusement vers le cimetière.

Et cette plaine, que bornent des montagnes et le ciel, devient soudain pour moi comme une autre vallée de Josaphat. Je n’ai pas besoin de crier le Surgite, mortui ! Il me semble qu’ils se lèvent d’eux-mêmes, ceux qui n’ont jamais eu de sépulture, ceux qu’autrefois on enterrait au hasard, ceux de l’ancien cimetière qui entourait l’ancienne église, ceux du nouveau qui fait face au porche de l’église neuve. Tu te lèves comme eux. Vous formez une masse confuse de générations rapprochées. Vous êtes le raccourci de l’histoire de quinze siècles de notre peuple. Vous vous soutenez, comme vos maisons dans la petite ville, comme vos chaumières dans les villages sont liées par la poutre faîtière. Vous vous êtes transmis de main en main, comme le véritable flambeau de la vie, le sentiment de l’ordre, du travail, de la probité, et la croyance en Dieu. Je vous vois tous, portant les instruments nécessaires à la culture des jardins et des champs. Religieux, vous l’étiez tout naturellement, d’une religion qui n’était pas pure de tout alliage, mais qui remplissait de certitude vos âmes simples et vous aidait à supporter les misères d’ici-bas. Il y a eu parmi vous des saints du travail, comme il y en eut de la prière. Vous êtes la vieille France en sabots, en bras de chemise, en cotillons courts ; la vieille France qui a peiné pendant des siècles sans se plaindre, la vieille France des artisans probes et des « ahaniers » soumis ; la vieille France qui allait puiser de l’eau aux fontaines des prés, aux sources dans les bois, qui ne brûlait dans ses cheminées que du bois de ses arbres ; la vieille France qui ne travaillait que pour économiser, et n’économisait que pour avoir la force de travailler plus longtemps. Elle se contentait de son sort. Et c’était d’elle que tu avais hérité l’esprit de soumission.

Je me garderai d’exalter l’indifférence, aussi bien que de mépriser l’enthousiasme de voir et le désir d’apprendre. Mais je ne puis me retenir d’aimer ta certitude. Tu devais penser que, si loin que tu ailles, si avant que tu descendes, tu n’épuiserais le monde ni dans son étendue, ni dans sa profondeur ; qu’il est beau d’essayer de se répandre en tous sens, mais qu’il vaut mieux connaître la mesure de ses forces pour les appliquer à une tâche appropriée ; qu’il faut, pour atteindre un but, ne le placer ni trop loin ni trop haut ; que, si partir est bon pour les uns, rester est meilleur pour les autres. Ceux-ci pour se trouver doivent aller se chercher très loin, comme s’ils ne pouvaient sentir leur âme que souffrante et s’épanouir qu’en se contractant. Ceux-là ne se connaissent qu’en restant en contact avec la terre natale : si la vie les en arrache, ils en gardent pourtant l’image ineffaçable. Si, comme elle a fait pour toi, elle les y ramène pour toujours vers la trentaine, rien ne peut plus les ébranler. C’est ainsi qu’on voit dans les villages et dans les petites villes des existences solidement assises que ne troublent ni les cris de fête, ni les clameurs révolutionnaires des grandes cités.

Ces réflexions, je ne prétends pas que tu te les sois toutes formulées de cette manière, mais je sais que tu les portais en toi-même.