Ernest Flammarion (p. 55-58).
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IX

Vous alliez « en champs ». Vous meniez paître vaches, cochons et moutons. Le plus jeune était chargé des oies, mais il avait peur du jars quand celui-ci, le cou tendu raide, se mettait à siffler. Dans un bissac, pour votre repas de midi, vous emportiez du pain noir, du fromage, des noix sèches. Parfois, à force de taper sur un morceau de silex avec le dos de la lame de votre unique couteau, vous réussissiez à allumer du feu : c’était pour vous un motif de légitime fierté. C’était à votre intention que l’été garnissait les ronces de mures juteuses, que l’automne piquait à la pointe des épines des haies les prunelles violettes et acides. Aux approches de l’hiver nèfles et châtaignes vous étaient d’un précieux recours. Au printemps vous cherchiez les nids. Vous étiez cinq qui, chaque matin, s’en allaient du nid où chaque crépuscule les ramenait.

La nourriture intellectuelle, vous n’en aviez cure, et personne ne s’en préoccupait pour vous. Votre père ne savait pas lire, votre mère non plus. Vous enfermer entre les quatre murs d’une école qu’aucune loi ne vous obligeait à fréquenter eût pesé lourd à vos épaules. Vous étiez lâchés en pleine campagne sauvage encore ignorée des touristes comme de jeunes animaux qui, ne pensant même pas que la vie mérite d’être vécue, se contentent de vivre. Vous étiez isolés du reste du monde. Point de chemins de fer. Pour trouver la diligence à Lormes, il fallait faire trois bonnes lieues. Et pourquoi l’y aller chercher ? Vous sept, et ceux des fermes voisines, et ceux des hameaux d’alentour, et ceux de la commune de Brassy, rien ne tendait à vous attirer hors de votre pays. Quelques nourrices seulement s’en allaient à Paris. Et tu me racontais l’histoire du grand Pierre qui, ayant été y retrouver sa femme et ayant couché dans une chambre où tictaquait une pendule, s’était levé vers minuit ; agacé, la prenant pour une souris grignotante, il l’avait réduite en miettes d’un solide coup de bâton bien appliqué quoique au juger dans les ténèbres. Et il s’était bien promis de ne plus jamais retourner voir sa femme à Paris.

Tu riais quand tu me racontais et cette histoire et d’autres ; et tu ne manquais point d’ajouter :

— Non ! Jamais ! Jamais !…

Ce qui signifiait pour toi, et pour moi qui te voyais et t’entendais :

— Jamais sous la voûte des cieux on n’a vu pareille chose !

Mais comment dirai-je ? Il y avait dans ton rire infiniment plus d’admiration que de moquerie. Il semblait que tu te fusses senti le frère — ou le fils, — du grand Pierre de la Montée Ces « pauvres laboureurs » des trente premières années du xixe siècle, c’étaient de solides et rasés paysans qui devinaient l’heure à la position du soleil, de la lune et des étoiles. Ils ne concevaient point d’irréalisables désirs. S’il leur arrivait d’entendre une pendule, ils la brisaient. Le superflu ne leur était pas nécessaire. Chez eux, c’était moins ignorance que dédain. Et tu estimais qu’ils avaient choisi la meilleure part.

La vie pour les fermiers avait beau être dure en Morvan sous Louis-Philippe Ier : à force d’économiser liard par liard, un jour arrivait où écus et pistoles sonnaient clair dans le bas de laine. Et parce qu’on voulait les faire fructifier tel était fermier la veille qui, le lendemain ouvrait auberge sur une route où, dimanches et jours de foire, les paysans allaient et venaient. Ce fut à quoi se résolut ton père. Et l’on vit, au pignon de l’une des dernières maisons de la route de Lormes à Brassy, se balancer au gré du vent cette branche de genévrier qu’on appelle « bouchon ».