Éditions Jules Tallandier (p. 191-204).


CHAPITRE IX

LE RELAIS DE PANTENANG


Une demi-heure plus tôt, Oraï avait atteint Pantenang, avec ses compagnes involontaires.

Sans répondre aux questions de la svelte Eléna, de la corpulente Mable, il les avait conduites dans une chambre sise, de par l’existence des pilotis-supports, à la hauteur d’un premier étage.

Puis, les y ayant enfermées avec soin, il avait eu une conférence avec M. Rigjoon, maître du relais, brave Hollandais à la face large, mais à l’intelligence étroite, qui se croyait obligé à saluer respectueusement l’uniforme du faux officier des douanes, toutes les fois qu’il commençait une phrase.

— Est-il venu d’autres voyageurs ? questionna Oraï

— Oui, monsieur l’officier.

— Où sont-ils ?

— Partis.

— Comment, partis ! Ceux dont je parle devaient nous précéder d’une heure à peine. Deux hommes et une jeune fille…

— De nationalité allemande, je crois, ajouta l’hôte avec une révérence qui mit son nez presque en contact avec ses rotules.

— Justement.

— Ils ont reconnu qu’ils pouvaient prendre le chemin de fer.

— Vous avez le chemin de fer, ici ?

Nouveau salut.

— Oui, monsieur l’officier, la ligne de Pantenang à Samarang, ce qui les amène bien près de Djokjokarta, le but de leur voyage, à ce que j’ai cru comprendre.

— Nous allons en faire autant.

— Impossible ce soir. Le dernier train a quitté la ville.

Un instant, Oraï demeura silencieux. Puis il murmura si bas que son interlocuteur, bien que prêtant complaisamment l’oreille, ne put l’entendre :

— Il ne faut pas que le jeune homme découvre la supercherie. Daalia n’est pas encore en état de quitter Batavia.

Avec un léger haussement d’épaules, il reprit :

— Écoutez, monsieur le maire de relais.

Une inclination profonde et l’interpellé psalmodia :

— Mon respect pour les douanes garantit mon attention.

— Vous avez remarqué que deux dames m’accompagnent ?

— Je l’ai remarqué, si vous le permettez.

— Bien. Ce sont de nobles étrangères.

— Je le crois, puisque vous daignez me l’affirmer.

— Vous leur ferez servir à dîner dans leur chambre. Pour des raisons connues du gouvernement, personne ne doit leur parler, ni correspondre avec elles.

M. Rigjoon fit exécuter à son échine une nouvelle flexion.

— On sera muet, monsieur l’officier.

— Oh ! reprit Oraï, la défense ne s’applique certainement pas à vous, mais à deux voyageurs qui arriveront dans la soirée.

— Je les surveillerai.

— Précisément, c’est ce que j’espérais de votre loyalisme.

Sur ce, la main du sacrificateur se tendit vers le maître de poste ; celui-ci, confus d’un tel honneur, la saisit avec un salut, qui donna à son dos l’apparence d’un plan incliné, dont le sommet n’était pas du côté de la tête.

Mais sa large face s’épanouit en une expression d’infinie gratitude, d’inaltérable dévouement, lorsqu’il sentit, interposées entre sa paume et celle du faux douanier, des pièces de monnaie.

Certes, il était sensible à la distinction flatteuse, mais son corollaire argentin lui dilata le cœur et probablement aussi les viscères voisins.

Il demeura là, penché, ému et jubilant, tandis qu’Oraï s’éloignait, allant s’assurer que ses prisonnières s’installaient avec résignation.

Quand il pénétra dans la chambre des deux Anglaises, celles-ci l’accueillirent par une bordée de récriminations.

— J’ai voulu aller dehors, clama Mrs. Doodee, et la porte était fermée par la clef !

— Totalement fermée, incapable de s’ouvrir, appuya Mable avec un soupir qu’eût envié un phoque !

Placidement, le sacrificateur répliqua :

— C’était exprès.

— Exprès ?

Les deux femmes levèrent les bras vers le plafond, comme pour le prendre à témoin de leur infortune, et Eléna reprit :

— Vous pensez que je consentirai à demeurer en captivité ?

Sa colère ne troubla pas son interlocuteur.

— Je le pense.

— Quoi ? Une citoyenne anglaise…

— Pardon ! Américaine, vous voulez dire.

— Non, non, non, Anglaise.

Oraï sourit :

— Prenez garde, miss…

— Mistress, rectifia la jolie blonde au comble de l’exaspération.

Du geste, le Sumatrien lui imposa silence.

— Ou bien vous êtes miss et Américaine, dans ce cas, un petit voyage, une obéissance souriante et vous retrouverez votre liberté ; ou bien vous êtes Anglaise et veuve, alors je vous conduis au plus prochain bourg, on vous enferme en prison, et le gouvernement oublie des captives suspectes, dont il n’a aucune raison de se souvenir.

Elles frissonnèrent

— Eh bien ! que décidez-vous ? Êtes-vous miss Eléna ?

— Oui, rit-elle en courbant la tête.

— Née en Amérique ?

— Oui.

— À la bonne heure. Je n’espérais pas moins de votre raison. Au surplus, vous allez parcourir confortablement l’île de Java ; escortée par moi, aucun danger ne saurait vous atteindre. Combien de touristes seraient heureuses de prendre votre place !

— Ah ! gémit Mrs. Doodee avec un sincère élan, je la leur céderais bien volontiers.

Mais l’opulente Mable demanda :

— Et moi, je suis Américaine également ?

— Oui, une Américaine de la grosse dimension.

L’épithète navra la demoiselle de compagnie.

— Grosse… Comment cela peut-il être ? Moi qui me nourris de presque rien… Je prends si peu à la fois, que je suis sans cesse sur le point de défaillir, et tenez… en ce moment même…

— On prépare le dîner…

Oraï s’interrompit. Un roulement de voiture avait résonné au dehors.

Il se porta vers l’ouverture décorée du nom de fenêtre, et se pencha au dehors. Au-dessous de lui se dressait une des solives-pilotis supportant l’habitation suspendue. Des plantes grimpantes s’enroulaient autour du bois vermoulu, couraient sur la façade, encadraient les baies d’une bordure fleurie, odorante, que la brise du soir agitait mollement.

Au loin, le soleil disparaissait sous l’horizon, et de l’ouest à l’est le ciel se colorait par dégradations délicates, presque insensibles, allant du rouge ardent aux orangés, aux jaunes, aux verts, aux violets, pour s’achever dans l’indigo nocturne, où quelques étoiles piquaient déjà leur scintillement.

Entre les cabanes composant le relais, la voiture d’Albin venait de stopper, Gravelotte et Morlaix avaient sauté à terre et s’entretenaient avec le maître de poste qui s’était précipité à leur rencontre.

— Les personnes amenées par le véhicule que j’ai aperçu en arrivant, disait Albin faisant allusion à l’équipage remarqué sous la remise, ces personnes passent la nuit au relais ?

Rigjoon esquissa une affirmation de la tête, puis une négation énergique. Il venait de se souvenir des recommandations d’Oraï. Or, son embarras était grand, car la question n’avait pas été prévue.

— Bon, grommela le jeune Français, vous dites oui et non en même temps. Lequel dois-je retenir ?

— Celui que Votre Excellence préférera.

À ce moment, l’hôtelier leva les yeux vers la croisée. Il aperçut Oraï, vit le faux officier faire un signe qu’il ne comprit pas.

La mimique, qui prétend tout exprimer, est dans les circonstances difficiles, d’une insuffisance regrettable.

Oraï pensait :

— Digne Hollandais, affirme-leur donc que nous avons pris le chemin de fer, comme les Allemands qui nous précédaient.

Mais traduisez donc cela par gestes, surtout lorsque les gestes doivent être modérés, sous peine d’attirer l’attention de tiers.

— Lequel croirai-je ? reprit Albin avec un commencement d’impatience.

Rigjoon se gratta la tête, porta successivement le poids du corps sur la jambe droite, et sur la jambe gauche.

— Eh bien ? insista le Français, qui s’adressant à Morlaix ajouta : Ah çà ! nous avons affaire à un gâteux.

Le Hollandais profita de ce mouvement pour décocher un regard suppliant à la fenêtre.

Mais, plus prompt que lui, Albin, s’était retourné, avait intercepté ce coup d’œil et, suivant tout naturellement le rayon visuel du brave aubergiste, avait aperçu le pseudo-officier des douanes.

— Bon, s’écria-t-il joyeusement. Elles sont là.

Et remarquant l’air piteux de son interlocuteur, il devina vaguement là vérité 

— On vous avait défendu de répondre.

Nouveau regard de Rigjoon à la croisée, geste affirmatif d’Oraï. Aussitôt, le brave homme clama, tel un tonneau qui se débonde :

— Oui, Votre Excellence, on m’avait défendu.

— Ah ! alors, sans doute, il est interdit de saluer les… voyageurs en question ?

— Que Votre Excellence me pardonne, mais si elle le tentait, je devrais, ainsi que mes employés, m’y opposer de toutes mes forces.

— Ah ! ah !

— Ordre du gouvernement, conclut le maître de poste, avec l’orgueil inné chez tout citoyen libre que le gouvernement veut bien prendre pour serviteur.

Puis, changeant de ton, redevenant l’aubergiste mielleux qui prépare sa « note » :

— Ces messieurs désirent-ils dîner ?

— Sans doute. Et aussi dormir.

— Si ces messieurs veulent me suivre.

Un instant plus tard, Rigjoon laissait ses nouveaux clients en haut des pilotis de la cabane la plus éloignée de celle où gîtaient Oraï et ses compagnes.

Très satisfait de lui-même, se confiant en a parte qu’il avait opéré avec la plus habile diplomatie, il quitta ses hôtes et, se frottant les mains, redescendit dans la cour, si l’on peut décorer de ce nom l’espace libre limité par les diverses constructions.

Déjà Oraï l’y attendait.

Les deux hommes eurent une longue conférence qui se termina par ces mots :

— Le premier train du matin ?

— À cinq heures vingt-cinq.

— Nous le prendrons.

— Bien, monsieur l’officier.

— Et n’oubliez pas surtout. Si ces étrangers parlaient aux voyageuses…

— J’ai compris. Je tiens trop à ma sûreté et suis trop dévoué aux intérêts hollandais, dans lesquels les miens sont compris, pour ne pas avoir toute la vigilance désirable.

Or, au moment précis où se prononçaient ces paroles mémorables, la vigilance du maître de poste était mise en défaut.

De sa croisée, Albin l’avait aperçu ainsi qu’Oraï. Les deux causeurs s’étaient bien dissimulés sous un appentis, mais trop tard.

Jugeant, dès lors, le gardien des Américaines trop occupé pour gêner ses actions, Gravelotte avait tracé quelques mots sur une page de son carnet, puis, enjambant une fenêtre ouverte du côté opposé à la cour, il avait empoigné l’un des pilotis et s’était laissé glisser jusqu’au sol, sans souci des plantes grimpantes, auxquelles cet exercice de gymnastique ne fut rien moins que salutaire.

Une fois en bas, Albin se faufila de cabane en cabane. Les palefreniers ou serviteurs ne firent pas attention à lui. L’œil du maître était braqué ailleurs, et jamais la surveillance des mercenaires n’égale son acuité. De la sorte, sans être gêné en rien, le jeune homme parvint sous la fenêtre où, tout à l’heure, il avait reconnu Oraï.

Il ramassa un caillou, l’enveloppa soigneusement de la feuille arrachée à son carnet, puis d’un mouvement bien calculé, projeta le tout vers l’ouverture. Missive et pierre disparurent dans la chambre visée.

Ceci fait, Albin reprit en courant le chemin de son logis, y grimpa avec l’agilité d’un écureuil et s’y enferma à l’instant même où Rigjoon et le faux douanier se séparaient, très contents l’un de l’autre.

S’ils avaient pu entendre Mable et Eléna, leur plaisir eût été moindre.

Après la sortie du sacrificateur, les Anglaises s’étaient regardées, avaient hoché la tête, étendu les bras, avancé les lèvres en « peuh ! » dubitatifs, gestes qui, dans leur ensemble, signifiaient : indécision, incompréhension, trouble. Après quoi Mable avait susurré :

— Que veut dire tout cela ?

— Je vous le demanderai, repartit aussitôt Eléna ?

De nouveau les yeux, les têtes, les bras se remirent en mouvement.

— En Amérique déjà, reprit mistress Doodee, beaucoup de peuple s’est conduit à notre égard comme s’il était en état de folie.

— Oh ! oui ! de folie même dangereuse.

— À Java, nous rencontrons la même chose sur notre voie.

— Très sensiblement la même.

— Et cela est incompréhensible. Vous trouvez aussi, miss Grace ?

— Je trouve.

Durant plusieurs minutes, elles continuèrent sur ce ton. Peu à peu cependant, vu la nécessité de se donner une explication, elles arrivèrent à formuler une supposition :

— Il n’y a pas de tectootalers (associations de buveurs d’eau) dans l’Amérique du Sud ?

— Je n’ai jamais entendu dire, mistress.

— Et point davantage à Java ?

— Je crois, comme vous, les associations de tempérance inconnues dans cette île.

Eléna secoua le chef, comme si elle arrivait à la solution du problème.

— Ne pensez-vous pas l’alcoolisme amène la folie ?

— Tous les doctors affirment cela.

— Ces gens qui persécutent nous-mêmes ne seraient-ils pas des maniaques de l’alcool ?

— Peut-être.

— Car enfin, en quoi pouvons-nous devenir suspectes à un gouvernement, si les fonctionnaires ne sont pas atteints du délire de la persécution…

— … envers les autres, compléta douloureusement la demoiselle de compagnie.

— Parfaitement. Vous pensez donc ainsi que moi ?

— Je pense toujours avec plaisir comme mistress Doodee ; seulement à cette heure ce qu’elle pense ne m’apparaît pas clairement ; si bien que je pense comme elle, mais seulement par approximation.

Un petit cri indigné d’Eléna coupa brusquement la phrase de son interlocutrice.

— Par approximation, osez-vous dire ? Par approximation vous pensez que la terre superficielle est peuplée d’alcooliques.

— Oui, non, comme il plaira à mistress, bredouilla Grace interloquée.

— Taisez-vous.

— Je me tais.

— Et dites-moi…

— Si je me tais, je ne puis pas dire.

— C’est une figure, femme obtuse et bavarde ; une figure comme on appelle cette forme de langage dans les Universités.

— Bien, bien… Ma figure était surprise de la vôtre, voilà tout. Mais achevez, chère mistress, afin que je pense tout à fait comme vous.

Eléna ouvrait la bouche, quand un objet, venant de l’extérieur, s’éleva jusqu’à mi-hauteur de la fenêtre, décrivit une trajectoire plongeante et roula sur le plancher avec fracas.

Deux clameurs d’épouvante saluèrent l’aérolithe.

— Oh ! c’est la bombardation, mugit Mable !

— De la mitraille, gazouilla Eléna se voilant la figure de ses mains.

— Une bombe, peut-être, continua la demoiselle de compagnie affolée… J’ai vu cela au musée d’artillerie, Artillery Gallery, d’Édimbourg… Cela a une mèche et éclate en un nombre effrayant de morceaux.

Et, se laissant glisser sur les genoux, suppliante et terrifiée :

— Couchez-vous, mistress, couchez-vous, c’est la précaution d’évitement de la mort en pareille circonstance. Pour ne pas mordre la poussière mortellement, il faut enfouir son nez dedans.

Joignant le geste à la parole, la lourde personne s’allongeait à terre, la face contre le plancher.

Non sans peine, par exemple ? L’application de sa rotondité abdominale contre les lames de bois arrachait à l’obèse créature des soupirs d’asthmatique, et les tissus adipeux, agissant à la façon des pneumatiques d’automobile, perdaient en hauteur ce qu’ils gagnaient en largeur.

— Oh ! gémit-elle, jamais on ne vit demoiselle de compagnie tenir ainsi compagnie à une dame !

Cependant le silence continuant à régner, Eléna se sentit le courage de regarder autour d’elle.

Elle ne vit rien d’abord. Puis ses yeux distinguèrent une boule enveloppée de papier.

— Oh ! murmura-t-elle, c’est une lettre !

Et ses souvenirs de lecture aidant, elle continua :

— Sans doute une correspondance postale, suivant le mode de la Bibliothèque Rouge, à un shilling le volume.

Elle se baissa pour ramasser l’objet, mais aussitôt le souci du cant, de la respectabilité britannique, empêcha sa colonne vertébrale d’achever la flexion commencée.

— No, ce serait improper, inconvenable qu’une lady reçut ainsi une missive. Mais Mable, une inférieure à gages, peut, … elle,

Aussitôt elle appela :

— Mable !

— Mistress, répondit, au ras du plancher, l’organe de l’opulente Grace ?

— Relevez-vous, le danger est égal à zéro.

— Vous croyez ?

— Je suis certaine.

Un roulis, parcourut la masse de Mable, mais il s’arrêta de suite, interrompu par un cri de douleur.

— Eh bien ! Qu’attendez-vous pour soulever vous-même ?

— Je n’attends pas.

— Alors, mettez-vous debout.

— Je ne peux pas.

— Que signifie ?

— Cela signifie que mon nez s’oppose à ce que mes pieds me supportent !

À ces mots, d’apparence paradoxale, Eléna se rapprocha de sa compagne, et soudain elle comprit.

Sous le poids anormal de Grace, les lames du parquet (installé de manière primitive) avaient subi un léger déplacement. Deux d’entre elles s’étaient resserrées, emprisonnant, entre leurs tranches, le bout du nez de la demoiselle de compagnie, que la fatalité avait précisément amené dans leur écartement.

— Oh ! pauvre chère, s’exclama la jolie blonde en comprimant à grand’peine son envie de rire, comment votre gracieux nez se trouve-t-il en si fâcheuse posture.

En pareille occurrence, la pitié ne suffit pas. Mistress Doodee dut utiliser son ombrelle comme un levier.

Avec un levier, Archimède se vantait de soulever le monde ; avec le sien, la délicate Anglaise contraignit les planches à s’écarter et à rendre la liberté à l’appendice nasal de sa compagne.

Suant, soufflant, geignant, celle-ci se releva aussitôt, présentant aux regards de la gentille veuve, un nez, l’extrémité meurtrie, violacée.

Mais cette façon de transformer un appendice nasal en aubergine ne provoqua point les railleries d’Eléna. La curiosité la tenait. Elle voulait connaître le contenu du billet-projectile arrivé par la fenêtre.

Aussi le désignant du doigt à la demoiselle de compagnie, elle dit seulement :

— Ramassez et lisez.

— Quoi ? lire la bombe…

— Une simple pierre recouverte d’un papier.

— Ah ! Le soupir de Mable ne signifiait pas tristesse. Il trahissait seulement la peine que la rondelette personne éprouvait à se baisser.

Elle prit le caillou, le dépouilla de son enveloppe, le tendit à mistress Doodee.

Après quoi, défripant le papier, elle murmura :

— Cela est écrit au crayon.

— Crayon ou encre, peu importe, riposta vivement son interlocutrice. Dites quels mots sont tracés.

— Bien volontiers.

Et lentement Mable prononça :

Relais de Pantenang.

« Vous ne me connaissez pas, mademoiselle, ou plutôt, vous m’avez à peine entrevu au débarcadère, à mon arrivée à Sumatra. »

— À Sumatra, interrompit Eléna, non sans surprise. Mais je n’ai jamais mis mon pied dedans cette île.

Grace montra le papier.

— Le crayon a mis cela dessus le papier.

— Ce crayon se trompe, voilà tout… Enfin, continuez, car aussi bien vous n’êtes point dans la posture d’expliquer la chose.

Et Mable poursuivit :

« Cet instant fugitif a suffi pour éveiller en moi un ardent désir de me dévouer à vous. Je vous crois captive. Si je ne me trompe pas, ce soir, vers dix heures, tous les habitants du relais étant endormis, soyez à votre fenêtre, je serai au-dessous.

« Un inconnu prêt à risquer sa vie sur un signe de vous,
« Albin Gravelotte. »

Grace releva la tête, gonfla ses joues qui n’en avaient nul besoin et d’un ton mécontent :

— Oh ! schocking ! Cette missive d’un personnage non présenté était d’un paltoquette.

À sa grande surprise, Eléna lui arracha le papier des mains avec un sec :

— Taisez-vous. Vous ne savez ce que vous dites.

— Hein ? quoi ? Comment ? balbutia la demoiselle de compagnie.

— Celui-ci me semble le quatre centième que je cherche.

— Le quatre centième, quoi ?

— Fiancé, fiancé, Grace ; celui qui, avec son cœur, souhaitera ma main en mariage.

— Vous croyez ?

— Sans doute. Son billet ne dit-il pas une âme troublée ?

— Son billet dit en effet.

— Et comme il ne me connaît pas, puisqu’il me suppose demoiselle, ce n’est donc pas sur ma fortune que ses doux regards s’attachent, mais bien sur la personne de moi-même, à qui il offre le dévouement de sa vie.

— Votre appréciation me paraît droite.

Évidemment, Mable ne pouvait répondre autrement. Il lui était impossible de deviner le quiproquo, issu des manœuvres d’Oraï, quiproquo de par lequel Albin écrivait à Eléna une lettre tout entière destinée à Daalia.

Quand à la jolie veuve, elle était ravie, transportée au septième ciel.

Tous les ennuis du voyage sortaient de sa mémoire. Bénis ces ennuis qui l’avaient contrainte à venir à Java, île fortunée où fleurissait le futur attendu, ce futur dont le noble cœur ne s’ouvrait pas comme un porte-monnaie pour engloutir une dot, et qui ne tenait point les élans de son âme en partie double, ainsi qu’un registre de comptabilité.

Soudain une clef grinça dans la serrure.

Vite mistress Doodee cacha le billet dans son corsage.

Le faux douanier entra.

Son regard perçant se fixa sur les deux femmes.

Il les vit troublées, Eléna toute rosée par l’émotion, Mable cramoisie.

Et, détail important, le sacrificateur aperçut le caillou que, dans son émoi, la blonde veuve avait conservé à la main.

— Tiens, tiens, fit-il narquois, vous vous occupiez de minéralogie…

« Et c’est dans cette salle que vous avez trouvé ce morceau de rocher… Étrange, en vérité, continua-t-il en paraissant chercher autour de lui… Je ne vois que du bois partout. Voilà un bloc de minerai qui devait se trouver bien isolé.

La rougeur d’Eléna s’accentua.

Mable eut une inspiration.

— Nous avons ramassé à terre en faisant le rangement.

Oraï remarqua que les valises des voyageuses n’avaient pas été ouvertes. Donc le « rangement » était une imagination. Seulement il jugea inutile de faire cette remarque à haute voix et, encourageant au contraire la demoiselle de compagnie, par un geste approbatif, il lui donna le courage de continuer.

— Je pense, un enfant en jouant l’aura jeté par la fenêtre avant notre arrivée.

— Ce doit être cela, affirma gravement le sacrificateur qui n’en croyait pas un mot.

Puis, changeant de ton :

— Je venais vous annoncer que l’on servira le dîner dès que vous le désirerez.

— Oh ! de suite alors, s’écria Grace.

— De suite, soit, appuya Eléna.

— Je vais donner les ordres.

Et saluant, Oraï quitta la pièce.

Mais tandis que les voyageuses se réjouissaient de lui avoir dissimulé la vérité, il monologuait :

— Oui, la pierre est entrée par la fenêtre, mais qui l’a lancée ?… Le jeune Français n’a pas quitté sa chambre… Il se frappa le front :

— Pas quitté… il faut voir… Du côté de la cour, je suis certain… je l’aurais aperçu… mais une cabane a plusieurs faces… Il faut voir ! Il faut voir !

Sur ces paroles. Oraï héla l’aubergiste Rigjoon, lui enjoignit de faire monter le repas des Anglaises, puis, les mains derrière le dos, du pas nonchalant d’un flâneur, il se promena allant de l’une à l’autre des constructions formant l’ensemble du relais.

Ainsi il arriva à faire le tour de la cabine affectée à Albin et à son ami Morlaix.

Les plantes grimpantes, froissées, brisées par la gymnastique de Gravelotte, pendaient lamentablement le long du pilier de bois, que le jeune homme avait utilisé pour atteindre le sol et pour regagner sa chambre.

Le faux douanier eut un sourire.

— Il est sorti par là.

Il hocha doucement la tête.

— C’est lui qui a jeté la pierre, avec un billet autour, bien certainement. Nous veillerons ce soir.

Et son intonation se faisant attendrie.

— Brave garçon. C’est Daalia, l’enfant chérie des Battas, qui est la douce fée de son rêve. Cependant il faut l’égarer, l’entraîner loin d’ici, car il doit ignorer que sa tendresse pour elle causerait la mort de la pauvre enfant.

D’un ton plein d’énergie, il murmura encore :

— M’Prahu, maître des volcans grondeurs, n’exige pas de ton serviteur le meurtre de Daalia ; fais que ce jeune guerrier d’Occident soit conduit au travers des huit épreuves, sans soupçonner qu’il obéit ainsi au vœu formulé par celle qui a son cœur.

On eût dit que cette invocation avait apaisé le trouble qui bouillonnait en lui.

Le Sumatrien reprit le chemin de la cabane ou campong habité par les Anglaises. Il s’installa sous le hangar formé par les pilotis et le plancher, et là il mangea sobrement, tandis que, de temps à autre, parvenaient à ses oreilles des éclats de voix, des rires étouffés.

Au-dessus de sa tête, ses prisonnières dînaient gaiement, se réjouissant un peu à la légère d’avoir détourné ses soupçons.