Éditions Jules Tallandier (p. 165-190).


CHAPITRE VIII

AVENTURES DE QUATRE SOULIERS FÉMININS


En quittant le sacrificateur Oraï, Albin avait suivi le couloir à droite et atteint ainsi l’escalier descendant au jardin.

S’il lui avait pris fantaisie de tourner à gauche, il eût été arrêté, au bout de quelques pas, par la muraille. De ce côté, le couloir finissait en impasse.

Et pourtant, malgré l’obligation de revenir en arrière, cette courte promenade n’aurait pas été inutile, car le jeune homme aurait aperçu, alignés devant la porte de la dernière chambre à voyageurs, quatre souliers féminins, qui allaient jouer un grand rôle dans son existence.

Très dissemblables, ces chaussures.

Deux étaient façonnées dans un souple cuir gris. Aristocratiques, fines, cambrées, coquettes et remplies de respectabilité, elles se dressaient sur leurs talons hauts. Elles étaient dédaigneuses, patriciennes et jolies.

Les deux autres se montraient telles des servantes. Longues, larges, gauches. L’écrasement des talons, la déformation de l’empeigne trahissaient le poids lourd à supporter.

En considérant les unes et les autres, on songeait involontairement à une géante, balourde et obèse, au service de quelque princesse Charmante, de quelque Belle aux Cheveux d’or.

Les propriétaires des souliers, deux Anglaises, étaient arrivées assez tard dans la soirée.

L’une petite, blonde, frisée, musquée, blanche et rose, précieuse et délicieuse, avait inscrit sur le registre de l’hôtel : « Mistress Eléna Doodee, venant du Brésil, voyageant pour son agrément avec miss Mable Grace, sa demoiselle de compagnie.

L’employé, préposé au bureau des renseignements, n’avait pu s’empêcher de murmurer en aparté :

— Oh ! oh ! meublante, la demoiselle de compagnie !

De fait, miss Mable Grace semblait démontrer expérimentalement l’exactitude de ce théorème fantaisiste, exprimé par un ex-polytechnicien :

Les volumes respectifs d’une lady et de sa demoiselle de compagnie sont directement proportionnels aux cubes de leurs mesures linéaires.

En d’autres termes, la gracieuse mistress Eléna était accompagnée d’une tour humaine, grande, longue, épaisse, faisant gémir les planchers sous son poids. Sous sa casquette de voyage, Mable Grace offrait une ressemblance stupéfiante avec la lune. Entre les traits de l’astre et ceux de Mable, de ces deux satellites ou serviteurs de la Terre et de l’Angleterre, existait une similitude frappante, déconcertante ; car, vu la différence d’espèce, on ne pouvait raisonnablement supposer que miss Grace fût cousine, même à un degré éloigné, de la pâle voyageuse des nuits.

Quoi qu’il en soit, arrivées tard à l’hôtel, encombré ce soir-là, les Anglaises n’avaient trouvé disponible que la chambre qu’elles occupaient, salle assez spacieuse, il est vrai, mais à deux lits.

Elles avaient expédié une collation, légère pour Eléna, copieuse pour Grace. Il est vrai que cette dernière n’avait cessé de répéter, la bouche pleine :

— C’est pour la raison que je mange un peu. Mon appétit est celui d’un tout petit mignon oiseau.

Cela, jusqu’au moment où sa maîtresse, agacée, avait fini par grommeler :

— Si vous êtes un petit oiseau par l’appétit, le rhinocéros serait une mouche !

Phrase pleine de couleur locale à Java, patrie des rhinocéros unicornes et bicornes, mais qui avait incité demoiselle de compagnie à glousser désespérément :

— L’amitié de Mistress s’en est allée en arrière, puisqu’elle reproche la minime nourriture que je me contrains à absorber pour lui conserver en son voyage la compagnie de sa fidèle Grace.

Elle avait passé sa mauvaise humeur en exterminant la collation dont il ne restait miette, et les deux femmes, s’étaient couchées, chacune dans l’un des lits dressés aux deux bouts de la chambre.

Or, vers le milieu de la nuit, mistress Eléna fut réveillée par un bruit dont elle ne discerna pas de suite la nature.

Elle se souleva, s’appuya sur le coude et écouta.

— C’est encore le petit oiseau, fit-elle au bout d’un instant, avec une intonation moitié maligne, moitié fâchée.

Miss Mable, elle, continuait de dormir.

Voluptueusement étendue sur le dos, sa silhouette se découpait sur le fond blanc de la muraille, ainsi qu’un profil montagneux, et par le nez ou par la bouche (la question n’a jamais été complètement élucidée), elle produisait un murmure harmonieux analogue à celui, qu’au dire du divin Homère, les tritons tiraient de la conque marine.

En langage plus trivial, la demoiselle de compagnie ronflait en fanfare.

Certes, dans son sommeil musical, la grassouillette Mable faisait preuve d’un goût harmonique inconscient.

Aux notes graves succédaient des notes aiguës, lancées à toute narine, avec une rectitude, une puissance de souffle remarquables. Mais ces vocalises nasales avaient un tout petit inconvénient : celui de chasser définitivement le sommeil de la jolie mistress Eléna.

— Chut ! chut ! fit celle-ci.

Dix secondes durant, l’organe ronfleur fit trêve, puis le concert reprit de plus belle.

— Chut ! chut ! recommença Eléna.

Même succès, mais, hélas ! aussi fugitif. De nouveau le ronflement sonore ébranla l’atmosphère.

— Ah ! gémit l’infortunée compagne de la grosse personne. Certes, dans une colonie hollandaise, il est de bon goût de ronfler comme une toupie de même nationalité ; mais il serait de meilleur ton, j’imagine, de me laisser reposer.

Et, avec un profond soupir :

— Décidément, je n’ai pas de chance depuis que je promène moi-même en rond autour du monde, avec cette insupportable !

La plainte de la charmante petite Anglaise blonde appelle quelques mots d’explication.

Miss Eléna était l’unique enfant d’un pasteur du nom de Frognose. Ses premières années s’écoulèrent dans une petite maison triste, presque pauvre au milieu d’une existence chiche, où on liardait par nécessité, bien qu’il n’y ait pas de liards en Angleterre et que l’équivalent monétaire s’appelle farthing.

Elle gagna à cette parcimonie obligatoire un tendre sentiment à l’égard de l’argent et aussi de l’or.

Oh ! non pas ce sentiment vil de l’avare, qui fait dire aux disciples d’Harpagon :

— L’argent est plat pour s’empiler !

Mais cette tendresse des généreux, des prodigues, qu’ils traduisent par cette locution :

— L’argent est rond pour rouler.

Et comme elle avait crû en grâce, en gentillesse, en beauté, milord Plutus (comme on dit poliment à l’université d’Oxford, quand on parle de cette sommité mythologique), milord Plutus

Par un beau jour, lui donna la licence
De se livrer à son goût de dépense.

Certes, l’ambassadeur du gentleman Plutus n’était pas joli, joli, non plus que jeune, jeune ; mais les dieux, comme les gouvernements, réunissent rarement sur un seul front adolescence ; beauté et diplomatie.

L’ambassadeur en question fut un vieillard, riche drapier de la Cite, principal possesseur de la maison universellement connue Doode and Toope, limited, lequel sollicita la main de la blonde enfant pour l’emplir de livres sterling. Ces livres, disait-il finement, édités par la Banque d’Angleterre, étant encore les meilleurs livres, et ceux dont la littérature est si parfaite qu’elle détrônerait facilement les succès les plus populaires en librairie.

Il était laid, Doodee. Ses cheveux étaient blancs. Toutefois, on n’aurait pu, sans injustice, les accuser de le vieillir, car il n’en avait conservé que quatre ou cinq, dont la couleur, dès lors, ne présentait aucune importance.

Eléna pensa ainsi sans doute, car elle répondit oui sans hésiter.

À ceux qui la voudraient critiquer, nous répondrons seulement :

— Savez-vous si le soleil a une figure séduisante ? Non, n’est-ce pas, et cependant vous l’admirez quand même, parce qu’il vous éblouit de ses rayons dorés. Eléna fit comme vous. Elle aussi s’éprit des rayons d’or de Doodee, soleil de la draperie londonienne.

Au surplus, le drapier eut toutes les délicatesses.

Par contrat, il reconnut une fortune à sa mignonne fiancée ; par testament, il l’institua sa légataire universelle, et, suprême attention, dont la jeune personne lui garda une éternelle reconnaissance, il se laissa mourir vingt-trois minutes et dix secondes seulement après la célébration du mariage.

En vingt-trois minutes et dix secondes, la situation de l’épousée s’était transformée à miracle.

De miss, Eléna était devenue mistress, et de pauvre, très millionnaire, tout en conservant sans lutte, sans convulsions, ce bien précieux entre tous que l’on dénomme Liberté.

Dame ! sa liberté eut à supporter de nombreux assauts. Trois cent quatre-vingt-dix-neuf jeunes gens sans fortune qui, jusqu’alors, n’avaient point aperçu Eléna, s’avisèrent soudainement qu’elle était exquise et adorable.

Dans les vingt-quatre heures, elle eut à essuyer trois cent quatre-vingt-dix-neuf demandes en mariage. Quand on sollicite trois cent quatre-vingt-dix-neuf fois une de vos mains et que l’on n’en possède que deux, ainsi que la généralité des humains, le cas devient embarrassant.

La jeune femme y renonça.

Elle installa ses chers parents dans un spacieux cottage, au milieu d’un jardin plein de fleurs ; elle leur assura l’aisance, la vie facile ; puis, certaine que le digne pasteur, son vénéré papa, pourrait désormais lire la Bible tout à son aise sans être contraint d’en vivre, elle laissa ses soupirants soupirer à taire tourner les moulins de Grande-Bretagne et s’embarqua pour faire tourister autour du monde.

Au fond, elle espérait, en des contrées moins civilisées que l’Angleterre, rencontrer un quatre centième fiancé qui, ignorant de sa fortune, admirerait ce qu’elle avait de réellement admirable : son teint de rose, ses dents nacrées, ses yeux bleus et ses cheveux blonds frisés.

Elle s’était adjointe une ex-institutrice comme demoiselle de compagnie.

Les dimensions de miss Mable Grace avaient décidé de son choix. Une personne de volume aussi respectable devait assurer aux deux voyageuses le respect de tous.

L’événement, par malheur, n’avait pas ratifié cet espoir.

Mésaventures sur mésaventures marquèrent les étapes du parcours. La dernière, plus cruelle que les autres, avait eu pour théâtre un paquebot transportant les touristes de la Martinique au Brésil.

Par suite d’une méprise, les Anglaises avaient été soupçonnées de cacher une jeune Péruvienne, qui voulait mourir et dont la vie importait à une foule de gens. Elles avaient été arrêtées, menacées de la prison, délivrées sans y avoir rien compris.

Bref, l’Amérique devenue odieuse à mistress Doodee, celle-ci l’avait fuie en toute hâte, jetant entre elle et ce pays inhospitalier toute l’étendue de l’océan Pacifique.

Et, après un tel déplacement, alors qu’elle croyait pouvoir se délecter enfin d’un repos mérité, voilà que Mable Grace ronflait et la privait du modeste bonheur de dormir, de perdre la conscience des choses.

Dans son irritation, Eléna mit un pied hors du lit. Ses regards fixés sur l’opulente demoiselle de compagnie, son geste indiquaient clairement son intention.

Elle allait secouer d’importance la dormeuse-orchestre.

Mais, soudain, le mouvement commencé s’interrompit. La blonde mistress tourna la tête vers la porte, parut écouter.

Une expression d’inquiétude se peignit sur ses traits. Vite, son pied rentra sous les couvertures, dans lesquelles la tête de la jeune femme s’enfouit également.

À quoi attribuer ce changement d’attitude ?

À la peur.

Oui, à la peur subite, irraisonnée, causée par un bruit nouveau, dont les oreilles roses de Mrs. Doodee avaient été frappées.

C’était comme un léger glissement sur le panneau de la porte de la chambre.

On eût dit qu’une main prudente tâtonnait, cherchant la serrure.

Eléna, à demi étouffée sous les draps, se souvenait à cet instant précis, fatale mémoire, que pour faciliter le service, durant la collation, on avait laissé la clef en dehors, et que, plus tard, on l’y avait oubliée.

Horreur ! la porte s’ouvrit en grinçant doucement.

Mrs. Doodee se renfonça davantage sous la couverture, et, suffoquée, son cœur sautant éperdument dans sa poitrine, elle balbutia une oraison — précipitée, naguère enseignée par son père, le révérend Frognose.

Dans sa cachette, elle ne vit pas un homme entrer.

Elle ne l’entendit pas davantage traverser la chambre, — il est vrai que le visiteur déambulait avec la légèreté d’un félin, — arriver à la tablette qui supportait les chapeaux à voiles verts des deux Anglaises.

Il tenait à la main des chapeaux à voiles bleus.

Il les substitua aux autres, puis regagna la sortie en emportant les coiffures britanniques, remplacées maintenant par des couvre-chefs américains.

On sait que, pour voyager, les Saxonnes de Grande-Bretagne ont adopté la voilette d’émeraude, tandis que celles des États-Unis se sont prononcées pour la voilette azurée.

Dans le couloir, le nocturne péripatéticien se heurta à une ombre.

— C’est toi, Rana ?

— Oui, Oraï. As-tu réussi ?

— J’ai les chapeaux.

— Et les Anglaises ?

— Elles dorment. À l’aube, je me présenterai chez elles, en officier de la douane néerlandaise, et je les déciderai au départ.

— Oraï, tu es bon comme M’Prahu lui-même.

Le sacrificateur secoua la tête.

— Non, fit-il, je m’efforce de sauver cette enfant. Elle est fille d’une Batta, Myria-Outan l’aime comme son sang. Sa mort jetterait un voile sur nos autels.

— Tu es bon, te dis-je. Mais que comptes-tu faire ?

— Dépister ce jeune homme.

— Comment ?

— Écoute, Rana. Il ne sait point encore la vérité… c’est vrai ; pourtant, un rien la lui peut faire découvrir.

— Hélas !

— Le mal dont souffre Daalia nous immobilise pour plusieurs jours. Impossible de fuir. Il faut donc que ce soit lui qui parte.

— Comment l’y décider ?

— Par la ruse. Ces étrangères, nos voisines, me serviront à l’entraîner loin d’ici. Toi, tu resteras au chevet de ta jeune maîtresse, et quand la santé lui sera revenue, tu l’emmèneras à Manille, là, où celui qui lui a donné son âme sans la connaître, doit la rencontrer sous l’apparence de la quatrième fiancée du seigneur Gravelotte.

— La quatrième ?…

— Oui.

— Et qui jouera la troisième ?

— Ne t’inquiète pas. Ceci me regarde. Darnaïl sera bien stylée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, mistress Eléna Doodee, rassurée par le silence, sortait peu à peu sa tête des couvertures où elle l’avait enfouie.

Courageusement, elle risqua un œil au dehors.

La chambre ne présentait rien d’alarmant. Grace ronflait toujours, mais aucune silhouette inquiétante ne se montrait dans le champ visuel de la jolie Anglaise.

Alors, elle s’enhardit.

Ses frisons dorés, son front blanc, son nez mutin, émergèrent successivement des profondeurs du lit.

Enfin, elle se trouva assise.

Ah ça ! elle avait eu une hallucination !

Rien, personne.

Et souriante, maintenant, elle murmura avec un petit air crâne :

— C’est cette Mable qui a déconcerté mes nerfs. Certes, une demoiselle de compagnie est nécessaire à une pauvre mignonne chose comme moi, voyageant dans le milieu des périls de terre et de mer, toutefois je n’aurais jamais demandé à être accompagnée par une société aussi musicale. En vérité, ce n’est pas là une demoiselle, mais un véritable orphéon.

— Broum ! Broum ! Kssss ! Kouaaa ! Broum ! continua voluptueusement le nez mélodique de la dormeuse.

— Et elle ne s’arrêtera pas ! reprit Eléna se montant par degrés.

— Broum ! Kss ! Broum !

— Elle a des accents de poulie mal graissée, bien que de graisse elle soit copieusement pourvue !

Cette appréciation sévère de ces charmes ne troubla en rien la demoiselle de compagnie.

— Broum ! Kss ! Koua ! Broum ! fit-elle de plus belle.

La gentille mistress grinça des dents :

— Cela est assommant !

— Broum ! Broum ! répondit le ronflement

— Énervant, insupportable !

— Broum ! Kss ! Broum !

— Assez ! Assez !

Mistress Doodee avait élevé la voix. Un instant, Grace demeura silencieuse ; puis, brusquement, tel le baritement d’un éléphant adulte, son infernal concert reprit :

— Broum ! Kouaaa ! Broum ! Kssss !

C’en était trop.

La colère lui faisant oublier, ses dernières terreurs, Eléna bondit hors de son lit. Elle courut à celui de sa compagne, ôta rudement l’oreiller qui supportait la face ronde de Grace et le lui appliquant sur la bouche :

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! Vous plongez mes oreilles dans la cacophonie.

À cette virulente apostrophe, toute autre personne se fût éveillée en sursaut. Mable, elle, avait le sommeil profond, privilège de l’innocence et de l’obésité.

Elle murmura sans ouvrir les yeux, disant ainsi le songe qui berçait son âme engourdie :

— Oui, oui, deux ou trois poulets, un petit cochon de lait et la moindre chose avec… Mon appétit ne va pas au delà !

Même en songe, le petit oiseau se capitonnait l’estomac !

La phrase abattit la colère d’Eléna. Le sourire reparut sur les lèvres de la blonde Anglaise.

La gaieté désarme. Ayant ri, elle se sentit disposée à la clémence.

— Après tout, si je l’éveille, si je lui dis ce que j’ai pensé entendre, elle m’effraiera davantage, car son héroïsme n’est pas plus confortable que le mien.

Et s’éloignant du lit :

— Que je retire la clef ; c’est cette clef laissée sur la porte qui a sûrement troublé mon repos.

Légère comme un souffle, ses petits pieds glissant sur le plancher sans aucun bruit, elle gagna l’entrée, prêta un instant l’oreille.

Nul bruit dans le corridor.

— C’est une hallucination que j’ai eue.

Elle ouvrit, tâtonna de la main à la recherche de la clef.

Hélas ! ses transes lui revinrent aussitôt.

La clef avait disparu.

D’un mouvement brusque, irréfléchi, Eléna repoussa le battant, regagna son lit dans une course éperdue, et se replongea sous les draps.

Combien de temps demeura-t-elle ainsi, dans les affres d’une suffocation tremblotante ? Eléna n’aurait su le dire.

Elle n’entendait plus. Ses tempes battaient. Des bourdonnements emplissaient ses oreilles.

Est-ce que, par peur d’une clef absente, elle allait trouver la mort par étouffement ?

Non, un bruit nouveau, dont elle s’avoua frissonner de la racine de ses cheveux d’or à la pointe de l’ongle rose de son orteil majeur, la rappela à elle-même, sans toutefois lui rendre le calme.

On parlait dans la chambre. La jeune femme crut reconnaître la voix de Mable alternant avec un organe plus rude, évidemment masculin.

Prise entre l’effroi et la curiosité, elle demeura un instant perplexe, puis la curiosité l’emporta, elle souleva un petit coin des draps.

L’aube blanchissait la fenêtre. La lumière, a dit un philosophe, c’est les deux tiers du courage.

Eléna sentit que les philosophes disent parfois la vérité, et elle le démontra expérimentalement en sortant son joli minois de sa prison.

Par exemple, elle ne comprit rien à ce qu’elle vit.

Miss Mable, assise sur son séant, les bras croisés sur sa poitrine, dans une attitude gracieuse et sphérique, qui lui donnait l’air avenant d’un volumineux plum-pudding, regardait, d’un air effaré, un homme sec, jaune, debout auprès de son lit, et qu’à son uniforme on reconnaissait pour un officier des douanes hollandaises.

Qu’est-ce que la douane venait faire dans la chambre des voyageuses ?

Certes, Mrs. Doodee professait le plus grand respect pour les douaniers, corps admirable qui poursuit la contrebande et donne ainsi aux citoyens, consommateurs, la satisfaction de tout payer plus cher, contribuables, celle d’être frappés d’une imposition spéciale destinée à assurer le bon fonctionnement du service ; néanmoins, après avoir vu ses bagages bouleversés la veille à l’arrivée à Java, elle eût su gré à la douane de lui laisser quelque temps pour remettre en ordre ses colis, complètement brouillés par des agents, dont le zèle est au-dessus de tout éloge.

Et puis, que disait donc l’officier ?

D’un ton net, autoritaire, sans réplique, il parlait ainsi :

— Vous n’avez pas besoin de comprendre. Le gouvernement néerlandais n’admet dans ses colonies que les étrangers porteurs de lettres de recommandation de citoyens hollandais honorablement connus. Vous déclarez vous-même ne posséder rien de semblable.

— Nous ne savions pas, balbutia Mable.

Le fonctionnaire leva la main.

— C’est la réponse habituelle en pareil cas ; mais le législateur l’a prévue, réduite à néant par cette formule lapidaire : tout être humain est réputé connaître la loi.

Du coup, Eléna se décida à intervenir.

Après tout, un représentant de la force publique peut être ennuyeux, mais (oh ! combien !) il est préférable aux malfaiteurs, et ne saurait être confondu avec un membre de l’association trop active des cambrioleurs.

Le voleur rend dangereux les lieux où il opère, tandis que l’on peut seulement reprocher à l’agent de la loi une tendance trop marquée à conduire le citoyen paisible en des lieux de sûreté, dûment verrouillés et cadenassés.

Cette pensée rapide restitua à la blonde Anglaise une large part de vaillance.

— Que se passe-t-il donc ? prononça-t-elle avec la morgue la plus aristocratique qu’elle pût tirer de ses couvertures, et pourquoi se permet-on l’inconvenabilité de troubler ma personne, alors que, dans le lit, je repose ?

— Nous sommes suspectes au gouvernement des Indes Néerlandaises, glapit Mable.

Quant à l’officier des douanes, il tourna vers la voyageuse un visage dans lequel Albin, s’il avait assisté à la scène, aurait reconnu sans difficulté celui du sacrificateur Oraï.

Le prêtre s’était rendu au magasin d’habillement du corps des douaniers, et, sur justification de son identité, avait obtenu, contre espèces, l’uniforme dont il était revêtu.

— Suspectes ? répéta Eléna sans comprendre.

Ce fut Oraï qui répliqua en s’inclinant :

— Oui, lady.

— Comment, suspecte, moi, mistress Doodee !

La petite Anglaise levait les bras au ciel, prête à se livrer aux multiples imprécations dont les héros de l’Iliade détiennent le record, et dont les dames mécontentes ont conservé le secret.

Le sacrificateur ne lui en laissa pas le temps. Froidement, il reprit :

— Lady, je n’ai pas à discuter. J’obéis à la consigne qui vient de m’être donnée, et je vous la transmets aussi respectueusement que possible.

Puis accentuant bien ses paroles :

— Vous êtes gardées à vue. Vous allez vous habiller, rassembler vos bagages. Sous mon escorte, vous irez là où le gouvernement a décidé que vous iriez.

— Et si je refuse ? clama Mrs. Doodee très en colère.

— En ce cas, lady, la prison vous servira de demeure.

— La prison ? Stupéfaite, rageuse, Eléna redit ces trois syllabes sur un ton impossible à rendre. On y sentait toutes les révoltes, tout le courroux d’une citoyenne anglaise maltraitée.

— En prison, répéta flegmatiquement le sacrificateur, très correct dans son rôle d’officier des douanes.

Et conciliant :

— Le mieux est de vous soumettre, lady. Vous en serez quitte pour un déplacement que je m’efforcerai de rendre agréable.

— Mais ne puis-je parler au gouverneur ?

— Non.

— À l’un de ses subordonnés ?

— Pas davantage.

Avec une inclination courtoise, Oraï conclut :

— Ne songez pas à résister, lady. Hâtez-vous même d’obéir, car il vous en cuirait si, à six heures sonnant, nous n’avions pas quitté cet hôtel et Batavia.

Sur ce, le pseudo-officier salua jusqu’à terre, aussi paisiblement que s’il terminait une visite de cérémonie, puis il gagna la porte et disparut.

Les deux femmes se regardèrent :

— Encore des fous ! grommela plaintivement Mable ! Des fous, comme en Amérique.

Eléna secoua désespérément la tête :

— Je serais tentée de le croire.

— Oh ! moi, je le crois tout à fait complètement.

— Seulement, ici, la situation est claire. Si nous cédons, nous en serons quittes pour un simple déplacement. Après tout, nous voyageons pour visiter les pays exotiques. Les visiter seules ou en compagnie d’un agent hollandais…

— Cela est même préférable, s’écria Grace, prise par le raisonnement de sa maîtresse.

— Donc…

— Résignons-nous.

Et d’un même mouvement, avec une précision toute britannique, un pied sortit des couvertures de chacune des couchettes. Petit, fin, cambré, était celui qui jaillissait du lit d’Eléna ; lourd, long gras, celui qui se glissait hors de la couche de la demoiselle de compagnie.

En les voyant, on comprenait la physionomie si différente des quatre souliers féminins qui se dressaient toujours, tels des factionnaires fidèles, à la porte de la chambre occupée par les Anglaises. 

Elles se vêtirent, se hâtant, suivant le conseil du faux officier, des douanes. Tout en procédant à leur toilette, elles s’évertuaient à chercher quel motif les avait pu faire considérer comme suspectes par le gouvernement colonial de Java.

Naturellement, elles ne découvrirent rien.

On ne saurait en induire qu’elles manquaient de perspicacité. Les voyageuses ne pouvaient évidemment deviner qu’elles allaient être employées à entraîner Albin Gravelotte loin de Batavia, afin de dérouter la sympathie naissante du jeune homme, et d’épargner à Daalia les conséquences funestes d’un vœu imprudent à M’Prahu.

Comme on le voit, Eléna rencontrait un quatre centième postulant au mariage, mais, celui-là, elle ne l’attachait à son char que par procuration.

Deux cris se croisèrent.

Pépiement d’oiselet de la part de Mrs. Doodee, gloussement de cobaye (vulgo, cochon d’Inde) de celle de Mable Grace.

Les deux femmes, ayant voulu coiffer leurs chapeaux, constataient avec ahurissement que leurs voiles verts étaient devenus bleus.

— Les nuits tropicales ont d’étranges surprises, modula la demoiselle de compagnie.

— Étranges, en vérité, fit en écho la gentille mistress, tournant et retournant sa coiffure, comme si elle avait espéré, par ce mouvement giratoire, rendre à son voile sa couleur primitive.

Un coup discret, frappé à la porte, coupa court à cet échange d’étonnements. Oraï entra, et froidement :

— Six heures moins un quart : la voiture attend.

D’un même geste, elles tendirent leurs chapeaux vers le faux douanier.

Celui-ci sourit :

— C’est très bien ainsi.

— Très bien, s’écria Mrs. Doodee, en piaffant positivement d’impatience ; mais une Anglaise ne saurait porter le voile bleu des Américaines.

— Ni deux Anglaises non plus, appuya Grace.

Oraï approuva de la main.

— C’est juste, fit-il.

— Ah ! vous le reconnaissez ! s’exclamèrent les voyageuses.

— Absolument. Mais je ne vois pas en vous des Anglaises !

— Hein ?

Médusées par cette audacieuse affirmation, elles s’étaient redressées, hautaines, agressives, foudroyant leur interlocuteur du regard.

Il n’y prit pas garde. Sans doute cette forme optique de l’électrocution lui était indifférente, car il continua paisiblement :

— Pour moi, vous êtes Américaines.

— Nous ?

— Ordre de mon gouvernement.

Toutes deux demeurèrent saisies, bouche bée. Cela devenait affolant. Changer de nationalité en même temps que de chapeau ; être ballottées entre un voyage dans l’inconnu ou la sinistre solitude des cachots.

Vraiment, elles n’avaient jamais soupçonné que le gouvernement hollandais fût un aussi mauvais gouvernement.

— Êtes-vous prêtes ? demanda le sacrificateur.

Et comme elles ne répondaient pas, il frappa dans ses mains.

Aussitôt, des serviteurs malais entrèrent, se partagèrent les bagages et se retirèrent, contraignant ainsi les Anglaises à les suivre, afin tout au moins de surveiller leurs colis.

Sans qu’elles y prissent garde, tant était grande leur stupéfaction, Oraï leur jeta sur les épaules des cache-poussière, et les entraîna dans le couloir.

Étourdies de l’aventure, — on le serait à moins, — Eléna et Mable se laissèrent conduire.

À une allure précipitée, elles traversèrent le jardin, le vestibule.

Devant le perron, une voiture, attelée de deux poneys, attendait. Oraï les y jeta bien plus qu’il ne les y fit monter. Lui-même sauta sur le siège d’arrière, tandis que le cocher, sans doute stylé d’avance, lançait l’attelage à toute bride vers la sortie.

Au moment où l’équipage franchissait la grille avec la rapidité de l’ouragan, des cris retentirent en arrière.

Dans l’espace d’un éclair, Eléna entrevit confusément un homme, les bras étendus, appelant du haut du perron, mais le véhicule tourna ; des massifs cachèrent la vision, et, dans une course vertigineuse, l’Anglaise se sentit emporter à travers le labyrinthe fleuri de la ville.

Au surplus, eût-elle pu considérer longuement le personnage aperçu, qu’elle ne l’aurait point reconnu pour cela, par la raison simple et péremptoire que jamais encore elle ne l’avait rencontré.

Cet homme n’était autre qu’Albin Gravelotte.

Toute la nuit, il avait veillé devant sa fenêtre. Vers quatre heures, vaincu par la fatigue, il s’était endormi.

À cinq heures, des secousses répétées l’avaient arraché a ce somme réparateur. Morlaix était auprès de lui.

— Secoue-toi, Albin. Ton cousin Niclauss et ses amis viennent de quitter l’hôtel, en route pour Djokjokarta, où ils comptent escamoter Darnaïl, la troisième fiancée de l’oncle François.

Pour toute réponse, Albin haussa les épaules.

— Tu ne comprends donc pas ? insista le domestique ami.

— Si, je comprends.

— Eh bien, alors ?…

— Alors, cela m’est égal.

Morlaix cessa aussitôt de gesticuler, et reprenant son habituelle insouciance :

— Au fond, tu sais, je m’en fiche également.

Toutefois, après un silence, il reprit :

— Enfin, tu abandonnes la cause de ton oncle ?

La question fit tressaillir son interlocuteur. Non certes, Albin n’abandonnerait pas la cause de l’oncle François. Il s’était engagé à tenter l’impossible pour lui rendre la liberté… Il tenterait cet impossible ; mais pouvait-il s’éloigner à cette heure où, là-bas, dans cette chambre que voilait le store tiré, gisait cette jeune fille inconnue ?

En quelques mots, il conta à Morlaix son expédition nocturne. Sans défiance à l’égard d’Oraï, il croyait en avoir rapporté ce précieux renseignement : la jeune fille était Américaine et voyageait pour son agrément.

Avec une grimace, Morlaix murmura :

— Elle est riche ; tu ne possèdes rien… Et puis surtout, il y a ton oncle !

Ces trois membres de phrase disaient clairement l’abîme creusé entre Albin et le rêve ébauché.

Le jeune homme le sentit.

Non sans effort, il se leva :

— Tu as raison, je m’égare. Soldons notre note et… en route pour Djokjokarta.

Avec un soupir qui teintait de mélancolie l’exclamation, burlesque en sa forme :

— Avoir tant de fiancées, murmura-t-il, et devoir renoncer à la seule qu’il me serait agréable de dénommer ainsi.

Vers cinq heures quarante-cinq minutes, les deux amis se trouvèrent prêts, leurs valises bouclées, leur note acquittée.

Un serviteur, mandé par eux, venait de partir en courant avec mission de ramener une voiture.

Et Albin, pensif, accoudé à la fenêtre, utilisait ces instants d’attente en fixant son regard sur le store qui obturait la croisée de la jeune… Américaine dont il allait s’éloigner pour toujours.

Soudain, il eut une sourde exclamation.

De l’aile opposée à celle où il se trouvait, trois personnes venaient de sortir. Elles traversaient le jardin, s’engouffraient sous le vestibule de l’hôtel.

Dans ces promeneurs, Albin avait reconnu, ou cru reconnaître, ceux qu’il avait remarqués la veille sur le quai, ceux auxquels il avait, durant la nuit, rendu visite par escalade.

Mêmes cache-poussière, mêmes voiles bleus.

Peut-être l’une des dames eût pu lui paraître avoir doublé de volume depuis le jour précédent ; mais, sous l’empire de l’émotion, le jeune homme avait momentanément perdu toutes ses qualités d’observation.

Le trio avait disparu sous la colonnade du vestibule.

Albin s’élança vers la porte, l’ouvrit et, à toutes jambes, parcourut le corridor.

Un choc, des exclamations ! Le jeune homme roula à terre, entraînant dans sa chute Morlaix, qui, au bruit, était sorti de sa chambre, juste à temps pour être renversé par son impétueux ami.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? bredouilla le brave garçon.

Mais Gravelotte ne se souciait pas de lui donner des explications. D’un saut de carpe, il se releva et repartit en courant.

— Ah çà ! il devient fou, gronda Morlaix en s’élançant à sa poursuite.

L’escalier fut dégringolé, le jardin, le vestibule traversés ; les deux compagnons de voyage parvinrent sur le perron à l’instant où, au loin, à la grille du parc, une voiture, lancée à fond de train, disparaissait, faisant flotter au-dessus de sa caisse vernie deux voiles bleus.

— Elles ! elles ! bégaya Albin.

— Qui cela ?

— Les Américaines !… Elles partent !

Ce disant, le neveu de l’oncle François faisait mine de reprendre sa course folle. Morlaix l’arrêta.

— Tu ne les rejoindras pas à pied.

Albin se tordit les mains.

— Ne plus la revoir, c’est impossible.

— Bon, consentit philosophiquement son interlocuteur. Il est nécessaire à ton bonheur de revoir ces dames. C’est le moment de te souvenir de notre vieil adage : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. »

— Tu m’ennuies avec ta patience, rugit Albin en se débattant.

Mais, placide, Morlaix continua :

— Notre équipage va venir nous prendre.

— Et après ?

— Pas après, cher ami, mais avant, informons-nous de la direction prise par nos voiles bleus. Quand on envoie quérir un véhicule, il est d’usage d’informer le cocher de la direction à prendre, de la distance à parcourir.

La fin de la phrase se perdit dans le vide.

Gravelotte n’était plus là. Il s’était précipité vers le bureau de renseignements où, nonobstant l’heure matinale, un employé en sarong de soie trônait majestueusement.

— Deux dames américaines, voiles bleus, cache-poussière gris, accompagnées d’un gentleman, quittent l’hôtel à l’instant.

À cette affirmation du Français, l’homme au sarong répliqua :

— Parfaitement.

— Où se font-elles conduire ?

Une seconde, le personnage hésita, mais prenant bientôt son parti :

— Elles n’ont pas recommandé le secret. La maison peut donc donner tous les renseignements désirables.

— C’est-à-dire ?

— Qu’elles se dirigent vers l’État libre du sultan de Djokjokarta, leur voiture les menant au premier relais.

— Djokjokarta !

Ce cri échappa à Albin. Cri d’allégresse, cri de gratitude à la providence internationale, qui inspirait aux citoyennes des United States of America de suivre la route que lui-même se proposait de suivre.

Dans son émotion, ses jambes plièrent sous lui. Il se laissa choir sur un sofa, mais il se releva aussitôt avec une exclamation qui n’exprimait plus ni la joie, ni la reconnaissance.

Une longue épingle, accessoire indispensable de la coiffure javanaise, avait été oubliée sur le meuble, sans doute par une cliente de l’hôtel, et la pointe aiguë, avait rappelé au voyageur que, telles les roses, les sofas ont parfois des épines.

Bah ! quand on a le cœur en joie, on ne s’attarde pas à un accident qui se passe derrière le dos.

Morlaix pénétrait d’ailleurs à son tour dans le bureau.

— Elles vont à Djokjokarta, lui jeta Albin.

— Tant mieux.

— Vite, nos valises, afin de ne pas faire attendre la voiture.

— J’ai donné ordre de les descendre.

— Ah ! Morlaix ! tu es un frère !

Et Gravelotte serra son ami contre sa poitrine. Il le serra à l’étouffer, ce qui, chacun le sait, démontre une affection réelle… et prouve en même temps que la tendresse humaine ne peut atteindre à la perfection, car, à ce degré, il faudrait étouffer complètement son partenaire.

Ceci, pour consoler les esprits chagrins qui se lamentent sur ce que l’homme n’est point parfait.

Quelques minutes encore s’écoulèrent. Avec des gestes incohérents, Albin arpentait le vestibule, donnant l’impression, que traduit l’expression populaire d’un ours en cage, ou, en termes moins zoologiques, celles d’un homme préoccupé, en proie à une vive agitation intérieure.

Clic ! Clac ! Vohe ! Yalou !

Cris aigus, variations crépitantes d’un fouet. C’est la voiture attendue, avec ses petits poneys de Timor qui galopent, son cocher rouge qui braille et gesticule, le domestique de l’hôtel qui trotte, cramponné d’une main aux harnais.

Valises, voyageurs, prennent place, des mains généreuses octroient le pourboire à des mains suppliantes, et de nouveau le fouet claque, les poneys se remettent en action.

La voiture part, elle est partie, emportant les deux amis dans les traces des Américaines, des Allemands, vers la fantasmagorie née dans le cerveau romanesque d’une jeune fille, de la pauvre petite Daalia, laquelle, à cette heure, brisée encore par la fièvre, est couchée dans sa chambre, où le store de la croisée tamise la lumière, où la mignonne enfant reçoit les soins de sa fidèle Rana.

Les ruelles, les avenues ombreuses, les canaux de Batavia, sont parcourus, franchis, laissés en arrière.

Les poneys ne cessent de galoper, leur conducteur ne cesse de les exciter de la voix et du fouet.

Voici les rizières et les champs cultivés.

Une large route, toute droite, parcourt cette bande côtière des plantations, et va se perdre au loin dans les forêts dont sont couvertes les pentes des montagnes courant presque partout parallèlement au rivage de Java.

Albin s’est armé d’une longue-vue.

Que cherche-t-il ?

Veut-il goûter par avance le charme féerique du paysage javanais, veut-il se délecter des éclaircies des bois, des ravins qui découpent capricieusement les hauteurs ?

Non. Que lui importent les précipices boisés, les fourrés de rhododendrons, les tapis de menthes roses, rouges, orangées. Ce qu’il cherche dans cette immensité, ce qu’il tient à découvrir au milieu de ce spectacle divin de la nature, en cette île de Java, joyau du monde, c’est deux brins de mousseline bleue flottant au vent, c’est deux voiles d’Américaines.

Et, tout à coup, sa main serre fortement le bras de Morlaix.

— Sapristi ! fait celui-ci, tu pinces comme un crabe !

— Regarde, là-bas, presque à la lisière des bois.

Morlaix a compris. À son tour, il applique l’œil à la longue-vue.

— Eh bien ? interroge anxieusement Albin.

— Il me semble distinguer…

— Des voiles bleus ?

— Précisément.

Un silence suit. Albin a repris la lorgnette. Il regarde un point noir, au-dessus duquel flotte comme un léger brouillard d’azur, et qui se déplace sur la blancheur lointaine de la route.

Mais ce point disparaît avec la chaussée elle-même sous la verdure des bois.

Alors, le jeune homme s’adresse au cocher :

— Quel est le nom du premier relais ?

— Pantenang.

— Et nous y arriverons ?

— Vers six heures.

— Ah !

Soudain, le ciel s’obscurcit. Qu’est-ce ? L’explication se présente sous forme d’une nuée de petits oiseaux que les indigènes appellent kanas (voleurs de riz).

Puis la lumière reparaît.

Déjà le soleil chauffe ferme, bien qu’il soit à peine huit heures. Le cocher change de coiffure. C’est un immense parasol rouge et jaune dont il couvre à présent son crâne. On croirait voir un guerrier casqué de son bouclier, et, involontairement, on songe aux combattants de jadis, auxquels leurs mères disaient, en leur confiant le scutum d’airain :

— Reviens dessous ou dessus.

Voici la forêt. La route s’enfonce sous un tunnel de fougères arborescentes, hautes de dix à douze mètres. Des lianes de mille nuances feutrent tous les interstices, courant d’arbre en arbre, de branche en branche, retombant jusqu’au sol, pour y reprendre racine et projeter vers le ciel de nouveaux rejets.

La fable du géant Antée, reprenant des forces tourtes les fois qu’il touchait la terre, ne symbolisait-elle pas la prodigieuse vitalité des lianes. 

Le chemin monte, épouse les contours de la montagne, serpente dans des ravins que les menthes teintent de rose.

Fleurs et lumière collaborant pour varier les aspects, il semble que la nature étale sous les yeux, une immense robe Loïe Fuller.

C’est exquis et troublant. Albin lui-même se sent pénétré par la beauté féerique de ce sol javanais. Il oublie les Américaines ; il regarde, il admire. Ce lui est une surprise quand, sur un plateau parsemé de bouquets d’arbres, les petits poneys s’arrêtent, le cocher descend de son siège et se met à dételer ses coursiers, avec ces seuls mots :

— Onze heures. Sieste !

Poursuivre la marche au milieu du jour serait mortel pour les voyageurs et les animaux. On va déjeuner, dormir jusque vers quatre heures.

Tant bien que mal, on s’installe à l’ombre. Les victuailles que Morlaix, en homme pratique, dont l’estomac n’est pas aveuglé par le flottement d’un voile bleu, a fait empaqueter à l’hôtel, sont déballées, installées sur l’herbe.

L’eau glacée d’une source rafraîchit la boisson, et le cocher malais, convié à partager le repas des blancs, leur marque le respect profond de l’indigène pour la race conquérante en demeurant à genoux, une main sur la tête, ce qui ne l’empêche pas de porter, avec l’autre, à sa bouche, les aliments en quantité suffisante pour étouffer deux personnes ordinaires.

De loin en loin, il s’interrompt, lance un sifflement modulé. Alors, les poneys qui paissent en liberté se rapprochent au galop de charge. Ils stoppent brusquement auprès de leur conducteur. Celui-ci les flatte de la main, leur adresse quelques phrases caressantes :

— Que les dieux vous fassent l’herbe tendre, ô mes douces colombes. Allez, amis chers à la crinière de flamme, allez, mes tourterelles aux sabots polis comme l’agate.

Et les petits chevaux repartent en bondissant, tout aussi incapables que leur cocher de comprendre l’étrangeté de cette figure de rhétorique : une tourterelle en sabots, même polis comme l’agate.

Sa faim apaisée, Morlaix s’étend sur l’herbe. Le conducteur l’imite.

Seul, Albin se lève, erre aux environs.

Il semble scruter le sol autour de lui. Cherche-t-il les traces des Américaines qui ont dû le précéder sur le plateau ?

Oui et non.

Il a l’impression que la jeune citoyenne des États-Unis a respiré l’air, là où il est maintenant.

Avec un émoi délicieux, il suppute son avance. Ce n’est point ici qu’elle a fait halte ; mais à une heure de marche de là. Quel est l’aspect du décor où elle a décidé de bercer sa sieste ? 

Rêverie où se marient les fleurs et la jeune fille, et que vient troubler parfois le souvenir de l’oncle François.

Alors, Albin a un geste rageur. Il mâchonne entre ses dents des protestations irritées :

— Après ? Elles vont à Djokjokarta. Là aussi m’appelle mon devoir de neveu. Ne puis-je suivre à la fois ma route… et elles ?

Mais la voix du raisonnement lui répond :

— Tu es stupide. Tu t’engages dans une voie sans issue. Ou tu délivreras ton oncle, comme tu l’as promis, et tu finiras tes jours à Sumatra entre tes huit fiancées battas, dont la première a l’air d’un singe et la seconde d’un jabot de paon ; ou bien tu suivras cette fille d’Amérique dont tu sais à peine le nom, et tu trahiras l’espérance que le frère de ton père a mise en toi.

Conclusion de ce dialogue intérieur : un coup de talon violent, qui réduisit en bouillie une touffe de brins d’herbe, bien innocents pourtant du désarroi cérébral du Parisien.

La justice humaine est ainsi faite. On cherche non pas à punir le coupable mais à transmettre à un autre le dommage que ce coupable a causé.

Tout en déambulant, en se chamaillant avec lui-même, Albin était arrivé près d’un buisson, sur lequel s’enroulaient les tiges grimpantes de vanilliers sauvages.

Les gousses, couvertes d’un enduit gommeux, répandaient dans l’air leur délicieuse odeur aromatique.

Soudain, un point blanc attira l’attention du jeune homme.

C’était, à n’en pas douter, un morceau d’étoffe, qu’une branche avait happé au passage.

Albin se rapprocha, sa main saisit le léger tissu.

Avec stupéfaction, il constata qu’il tenait un lambeau de fine batiste. En regardant mieux, il discerna un angle de mouchoir avec, brodé en soie blanche, ce nom : Eléna.

Son cœur se prit à battre à coups précipités.

Les Javanes, ou Javanaises, n’ont pas coutume de se servir de mouchoirs de batiste ; d’autre part, le nom patronymique Eléna n’a jamais été malais, tandis que, au contraire, il est assez répandu chez les Anglo-Saxons.

De là à supposer que le fragment avait appartenu à la demoiselle au voile bleu, il n’y avait qu’un pas, qu’Albin fit sans presque s’en apercevoir.

Eléna Paterson !

Comme ces treize lettres lui parurent jolies ! comme leur assemblage lui sembla donner une résultante harmonieuse et artistique !

Eléna Paterson !

C’était un parfum de fleur, une vocalise de rossignol, un rayon d’étoile ; c’était surtout l’évocation de grands yeux noirs, d’un visage rieur, aux tons dorés, d’une chevelure fauve et lustrée.

Bien certainement, Gravelotte se fût évanoui de surprise désolée, s’il avait appris, tout d’un coup, que celle qu’il poursuivait à cette heure répondait à un signalement tout contraire ; étant une blonde aux yeux bleus, au teint britannique.

Mais la nature n’est point une commère. Elle garde jalousement les secrets. Et Albin continua à adresser, au nom d’Eléna, mille pensées aimables destinées à Daalia.

Le service des Postes des tendresses non manuscrites doit être bien difficile, avec de pareilles erreurs ; car les jolis anges qui, à tire d’ailes roses, remplissent l’emploi de facteurs divins n’ont sans doute pas le droit d’inscrire, comme leurs collègues terrestres, la mention : « Inconnu à cette adresse », ou bien : « Parti sans laisser d’adresse. »

Quoi qu’il en soit, Albin s’absorba si complètement dans un monologue attendri, débité à la muette au lambeau de batiste, que l’heure du départ arriva, et que Morlaix dut le venir chercher pour le faire remonter en voiture.

Le digne garçon installa son ami avec une sollicitude fraternelle. Ne pouvant deviner le rôle capital qu’un chiffon jouait, en cette journée, dans la vie de Gravelotte, il attribuait la stupeur de ce dernier à un léger coup de soleil, d’où inquiétude justifiée.

Après tout, il ne se trompait guère.

Albin avait un véritable coup de soleil ; seulement, il était intérieur.

La course des poneys, dans une atmosphère qui allait se rafraîchissant à l’approche du soir, et peut-être aussi la pensée que l’on rejoindrait les Américaines à l’étape, tirèrent peu à peu Gravelotte de son mutisme.

Il marchanda d’abord ses paroles, mais à mesure que l’heure avançait, il en devint moins économe, arrivant en fin de compte à la prodigalité.

— Pantenang ! clama le cocher, en désignant de son fouet une bourgade blottie au fond d’un vallonnement.

Albin s’arrêta net au milieu de la phrase commencée.

Ses yeux se fixèrent sur la petite agglomération.

En avant du bourg, le relais se distinguait à ce qu’il était surmonté du drapeau néerlandais.

Il se composait de plusieurs huttes de bambou, recouvertes de chaume de riz. Toutes étaient supportées par des pilotis, entre lesquels remises et écuries se trouvaient installées à claire-voie.

Albin découvrit ainsi une voiture semblable à celle qu’il occupait lui-même.

Dételée, les harnais accrochés au timon, des palefreniers indigènes la roulaient sous l’une des habitations.

— Elle est là, murmura le jeune homme.

Et s’adressant au cocher :

— Tes chevaux ne marchent pas.

Une nuance de surprise passa sur les traits du Malais ; mais le blanc avait parlé et un Javanais ne se reconnaît pas le droit de discuter avec la race victorieuse.

Le résultat de l’observation fut qu’une grêle de coups de fouet s’abattit sur les poneys, tandis que les échos d’alentour répétaient les glapissements encourageurs de l’automédon bronzé.