Éditions Jules Tallandier (p. 205-224).


CHAPITRE X

LE BALCON DE CYRANO ET LE CHEMIN DE FER


Dix heures du soir.

Les torches de bois de hedrix, cet arbre résineux qui croît sur les hauts sommets de l’île, et dont les Javans des classes inférieures se servent comme de luminaire, se sont éteintes les unes après les autres dans un poudroiement d’étincelles, dans un flocon de fumée fuligineuse.

Les palefreniers dorment sous les remises, les serviteurs au fond de la cabane principale du relais.

Dans la nuit transparente, des vols de mouches à feu se croisent en zigzags verts, bleus, rouges ; au ciel, les myriades d’étoiles se sont allumées.

Un bruissement de feuilles caressées par la brise descend des hauteurs boisées, traversé parfois par le sourd rauquement d’un félin en chasse, le bramement aigu du cerf nain, ou la plainte stridente du cochon sauvage surpris par le caïman.

Des parfums flottent dans l’air ; la terre, surchauffée durant le jour par le soleil ardent de l’équateur, expire maintenant des buées tièdes, toutes chargées de senteurs capiteuses.

Il y a comme une griserie dans l’atmosphère. Il semble que la nature se sente femme et femme élégante ; que toute l’île de Java distille en son honneur les arômes les plus subtils, les essences les plus odorentes.

Cette nuit malaise, illuminée par les constellations et les lucioles, sent bon. On croirait que la terre javanaise, belle entre toutes, est un immense bouquet dont l’haleine embaumée monte vers le ciel, qu’elle soit la cassolette géante d’où l’encens du monde jaillit vers une divinité infinie.

Eléna et Mable ne reposent point. 

Accoudées à leur fenêtre, elles attendent celui qui s’est annoncé tantôt. Sans impatience du reste, car la brise aux senteurs capiteuses les berce mollement, les plonge dans un demi-rêve délicieux.

Elles ont la sensation de respirer un haschich idéal, d’aspirer un rêve bleu, où les lointains soleils de l’espace, les frêles insectes terrestres, décrivent des arabesques d’or. Elles ne parlent pas.

Dans cette obscurité équatoriale qui contient encore de la clarté, l’âme s’étend agrandie, et les mots, bruits vains, hochets ridicules et minuscules, apparaissent impuissants à exprimer ce qu’elle ressent.

Ces mots sont des pygmées, dont la pensée aurait honte de se servir pour qualifier le géant infini que l’on pressent, que l’on croit presque apercevoir dans le murmure indistinct, mais gigantesque, des choses.

Pourtant les Anglaises tressaillent.

Des pas légers ont glissé sur le sol.

Elles se penchent. Une ombre humaine est à vingt pas, s’avançant vers leur cabane.

C’est lui sûrement, cet Albin Gravelotte, ce 400e ignoré le matin encore, et qu’un chiffon de papier a révélé à Eléna.

Bien que l’obscurité soit un voile, mistress Doodee se sent rougir. Elle fait un pas en arrière comme si, d’instinct, elle cherchait, dans la salle, des ténèbres plus profondes.

Mais un sursaut la secoue tout entière.

Une main sèche a saisi son bras, un objet piquant et froid s’appuie sur son cou. Une voix, qu’elle reconnaît, hélas ! prononce ces mots :

— On va vous parler. Vous répondrez ce que je vous soufflerai ! Rien autre.

C’est le faux officier des douanes ; c’est le sacrificateur Oraï. Lui aussi guettait la venue d’Albin. Lui aussi a entendu le bruit des pas du Français.

Alors, silencieusement, il a escaladé l’échelle intérieure accédant à la chambre des voyageuses.

Sans qu’elles aient perçu le grincement de la clef, tout occupées qu’elles étaient à scruter l’extérieur, il est entré.

La jolie blonde essaie de se révolter.

— Vous êtes pas un gentleman de pénétrer ainsi chez une lady. Je parlerai comme il paraîtra convenable à mon jugement.

L’objet pointu appuie davantage sur le cou de la jeune femme.

— Qu’est cela qui me fait mal, murmure-t-elle.

— Un poignard. À la moindre désobéissance, vous êtes morte. Ordonnez à votre demoiselle de compagnie de se retirer de la fenêtre.

Terrifiée, Eléna transmet l’ordre à la puissante Mable.

Celle-ci recule jusqu’à la natte, tendue sur des piquets, qui doit lui servir de couchette. Elle s’y laisse choir.

— Bien, approuve doucement Oraï, ne bougez plus de là.

Puis revenant à mistress Doodee :

— Une voilette sur vos cheveux ; vos frisons d’or doivent être cachés…

— Mais…

— Une voilette ou le poignard.

Eléna obéit encore. Un tulle foncé voile sa chevelure blonde. Dans la nuit, maintenant, elle semblera d’un brun fauve comme Daalia.

Alors le Malais la conduisit à la fenêtre avec cette recommandation expressive :

— Pas un mot autre que ceux soufflés par moi… ou la mort.

Tremblante comme la feuille, sentant craqueter dans son corsage le papier dont elle avait espéré la délivrance, et qui la jetait à présent dans une aventure plus terrible que toutes celles qui l’avaient précédée, mistress Doodee jeta un regard éperdu à l’extérieur.

Debout près d’un des supports de la cabane, un homme se tenait.

Elle le considéra silencieuse, troublée.

Était-ce là ce 400e que son âme attendait, au devant de qui elle courait autour du globe, entraînant, dans sa course inquiète, son corps et sa valise ?

Un sifflement léger monta jusqu’à elle.

Le visiteur nocturne s’étonnait du silence. Il cherchait prudemment à attirer son attention.

— Toussez doucement, murmura Oraï.

Elle obéit.

Une petite toux gazouillante, donnant l’illusion d’une bronchite de fauvette, passa dans l’air.

— Vous êtes là, mademoiselle, merci.

Ces mots susurrés s’élevèrent du sol vers la fenêtre et firent frissonner Eléna.

— Vous êtes là, reprit la voix d’Albin, répondant à l’appel d’un inconnu. Donc, mes suppositions étaient justes. Vous êtes captive.

— Oui, lança étourdiment l’Anglaise.

— Oui !

Mais le faux douanier serra le bras de sa victime et rudement :

— Non. Répondez : non… ou bien…

— Non, gémit l’infortunée.

— Oui, non, poursuivit d’en bas Gravelotte — et faisant allusion aux réponses embarrassées de Rigjoon lors de sa descente de voiture. — C’est donc la coutume, à Java, d’affirmer et de nier en même temps !

— Non, souffla le sacrificateur.

— Non, répéta mistress Doodee, qui ajouta en a parte : Je ne sais pas si ce gentleman comprend ma conversation, mais moi-même, en vérité, je n’y comprends goutte.

Cependant Oraï chuchota des phrases à son oreille, et elle les redit après lui.

— Non, je suis la troisième fiancée de l’oncle François.

— La troisième, vous, vous ?

Eléna ne répondit pas de suite. Elle s’était retournée vers le sacrificateur et d’une voix assourdie :

— Qu’est-ce que cette fiancée-là ?

— Prenez garde au poignard.

— Oh ! toujours ce canif meurtrier.

— Songez-y et obéissez, sans chercher à comprendre.

Dominée, la jeune femme se pencha à la fenêtre, redisant les paroles que le pseudo-douanier murmurait près du pavillon rose et délicat de sen oreille :

— Oui, moi. Seulement, feignez de l’ignorer jusqu’à Djokjokarta. Ne m’approchez pas. Si vous m’abordiez d’ici là, vous me tueriez.

— Quoi ?

— Cela est ainsi. Demain, je prends le train de cinq heures vingt-cinq pour Samarang. Partez par le train suivant pour éviter toute chance de rencontre.

— Vos désirs sont des ordres, mademoiselle ; mais je vous reverrai à Djokjokarta ?

— Soyez-en certain.

Il y eut un silence. L’entretien semblait terminé. Pourtant. Albin ne faisait pas mine de s’éloigner.

Il s’était adossé au pilier de bois et la tête penchée, il avait l’air de réfléchir.

Soudain, il releva le front.

— Pardonnez-moi. Je me perds en plein mystère. Comment, vous, Américaine, êtes-vous la troisième fiancée ? Comment se fait-il que je doive vous épouser, vous à qui je rêvais sans vous connaître ?

Il pouvait questionner longtemps ainsi.

Eléna ne lui expliquerait certainement pas la situation. En dépit de son effort cérébral, elle s’embrouillait de plus en plus dans l’incompréhensible.

Chaque mot rendait plus épais le brouillard dont son cerveau s’obscurcissait. Voilà qu’elle était la troisième fiancée d’elle ne savait qui, et qu’il y avait, sans que rien l’en eût avertie, des projets de mariage entre elle et ce gentleman qu’elle entendait pour la première fois.

Ses mains fines se crispèrent sur son front en signe de détresse.

Cependant Albin reprit :

— Mais je vous parle, j’interroge, et cela sans avoir été présenté. Pardonnez-moi, je vais combler cette lacune… Mon esprit est à l’envers depuis ce jour où, sur le port, je vous vis auprès de ce vieillard que vous appeliez votre père.

Cette allusion à sa rencontre avec François et Daalia fut interprétée différemment par mistress Doodee.

— Enfin, se confia-t-elle, je commence à voir clair. Il m’a rencontrée à Liverpool et s’est lancé sur ma trace.

Elle eut un sourire vainqueur.

— Ceci est de l’affection vraiment très correcte.

— Mon nom, poursuivit le jeune homme, le voici Albin Gravelotte.

— Gravelotte ! le nom d’une bataille.

— Ma vie le mérite, mademoiselle, j’allais mourir.

— Mourir, vous ?

— Quand un devoir se dressa devant moi.

Eléna minauda :

— Ramener dans la mère patrie un être bon, aimable et doux, que la fatalité an tenait éloigné. Je n’hésitai pas, je partis.

— Très bien, approuva l’Anglaise empoignée par la scène. All right !

Hélas ! sa satisfaction fut courte. Oraï se pencha vers elle :

— Renvoyez-le. Cela a assez duré. Attention, je souffle.

Et la blonde créature répéta docilement :

— Merci. Je sais à présent votre dévouement. Partez. Le danger est autour de nous. C’est à Djokjokarta seulement que nous pourrons nous rencontrer sans crainte.

— À Djokjokarta. Au revoir, mademoiselle.

Sur ce, Albin s’éloigna, disparut bientôt derrière les constructions.

Alors le faux officier des douanes fit entendre un rire grinçant et, souhaitant le bonsoir à Eléna complètement ahurie, il la laissa seule avec Mable Grace, non moins abasourdie de l’étrange entretien dont elle n’avait pas perdu une syllabe.

Albin, lui, regagna son logis dans les dispositions les plus joyeuses.

Certes, tout ne lui apparaissait pas clairement. L’aventure ne possédait pas la limpidité du cristal, mais enfin, cette jeune fille aux grands yeux noirs entrevue à Sumatra, revue la veille à Batavia se trouvait être l’une des huit fiancées de l’oncle François.

Sans chercher plus loin, il se déclarait qu’en faveur de celle-ci il pardonnait aux sept autres.

Le bonheur, comme le chagrin, s’accorde rarement avec un sommeil paisible.

Le jeune homme eut beau s’étendre sur sa natte, fermer les yeux avec la volonté de trouver l’oubli, l’engourdissement réparateur ne répondit pas à son appel.

De guerre lasse, Albin se leva dès l’aube.

Il assista à la féerie du jour naissant, se délecta des nuances adorables de la palette de l’aurore.

Vers cinq heures, il descendit dans la cour.

Des palefreniers attelaient la voiture des Anglaises.

Respectueux des ordres donnés par la gentille Eléna, il se tint à distance du véhicule qui allait la conduire à la gare.

De loin, il la vit y prendre place ainsi que Mable et Oraï.

La corpulence de la demoiselle de compagnie eût pu le faire réfléchir, mais il n’avait d’yeux que pour le voile bleu, sous lequel il croyait deviner les traits charmants, le regard velouté de Daalia.

Clic, clac, les cris variés, accompagnement obligé de tout départ en Malaisie, résonnèrent dans la clarté matinale. L’équipage partit à fond de train sur la route, mais mistress Doodee qui, pour la première fois, voyait nettement Albin, avait eu le loisir d’examiner celui qu’elle prenait pour un futur. Le résultat de cet examen fut cette exclamation :

— Il est réellement un gentleman fort agréable.

Ce qui, on le reconnaîtra, n’était aucunement défavorable au Français. Celui-ci, par malheur, ne put entendre la remarque flatteuse.

Toutefois, son ignorance de l’impression produite ne lui enleva rien de son activité.

À peine la voiture hors de vue, il se mit à la recherche du maître de relais, le dénicha dans sa cuisine où il fourbissait ses casseroles et l’interrompit dans cette attrayante occupation pour lui dire :

— Le premier train pour Samarang part, à cinq heures vingt-cinq.

— Oui, Votre Excellence.

— Et le second ?

— À sept heures dix.

— Bon. Que l’on nous serve le déjeuner et… la « note de notre dépense ».

— À l’instant, Excellence.

Rapidement, Albin regagna sa chambre.

Morlaix, assez sage pour ne songer, ni à Daalia, ni à Eléna, dormait paisiblement ainsi qu’il convient après une longue journée de voyage.

Gravelotte le secoua sans pitié, le réveilla, le força à s’habiller. Le déjeuner servi, il contraignit son ami à s’étouffer à demi afin de l’expédier plus promptement. Si bien qu’à force de se hâter, de presser tout le monde, les deux voyageurs se trouvèrent dans la cour, prêts au départ, leur équipage attelé, à six heures et quart.

Il fallait à peine dix minutes pour se rendre à la gare. Morlaix tenta de le faire observer à son ami. Il ne réussit qu’à se faire arracher la valise des mains, à la voir jeter dans la voiture, et à obtenir cette apostrophe foudroyante.

— Moi, je pars. S’il te plaît de manquer le train, à ton aise.

Force fut au brave garçon de sauter dans le véhicule.

Celui-ci fila sur la route et, quelques minutes plus tard, déposa les voyageurs devant la façade monumentale de la gare de Pantenang.

Cette construction, hollandaise de lignes, de conception, semblait étrange au milieu des paillotes et des massifs verdoyants de la bourgade javanaise.

Toujours pressé, Albin solda le cocher et se précipita au guichet des billets, suivi avec plus de calme par Morlaix.

— Deux premières pour Samarang.

De Pantenang à Samarang, on compte près de six cents kilomètres de France. C’est dire que le nombre des voyageurs effectuant le parcours total est assez réduit, d’autant plus que la voie la moins coûteuse et la plus commode entre Batavia, la grande agglomération, située à une journée de marche, et Samarang est la voie de mer, pour laquelle on dispose de steamers rapides, confortables, parfaitement aménagée.

La buraliste toisa donc Albin.

— Monsieur n’a-t-il pas passé la nuit au relais, demanda-t-elle ?

Bien que surpris de la question, Gravelotte répliqua :

— Si, mais quel rapport ?

— Il était signalé, et le chef de gare m’a chargée de prier Monsieur d’aller lui parler, dès que Monsieur se présenterait ici.

Tout en parlant, elle remettait à son interlocuteur les tickets réclamés, puis avec la plus grande amabilité :

— L’escalier de droite vous conduira au bureau du chef de gare.

Étonnés (on le serait à moins), les deux amis gagnent le quai.

Voici le bureau. Voici le chef de gare lui-même, un homme petit, frétillant, souriant, les cheveux blonds soigneusement lissés, la barbe en éventail, dans laquelle il promène une main chargée de bagues.

Il accueille les jeunes gens par une averse de mots aimables, d’appellations louangeuses, qu’il termine par la question :

— Je suis honoré d’avoir à vous demander vos noms ?

— Albin Gravelotte, répond l’un.

— Morlaix, ajoute l’autre.

Et le petit chef de gare se frotte les mains, se balance sur ses jambes d’un air éminemment satisfait. On croirait qu’il va danser.

Non, ce n’est pas cela.

Il trottine vers un casier, fouille dans l’un des compartiments, en tire deux enveloppes, en parcourt les suscriptions.

— Mein Herr Morlaix.

— Hein, fait le domestique-ami ?

— Remise, hier soir, à votre adresse par une bien jolie personne.

Puis tendant la seconde missive à Albin :

— Albin Gravelotte, esquire.

Remise, ce matin, par une autre bien jolie personne.

Et tandis que les voyageurs déchirent les enveloppes, il explique, nerveux, disert, intarissable

— Les règlements de la compagnie sont formels. Être paternel pour les voyageurs. Faire en leur faveur tout ce qui n’est pas contraire à la sécurité de l’exploitation. Je ne suis pas chargé du service des Postes, mais deux lettres ne m’ont pas paru devoir compromettre la sécurité.

« Messieurs, je suis votre serviteur, le train de Samarang, est formé.

Toujours sautillant, il entraîne les jeunes gens, les case dans un compartiment de wagon-couloir, puis s’éloigne en courant, agitant les bras, lançant d’une voix de tête :

— Attention ! Signal du départ ! Attention !

Le train s’ébranle. Il part ; il est parti.

Dans leur compartiment, Albin et Morlaix échangent les papiers si étrangement tombés entre leurs mains.

La lettre de Morlaix est de Lisbeth qui, fidèle au traité d’alliance signé avec le jeune homme, lui indique la marche de Fleck, de Niclauss.

« Pantenang, 5 heures soir.

« Prenons le train, pour Samarang. De là, nous gagnerons Djokjokarta par voie de terre. J’ignore encore ce qu’ils comptent faire. Je tâcherai de le savoir en route. Trouverez à Samarang lettre, office central des postes, bureau restant,

« Myrtille, dévouement, loyauté,
« Lisbeth. »

La missive d’Albin était plus brève. Elle ne contenait que deux mots.

« Palembang, Eléna. »

— Eléna, s’écria le Français, Eléna ! Aucun nom n’est plus doux, aucun ne conviendrait autant à sa grâce.

Morlaix éclata de rire.

— Alors, selon toi, ton Américaine ne pourrait s’appeler ni Jane, ni Mary, ni Betty, ou n’importe quoi en dehors d’Eléna.

— Parfaitement.

— En ce cas, je m’incline, car une conviction aussi raisonnable a droit à tout mon respect.

Albin ne répondit pas à cette plaisanterie et parut s’absorber dans la contemplation du paysage, que le train franchissait à une vitesse modérée, bien digne du calme de la flegmatique Hollande.

Certes, le pays méritait l’attention.

Tantôt, la voie, établie en corniche, dominait des ravins rocheux aux insondables profondeurs.

Tantôt, par une série de pentes savamment calculées, le chemin de fer descendait des hauteurs dans des plaines marécageuses, ou bien il s’enfonçait sous de ténébreuses forêts de tecks, aux larges feuilles.

Plus loin, il traversait des plantations de caféiers, dont le feuillage clair contrastait avec le vert sombre des plantations de cannes à sucre couvrant les plaines basses.

De grands singes gambadaient dans les branches, grimaçant au train, se poursuivant dans les volutes de fumée que la machine haletante enroulait aux feuillages.

Un indigène du pays, qui se rend au marché d’une bourgade peu éloignée, raconte aux jeunes gens que la vie des singes est sacrée pour ses compatriotes.

Au loin, il désigne un massif de verdure.

— C’est un bois sacré. Il contient plus de six cents singes, lesquels vivent sous un roi.

— Et ce roi gouverne bien, questionne ironiquement Morlaix ?

— Oh ! aussi bien que possible, reprend l’indigène sans penser à malice. Quoi d’étonnant d’ailleurs à cela ? Le singe n’est-il pas notre semblable ? Plus fin que nous, il a deviné que le travail se trouve au bout de la parole, et il n’a jamais voulu parler.

Illusion naïve d’un peuple enfant !

À Sumadang, le Malais descend avec force courbettes. Évidemment l’indigène a été très flatté de converser avec des blancs.

Et le train repart, franchit le fleuve Tji-Manock, la gare de Cheribon ; puis la voie serpente à travers d’immenses marécages, séjour de prédilection des marabouts, pélicans, grues, bécassines, et surtout d’innombrables espèces de moustiques, qui obligent les voyageurs, en dépit de la température torride, à s’enfermer hermétiquement dans leur wagon.

Étouffant, ruisselant de sueur, les deux amis, le nez collé à la vitre, regardent défiler les marais, les canaux qui s’entre-croisent. Dans les buées rousses montant des eaux stagnantes, ils discernent des huttes sur pilotis, des pêcheries. Comment l’homme peut-il vivre en de pareilles régions ? Mystère.

Tagal ! un court arrêt du train. L’on repart. Le terrain s’exhausse peu à peu. La ligne va quitter la dépression où s’accumulent les eaux. À l’est, apparaît le volcan « Slamat », haut de plus de trois mille mètres, que le soleil colore magnifiquement de rose, de bleu, de coulées d’or, et dont le pied se voile de rizières blondes et de bois de flamboyants au feuillage vernissé.

Pikalongan. Nouvel arrêt, mais en même temps, un agacement. Le train stationne une heure quarante-cinq minutes en ce point. — Nécessités de croisement, déclare le chef de gare. — Ce fonctionnaire heureusement remet à Albin une enveloppe, dans laquelle le jeune homme trouve une feuille de papier portant ce seul mot :

Eléna !

Il oublie alors sa mauvaise humeur. L’Américaine ne l’a pas oublié. Par ces petits billets, elle jalonne sa route, lui montrant qu’il ne se trompe pas, qu’il est sur la bonne voie.

— Un tour dans la ville, propose Morlaix.

— Volontiers. Nous avons une heure quarante-cinq minutes à dépenser.

Bras dessus, bras dessous, ils s’éloignent de la gare. Dans les rues de la cité néerlando-sino-malaise, ils s’engagent. Ils admirent les larges avenues hollandaises bordées de tamariniers arrondis en berceau, les étroites ruelles du « campong » chinois, des faubourgs malais.

Ils cherchent un hôtel où ils pourraient prendre le « tiffin », collation qui correspond au « luncheon » anglais. Mais avant qu’ils aient trouvé l’établissement hospitalier et réconfortant, ils sont arrêtés par un incident que leur ignorance des mœurs javanaises ne leur a point permis de prévoir.

Depuis un instant déjà, la foule devenait plus compacte autour d’eux.

Des paillotes, des masures, hommes, femmes, enfants, sortaient, les considérant avec surprise, poussant des cris.

Soudain une noce indigène passa.

Deux mannequins gigantesques, figurant un homme et une femme, ouvraient la marche.

En arrière, venaient une cinquantaine de musiciens produisant un bruit de tonnerre sur pareil nombre de tam-tams.

Le tout escorté de cent jeunes gens, à califourchon sur de petits poneys, et portant le costume de fête : sarongs (jupons) de soie bleue ou rose, colliers, écharpes chatoyantes sur le torse nu, kriss aux poignées dorées.

Ensuite, la mariée, modestement enfermée dans un palanquin à quatre porteurs. Sa ceinture argentée, la peinture jaune safran étalée sur son visage, ses mains, ses mollets et ses pieds, lui donnaient le plus étrange aspect.

Sa famille suivait en longue procession.

Enfin l’époux, au riche costume, barbouillé de jaune comme sa « compagne et dame », assis dans un char en bambou, dont le cocher, en grande livrée javanaise, rouge et or, avait jugé bon de se coiffer d’un chapeau gibus orné d’une cocarde anglaise,

Albin et son ami riaient de bon cœur devant cet étrange cortège, quand des mains discrètes se posèrent sur leurs épaules.

— Qu’est-ce ?

Des soldats de la police, pieds nus, mais vêtus de l’uniforme blanc, rouge et vert, sont auprès d’eux :

— Que voulez-vous ?

À la question qu’ils ne semblent pas comprendre, les policiers répondent en intimant par gestes aux Européens l’ordre de les suivre.

Les jeunes gens obéissent.

On les conduit dans une maison voisine, où un officier de sécurité, un placide Hollandais celui-là, leur donne l’explication de son intervention.

— Vous diminuez la considération dont les blancs doivent jouir de la part des Malais, dit-il, vous êtes étrangers, sans doute ?

— En effet !

— Je m’en suis douté. Il me suffira donc de vous enseigner certaines règles dont un Européen ne doit pas s’écarter dans l’île de Java.

Et du ton doctoral d’un professeur en chaire, il enseigne aux voyageurs :
1° Qu’aucun blanc ne doit s’abaisser à se mêler à la foule ;
2° Qu’aller à pied est de mauvais goût ;
3° Que se promener, sans porte-parasol, est malséant ;
4° Que n’avoir pas de porte-feu ou porte-mèche, confine au déshonneur.
5° Que l’on devient méprisable, si l’on ne prend pas l’air hautain.

Cette petite leçon de décorum, à l’usage des blancs en villégiature à Java, terminée, le Hollandais salua les jeunes gens, leur souhaita bon voyage, et daigna même leur serrer la main.

Bien plus, il poussa la bienveillance jusqu’à les faire reconduire à la gare par quatre agents, dont deux tenaient déployés de gigantesques parasols bleus, tandis que les deux autres agitaient des baguettes de bois de santal enflammées.

Après la leçon parlée, il gratifiait les Français d’une « leçon de choses ».

En somme, il avait raison. Le parasol — payong — est le symbole de l’autorité. Qu’un général passe une revue, qu’un gouverneur rende un édit, condamne des rebelles ou pardonne aux coupables, son parasol devient, suivant le cas, l’équivalent du sabre, ou de la main de justice. Plus il est vaste, plus son possesseur est réputé puissant, plus les indigènes sont tenus de marquer d’égards.

Le parasol du gouverneur général a un mètre quatre-vingts de diamètre ; sa hampe a deux mètres de long. C’est un parasol de famille ou de voiture.

L’assistant résident jouit d’une ombrelle moins panachée d’or et donnant moins d’ombre.

Le contrôleur-parasol n’a plus d’or et abrite à grand’peine le personnage.

Enfin le vedana (employé), n’a plus que la hampe de l’ombrelle hiérarchique.

En somme, les jeunes gens atteignaient la gare quelques minutes seulement avant le départ du train.

Avec la mélancolie d’hommes qui n’ont pu tiffiner ou luncher au choix, mais aussi avec la propension hilare de voyageurs qui viennent de récolter des notes burlesques sur les mœurs et coutumes, ils prirent place dans le wagon, et attendirent patiemment que le convoi se mît en marche.

Mais ils n’en avaient pas encore fini avec les surprises de Pikalongan.

Soudain, la portière de leur compartiment s’ouvrit. Le chef de la station, dressé sur le marchepied, parut.

Il se découvrit, procéda à des révérences compliquées, puis, tendant un pli à Morlaix :

— Monsieur Morlaix, n’est-ce pas ?

— Oui, en effet.

— Ceci vient d’arriver de Samarang, par le chef d’escorte envoyé vers vous par M. le résident général.

Et comme les deux amis se regardaient stupéfaits, le fonctionnaire continua :

— J’ai fait embarquer, dans le train, dragons et chevaux…

— Dragons et chevaux ? redirent les Français absolument médusés.

— De sorte que, si leurs services vous sont nécessaires en cours de route, il vous suffira de les faire prévenir par le chef de train.

Sur ce, il salua derechef, sauta à terre et referma la portière.

Au surplus, le sifflet de la locomotive se faisait entendre. Le train démarrait.

— Qu’est-ce que cela signifie ? balbutia enfin Gravelotte.

— Peuh ! Je m’en fiche, répliqua Morlaix, retrouvant son exclamation habituelle, un peu oubliée depuis quelque temps.

— Une escorte !… des dragons !… des chevaux !

— Il paraît.

— Mais la lettre explique peut-être…

— C’est, ma foi, vrai.

D’un coup de pouce, le domestique ami fit sauter le cachet de l’enveloppe.

— De la bonne petite Lisbeth, s’écria-t-il après avoir jeté les yeux sur le papier contenu à l’intérieur.

Et Morlaix déchiffra les lignes suivantes :

« Samarang

« Je connais maintenant la raison de notre départ précipité. Ils veulent arriver à Djokjokarta avec une avance suffisante pour voir la troisième fiancée bien avant vous et acheter, par des présents, son concours favorable.

« Pour vous retarder encore, ils ont signalé à la résidence de Samarang, votre passage prochain, et ont fait connaître votre parenté avec le riche planteur Gravelotte, de Sumatra.

« Le résident, selon l’usage (nous avons appris cela en route), vous expédie une escorte. Ce sera très joli, mais cela ralentit la marche. Aussi, fidèle comme le lierre qui meurt où il s’attache, je confie ces lignes au kranem, ou chef du détachement.

« Soyez souple comme la liane, ne résistez pas ainsi que l’ébénier noir. Dites-vous que près de vos adversaires sont ouverts des yeux amis, que ma vigilance égale celle du Phœnix ombellata, et que ma bouche sera plus bavarde que les roseaux de Midas, pour vous défendre contre le serpent caché sous les fleurs du mancenillier.

« Ma main se tend vers vous, tenant en poignée le jasmin de Virginie, sourire de l’éloignement, et le jasmin jonquille du souvenir affectueux.

« Lisbeth. »

— C’est un peu fort, clama Gravelotte.

— Calme-toi. 

— Eh ! le puis-je ? Ces coquins qui nous embarrassent d’une escorte ?

Gravement, Morlaix saisit la main de son compagnon.

— Mon cher, sois ménager de tes expressions. Que tu traites ton cousin Niclauss de coquin, cela ne m’offusque pas, c’est un rival ; mais pour M. Fleck, il en va autrement.

— Comment, cet Allemand qui…

— Est le père de Lisbeth.

— Et après ?

— Après… Il est donc en passe de devenir mon beau-père.

Ce fut par un éclat de rire qu’Albin ponctua la phrase de son interlocuteur.

— Ton beau-père, à toi ? Comment, tu songerais à épouser Mlle Lisbeth ?

— Tu devrais être le seul à n’en pas être étonné.

— Moi ?

— Sans doute. Voilà une jeune fille horriblement mal élevée au point de vue de la conscience. Sa famille lui a enseigné que la propriété n’existe pas, que la fortune appartient au plus adroit, que le pickpoket est un travailleur estimable.

— Jolie éducation !

— D’accord. Elle a d’autant plus de mérite à s’en affranchir. Et pourquoi s’en affranchit-elle, je te le demande ? Pour te permettre de vaincre ton rival, de libérer l’oncle François, de devenir l’un des plus riches colons des Indes néerlandaises… ; tout cela, je te prie de le remarquer, sans y avoir aucun intérêt personnel.

— Je le veux bien.

— C’est heureux. Seulement comme tu es un ingrat renforcé…

— Ingrat, moi !

— Comment appelleras-tu le nommé Albin, qui, protégé, défendu par Lisbeth, ne songe qu’à miss Eléna ?

Du coup, Gravelotte demeura court

— Eh bien ! continua Morlaix gravement, courbe la tête, fier Sicambre, et remercie l’amitié en ma personne. Je ne veux pas te voir taxer d’ingratitude. Tu contactes une dette de reconnaissance, c’est moi qui la paierai. Tu devras le succès à Lisbeth, laquelle, ne l’oublie pas, renonce par là même, à épouser Niclauss. Eh bien ! c’est moi qui lui consacrerai ma vie. Je m’improvise ton caissier moral, je fais honneur à ta signature.

Sous sa forme baroque, Albin discerna le dévouement réel caché dans les paroles de son compagnon. Il lui tendit la main.

— Tu te sacrifies, mon pauvre ami.

— Oh ! bien peu, en tout cas ; souviens-toi que nous allions commencer notre dernière promenade au bois de Boulogne, quand…

— Tout a bien changé depuis.

— Soit, mais enfin, Lisbeth n’est pas laide.

— Je le veux bien.

— Elle a un excellent cœur.

— Oui, mais son père…

— Elle ne l’a point choisi. Si ce n’est ni pour elle ni pour lui, que ce soit pour moi. N’en dis pas trop de mal. Autrement, tu me découragerais peut-être.

Décidément, ce brave Morlaix traitait gaiement les choses les plus sérieuses. Albin comprit ce que son ami ne disait pas.

Tout d’abord, celui-ci n’avait vu en Lisbeth qu’une ennemie. Puis, les circonstances l’avaient rapproché de la jeune fille ; sous l’empire de ses discours, il avait senti s’éveiller en elle une âme toute neuve, avide de courir vers le bien, et de même que les parents se prennent d’indicible tendresse pour l’enfant dont ils façonnent le cœur aux nobles aspirations, de même Morlaix avait vu naître en lui l’affection pour son élève.

Le professeur de morale était devenu insensiblement un fiancé.

Certes, le mot n’avait pas été prononcé. Jamais ce sujet ne fut même effleuré durant les conversations passées ; mais, en fait, le plus difficile était effectué. Le jeune homme oubliait le père, le manque de goût de Lisbeth, pour se souvenir seulement qu’à son instigation, elle se rangeait du côté du bon droit et de la justice.

Tandis qu’Albin, que lui-même, rêvaient à ces choses, le train filait à toute vapeur à travers les plaines admirablement cultivées.

Des plantations de tabac, au milieu desquelles se dressent, de kilomètre en kilomètre, les immenses hangars des séchoirs, alternent avec des champs de cannes à sucre qui bordent la voie durant deux ou trois lieues, et que dominent, tels des obélisques de briques, les hautes cheminées des raffineries.

C’est ici que se fabrique la moitié du sucre que consomme l’humanité, ici que l’on distille l’alcool de canne qui assure aux liqueurs hollandaises une supériorité si marquée.

C’est dans ce coin de terre, situé aux antipodes de la métropole, que le soleil fait jaillir du sol les énormes fortunes aspirées peu à peu, comme par une pompe géante, par les opulents bourgeois de Rotterdam, d’Amsterdam, de La Haye, etc. Étrange contraste des choses ! La nature exubérante de cette région équatoriale se consume à créer la richesse pour ce petit pays brumeux, luttant, à coups de digues et de millions, contre l’envahissement de l’Océan.

Mais la campagne devient jardin.

De longues allées de mimosas signalent l’approche de Samarang.

Cette ville de cent dix mille âmes est une nouvelle Batavia. Canaux, avenues ombreuses, population bruyante se montrent de chaque côté de la voie.

Le train ralentit. Il ralentit encore et stoppe enfin dans la gare, exquise construction dont les architectes ont combiné, en un modern style élégant, les architectures malaise et hollandaise.

Un vacarme assourdissant s’élève. Albin et Morlaix, qui ont ouvert la portière et se préparent à sauter sur le quai, demeurent un pied en l’air.

Leur wagon est littéralement bloqué par deux troupes de musiciens. À l’arrière, des Malais, aux costumes éclatants, frappent à tour de bras sur des gongs, soufflent éperdument dans des sifflets, raclent, avec des contorsions de démoniaques, l’arganie, sorte de harpe à deux cordes qu’actionne un archet.

À l’avant, c’est une fanfare européenne. Cuivres, clarinettes, tambours, cymbales, triangles, grondent, clament, résonnent, tintinnabulent.

C’est à se boucher les oreilles. Mais le tumulte augmente encore.

Cette fois, c’est l’escorte qui s’associe à la réception, car ce concert infernal, ce déploiement musical a lieu en l’honneur du neveu du riche planteur Gravelotte, en l’honneur d’Albin lui-même.

Ahuris, assourdis, les deux amis sont perchés sur le marchepied.

En face d’eux se sont rangés les dragons d’escorte, juchés sur leurs petits poneys, vêtus de vert et de rouge, coiffés de casques en carton surmontés d’aigrettes flamboyantes. Ils poussent des cris assourdissants en signe de bienvenue ; les poneys hennissent, et toujours les fanfares, européenne et indigène, joutent à qui produira le plus insupportable vacarme.

— Ah ! ces coquins ont bien manœuvré pour nous retarder.

À ces paroles d’Albin, traduisant une admiration plutôt tiède pour les sonorités honorifiques dont on salue son arrivée, Morlaix répond :

— Retard aujourd’hui. Demain, nous n’en voyagerons que plus vite. Au surplus, on nous traite en grands personnages ; j’ai idée que cela nous servira auprès du sultan indépendant de Djokjokarta.

Mais voici le résident lui-même. Il vient, sous un immense parasol, inviter les jeunes gens à passer la nuit dans son palais.

Une voiture les attend.

Et le cortège se met en marche, les dragons galopant, les musiciens courant, faisant assaut de vitesse et de tapage, tandis que les indigènes, jugeant que tant de bruit signale des personnages de haute lignée, s’accroupissent au passage sur les talons et courbent le front dans la poussière.