La Feuille populaire (p. 45-47).

LES RÉVÉLATIONS DE Mme  AUBRANT



Elles furent courtes, ces révélations ; mais elles projetèrent une lumière si intense sur cette sombre affaire, que Lautrec en fut ébloui.

— Mon mari, commença Mme  Aubrant, est négociant en dentelles, négociant en gros. Au début de notre mariage, son commerce prospéra. Puis, nous eûmes de la malchance ; une malchance infernale.

Nous avions un train de vie fort coûteux, à Paris. Pour les yeux du monde, il fallait le garder. Là est la cause de tous nos déboires : une sotte vanité ! Mon mari signa des traites fausses. Il se vit acculé à la faillite et menacé du déshonneur. Ici encore notre sotte vanité entra en jeu : le sang rachète l’honneur, dit un proverbe stupide. Mon mari affolé décida de se donner la mort. Il retardait l’heure fatale, l’heure du suicide depuis plusieurs mois déjà.

Nous avons pour ami intime un médecin à qui nous avions confié notre désespoir et qui nous avait aidé déjà dans maintes circonstances. C’est sur ses conseils, que mon mari retardait l’échéance fatale de sa mort. Mais ce n’était plus qu’une question de temps !… C’est sur ces entrefaites qu’un jour notre ami, le médecin, vint nous trouver. Il nous apprit qu’il avait soigné un homme qui ressemblait à mon époux d’une telle façon que lui, le docteur qui l’avait ausculté, n’avait relevé chez son malade aucun trait, aucun signe qui le différenciât de mon mari. Cet homme — qui était un faux cul-de-jatte et vivait en exploitant la charité publique — venait de mourir. Il nous proposa de substituer ce malheureux à mon mari. Celui-ci avait pris une assurance sur la vie. Il lui suffisait de se cacher ; je touchais, à son décès, une somme qui nous eut permis de vivre, ignorés, loin du monde.

Nous achetâmes le silence de la veuve du faux cul-de-jatte… Une nuit, le médecin, mon mari et un ouvrier qui nous est dévoué allèrent en automobile chercher le cadavre. Il le revêtirent des habillements de mon mari et ils le jetèrent dans la Seine, afin de faire croire à une mort accidentelle. Dans notre précipitation, nous avions donné un costume usagé qui ne contenait aucune pièce d’identité. J’étais restée à Paris ; mon mari se cachait ici. Deux jours après on découvrait le cadavre du noyé.

J’appris qu’il n’avait pas été identifié et je me rendis à la Morgue. Mais là, on me déclara que le noyé avait déjà été reconnu par cinq femmes ! Tout cela était très compromettant, j’hésitai… et je partis sans signer la déclaration réglementaire. Je vins retrouver ici mon mari, en attendant les événements.

Nous croyions en être quitte ainsi, lorsque nous apprîmes les crimes mystérieux dont vous nous parliez tantôt : un journal avait donné le signalement du meurtrier. Effrayé, mon mari décida de se cacher. Il ne sortait pas d’ici et nous supposions ce refuge sûr, lorsque vous êtes venu… C’est tout ce que j’ai à vous dire, monsieur, mon récit est l’expression fidèle de la vérité.

Un doute subsistait dans l’esprit du détective. Le comte de Riva avait-il un rapport avec Pascal Aubrant ? Par principe, Lautrec était méfiant et il se demandait si le comte ne portait point un masque qui eut pu, dans la pénombre, dissimuler le visage d’Aubrant. Il lui fallait une certitude.

— Que faisiez-vous, demanda-t-il à Aubrant, le 13 septembre, à 8 heures du soir ? (C’était l’heure à laquelle le comte de Riva tirait sur le détective).

Aubrant refléchit un instant.

— Je me souviens. La date est du reste récente. Je dînais précisément avec ma femme. C’était samedi dernier ; le nettoyage hebdomadaire avait retardé l’heure du repas.

— Qui peut attester la vérité de vos dires ?

— Ma femme et notre cuisinière.

La cuisinière témoigna de la présence de M. Aubrant chez lui, le samedi 13 septembre à 8 heures du soir.

En homme méticuleux, Lautrec pria M. Aubrant de lui laisser ses empreintes digitales. Il les compara à celles du cadavre disparu et constata qu’elles étaient dissemblables.

Un nouveau mystère était éclairci : restait à pénétrer celui qui enveloppait l’étrange personnalité du comte de Riva.