La Feuille populaire (p. 39-44).

MAIS LE COCU À ROULETTES
REPARAIT, VIVANT…



Les plus fins limiers de la police étaient sur pied. On faisait des enquêtes partout.

On avait recherché le baron Jérôme d’Autrive : il avait disparu sans laisser de traces, le même soir que le comte et la comtesse de Riva. Les six femmes du noyé de la Morgue étaient étroitement surveillées. Lautrec s’était remis en campagne. Il avait acquis la certitude que le comte de Riva et l’imitateur du Cocu à roulettes n’étaient qu’un seul être et il avait pu reconstituer quelques fragments de la vie, en partie double, du comte. Celui-ci mendiait, certains jours, sous la forme d’un cul-de jatte — pour quelle raison ? il n’avait pu l’établir encore — et le soir, il apparaissait dans les salons, sous les dehors élégants d’un gentilhomme accompli.

Lautrec cherchait nuit et jour… Il ne dormait plus. Une grande joie l’attendait.

L’inspecteur de la Sûreté Bellay vint le trouver un matin et lui dit :

— J’ai retrouvé la dame brune qui, à la Morgue, déclara d’abord reconnaître son époux dans le noyé, puis se retira sans vouloir signer sa déclaration.

— Précieux ! précieux ! s’écria Lautrec. Qui est cette dame ?

— C’est Madame Pascal Aubrant, femme d’un grand négociant parisien. Elle habite actuellement une petite villa à Suresnes. J’ai observé l’habitation, j’ai fait adroitement parler les domestiques et les voisins : Mme Aubrant déclare que son mari est parti en voyage ; mais il se passe, croit-on, des choses mystérieuses dans cette maison.

— Ah !…

— Madame n’a avec elle qu’une cuisinière et une femme de chambre. Cette dernière est assez loquace : elle prétend que Madame reçoit quelqu’un en cachette ou bien qu’un homme se cache dans la maison.

— C’est parfait. Nous partons pour Suresnes.

— Tout de suite ?

— À l’instant.

Il était onze heures et demie du soir. Cachés dans l’ombre, Lautrec et Bellay rôdaient autour de la ville de Mme Aubrant. Depuis près d’une heure déjà toutes les lumières étaient éteintes dans l’habitation.

— Le moment est venu, dit Lautrec. Mme Aubrant est, sans doute, plongée dans son premier sommeil. Elle n’entendra rien.

Aucune porte ne résiste devant un voleur ou un détective habiles. Lautrec avait introduit une fine pince dans la serrure : la porte d’entrée fut franchie. Là, tes deux hommes, afin d’étouffer le bruit de leurs pas, enveloppèrent leurs pieds de chaussons épais.

À pas de loup, ils visitèrent les caves et le rez-de-chaussée, projetant, par instants, les rayons d’une lampe électrique de poche dans les recoins des chambres, au fond des meubles qui eussent pu servir de cachette.

Lautrec et son compagnon montèrent à l’étage,

— Voici la chambre à coucher de Madame Aubrant, indiqua Bellay.

— Entrons-y.

Le détective redoubla de prudence pour ouvrir la porte, qui laissait filtrer un vague filet de lumière. Lautrec entra, retenant sa respiration. La chambre était faiblement éclairée par une veilleuse.

Dans le lit, deux formes humaines : une femme — Mme Aubrant, d’après le portrait qu’en avait fait Bellay — et un homme. La tête de celui-ci était tournée du côté opposé, si bien que le détective, pour dévisager inconnu, dut faire le tour du lit.

Il s’approcha doucement de l’homme. Enfin le visage lui apparut. Lautrec bondit de surprise : l’homme qui dormait là, c’était le mystérieux noyé de la Morgue, c’était le « Cocu à roulettes » !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Non, c’est impossible ! je rêve ! se dit Lautrec. C’est tout à fait impossible. Et pourtant c’est bien lui ! Je n’oublie pas un visage quand je l’ai vu, ne fut-ce qu’une fois.

Il fit signe à Bellay d’approcher et lui montra du doigt le dormeur. L’inspecteur, à son tour, bondit et sa surprise fut si soudaine qu’il s’écria :

— Le Cocu à roulettes !… ici !…

Un cri lui répondit. Le dormeur s’était réveillé et regardait, stupéfait, effrayé, les deux inconnus qui se dressaient devant lui et le fixaient de leurs regards investigateurs.

— C’est lui ! c’est bien lui ! glapissait Bellay, au comble de l’ahurissement.

À son tour, Mme Aubrant s’était réveillée et criait :

— Au voleur ! à l’assassin !

On entendait du bruit à l’étage supérieur. Les domestiques étaient réveillés.

Lautrec se tenait, tout droit, immobile, le révolver au poing :

— Silence ! ordonna-t-il. Nous sommes de la police.

La femme de chambre et la cuisinière hurlaient en haut, n’osant intervenir. Bellay les fit descendre de force.

Lautrec s’adressa à l’homme : — Au nom de la loi, je vous somme de parler sans détour. Qui êtes-vous ?

D’une voix tremblante, l’homme répondit :

— Pascal Aubrant. — Ne mentez pas !

— Je ne mens pas.

— C’est ce que nous allons voir, M. le comte César de Riva ! s’écria Lautrec en insistant sur les derniers mots, espérant donner le coup de grâce qui désarçonnerait son adversaire.

Mais, contre toute attente, celui-ci ne broncha pas.

« Un rude et adroit adversaire, se dit le détective, c’est bien ce que je pensais. Mais je vais le démasquer. »

— Enlevez donc votre fausse barbe, M. le comte de Riva, si vous ne voulez que je vous l’arrache ! ajouta-t-il, menaçant.

L’homme ne répondit pas. Il regardait le détective avec les yeux égarés de quelqu’un qui se croit le jouet d’un cauchemar terrible.

Lautrec s’impatienta : il saisit la barbe de l’homme et la tira avec force en criant :

— Je vous l’enlèverai bien, moi.

La barbe résistait et le détective tirait si fortement qu’il emportait la tête. Le patient poussait des cris de douleur qui ne laissaient aucun doute sur la sincérité de ses sensations.

Enfin, il fallut bien que Lautrec se rendît à l’évidence : il lâcha sa victime en disant d’un air souverainement déçu :

— C’est extraordinaire ! Cette barbe est une barbe naturelle !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y eut un moment où le tragique le disputa au comique. L’étonnement avait un instant désarçonné Lautrec lui-même. Le détective ressaisit les rênes de sa raison qui se cabrait devant l’invraisemblance de sa découverte. Tout d’abord, il avait vu le cadavre vivant du noyé de la Morgue. Première surprise. Il s’était dit alors : « Tout s’explique : je me trouve en présence du faux cul-de-jatte, du comte de Riva déguisé ! » Et voilà que cette hypothèse, la seule qui parût possible était fausse.

Son regard s’était reporté sévèrement sur l’homme énigmatique qu’il avait devant lui :

— Ne mentez pas, dit-il d’une voix menaçante. Qui êtes-vous ?

— Je vous répète, monsieur, que je me nomme Pascal Aubrant.

— Depuis quand ?

— Mais… depuis ma naissance.

— Votre livret de mariage, montrez-moi des pièces d’identité, des portraits…

Mme Aubrant, plus morte que vive, demanda l’autorisation de se vêtir. Elle alla chercher le livret et les portraits demandés. Lautrec ouvrit le premier : il portait bien le nom de Pascal Aubrant. Il examina les photographies : toutes ressemblaient à son hôte.

Lautrec était exaspéré. Oui, ce mystère l’exaspérait à la fin. Il fallait que, sous une étreinte suprême, la vérité jaillit enfin. Pendant une demi-heure, il « cuisina » ses hôtes, comme on dit en style policier.

Il dit enfin à Aubrant qu’il était soupçonné d’avoir commis plusieurs crimes sous le déguisement d’un cul-de-jatte surnommé le Cocu à roulettes et que l’échafaud menaçait sa tête, s’il ne se décidait à éclairer la justice

Soudain, Mme Aubrant se dressa :

— Eh bien ! monsieur, je vais tout vous dire.

Il sembla à Lautrec que le ciel s’ouvrait devant lui. L’émotion l’étouffait ; mais il ne laissa rien paraître, et ce fut d’une voix calme qu’il dit :

— Je vous écoute, Madame.