La Feuille populaire (p. 47-62).

LE CADAVRE AMBULANT REPARAIT
ENCORE



— Où et comment retrouver le comte de Riva dont la personnalité est si changeante ? me dit Lautrec. Moi seul ai vu ce mystérieux personnage sous une forme que je crois être la vraie. Et, au fait, est-il bien comte et s’appelle-t-il bien Riva ? J’ai pris des renseignements : il existe bien un jeune homme de ce nom portant le prénom de César et âgé actuellement de 32 ans. Mais est-ce bien le véritable comte que j’ai vu ? Où est parti cet homme ? Les ports sont surveillés, la police cherche partout à Paris.

— Avez-vous un signalement, un portrait ?

— Je n’ai pas trouvé de portrait ; quant au signalement je l’ai donné, d’après l’aspect de l’homme que j’ai vu. Mais, je le répète, cet aspect est-il réel ? Cependant j’ai mieux : j’ai pu relever dans l’hôtel de l’avenue Victor Hugo des empreintes digitales du comte.

— Sont-elles semblables à celles du cadavre par hasard ?

— Non, ce serait impossible d’ailleurs. Mais ce sont ces empreintes qui me permettront de reconnaître l’homme que je cherche.

Trois jours s’étaient écoulés, lorsqu’un événement tout à fait inattendu et extraordinaire se produisit, qui jeta la consternation parmi nous.

On venait de retirer de nouveau de la Seine un cadavre en lequel on reconnut pour la seconde fois le «Cocu à roulettes» !

Ce fut un étonnement général I Quoi ! le fameux cadavre disparu était retrouvé ! Après son incompréhensible fugue, voici qu’il s’était noyé à nouveau. Quelle fantasmagorie !… Et pourtant c’était un fait réel et tangible !…

Nous supposâmes d’abord que Pascal Aubrant, le sosie du faux cul-de-jatte s’était noyé. Nous apprîmes par Bellay, qui s’était rendu à Suresnes, qu’il n’en était rien.

— Serait-ce un troisième sosie ? demandai-je à Lautrec.

Celui-ci secoua la tête :

— Non, dit-il.

Toute la journée, le détective parut plongé dans ses réflexions. Il était allé voir le nouveau cadavre et l’avait examiné minutieusement. Je l’accompagnais et il m’avait bien fallu reconnaître que le cadavre était bien le même que celui que nous avions vu une première fois.

Cependant, comme nous revenions, Lautrec et moi, il me sembla à différentes reprises voir passer un sourire de triomphe sur les lèvres de mon ami.

L’ayant questionné, à ce sujet, il se borna à me répondre brièvement :

— Demain vous aurez la clé du mystère.

— Demain ? — Oui, car c’est demain que j’arrêterai le comte de Riva.

Je voulus en savoir plus long ; mais Lautrec s’enferma à nouveau dans son mutisme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, j’étais au rendez-vous que m’avait fixé Lautrec. Celui-ci était accompagné de trois agents de la Sûreté. Nous partîmes. Mon ami était muet comme une carpe. Il ne nous avait pas dit où nous allions. Une heure après, nous arrivions à Suresnes, devant la villa occupée par M. Aubrant.

Bellay et deux autres agents de la Sûreté nous attendaient en se promenant dans la rue. Ils étaient armés de bêches et de pioches.

— Rien ? demanda laconiquement Lautrec.

— Rien, répondit Bellay.

Lautrec sonna. La femme de chambre vint nous ouvrir.

— Monsieur Aubrant est-il ici ? demanda le détective.

— Oui. monsieur.

— Dites-lui que M. Lautrec désire le voir.

Un instant après M. Aubrant venait à nous les mains tendue. Il nous dit qu’il regrettait que sa femme fût point là pour nous recevoir : elle avait reçu un télégramme lui apprenant qu’un de ses oncles venait de mourir. Puis, il nous questionna sur le but de notre visite et se montra étonné de nous voir si nombreux :

— Nous avons un grand travail à accomplir répondit Lautrec, et à se sujet je me permettrai de vous demander votre concours.

— Il vous est tout acquis.

— Voici, en un mot, de quoi il s’agit. À votre insu, un cadavre a dû être caché dans votre jardin ou dans votre maison.

— Mais c’est impossible !

— Cela est, dit brusquement mon ami.

Et il donna des ordres aux agents qui l’accompagnaient. Ceux-ci se mirent en devoir d’inspecter le jardin. M. Aubrant nous accompagnait et sa surprise semblait avoir atteint son paroxysme.

On ne découvrit rien au jardin.

L’heure avançait. Les recherche commencèrent dans la maison. Lautrec nous conduisit dans les caves : il examinait soigneusement les dalles. Arrivé dans la cave au charbon, il poussa un cri de joie : il avait trouvé !

— Le cadavre est ici, dit-il.

M. Aubrant avait blêmi.

Vingt minutes après, un cercueil de bois ordinaire était mis à jour. Une forte odeur s’en dégageait. On le transporta dans le jardin.

— Ouvrez le cercueil ! ordonna le détective.

À ce moment, M. Aubrant se déclara indisposé. Il voulut se retirer.

— Non, dit impérieusement Lautrec, votre présence est indispensable ici.

On ouvrit le cercueil. Un cadavre décomposé apparut.

— Vous le reconnaissez ? me demanda Lautrec.

— Non.

— C’est le cadavre du Cocu à roulettes.

En effet, malgré les premiers effets de la putréfaction, je devinais, je reconnaissais les traits du mystérieux noyé.

— Voyez, fit remarquer le détective, la main droite du cadavre a été coupée.

Nous nous regardâmes, surpris.

— Ceci éclaircit encore un mystère. Souvenez-vous des attentats dont furent victimes les deux rentiers : nous reliâmes sur les lieux du crime les empreintes digitales du cadavre de la Morgue. L’assassin est un être cynique qui a voulu se rire de nous en détournant nos recherches. À prix d’or et grâce à une complicité que j’ai mise à jour, il est parvenu à enlever le noyé : il lui a coupé la main, comme vous voyez et — après l’avoir fait embaumer sans doute — il s’en est servi pour laisser ces empreintes digitales qui nous ont si prodigieusement supris.

Nous regardâmes Lautrec avec admiration : le triomphe du détective commençait !

— Mais, objectai-je Et l’autre cadavre, le « second cadavre » qui repose à la Morgue ?

Lautrec sourit :

— Un homme ne peut vraisemblablement n’avoir qu’un corp, qu’un cadavre, dit-il, persifleur. L’autre cadavre ne peut donc être logiquement, que celui de M. Aubrant.

Notre surprise, cette fois, atteignit son comble. Nous nous tournâmes tous vers notre hôte qui sursauta en s’écriant :

— Et moi ! qui suis-je alors ?

Lautrec, qui avait feint de ne pas s’apercevoir de sa présence, se tourna vers lui :

— C’est vrai, dit-il calmement, j’oubliais de vous parler de la présence, ici, de M. le comte César de Riva.

— Quelle plaisanterie ! s’écria notre hôte en éclatant de rire.

— Mais, cher Monsieur, lui lança ironiquement Lautrec. Il y avait, vous le savez, trois hommes qui se ressemblaient : Leborgne, Aubrant et César de Riva. Les deux premiers sont morts, nous en avons la certitude. Il ne vous reste donc plus qu’à être le troisième.

Notre hôte ne riait plus. Une flamme de rage avait passé dans ses yeux.

— Monsieur, dit-il, hautain, je ne tolérerai pas chez moi… qu’on se moque de moi…

— Ta ! ta ! ta ! fit Lautrec. Vous tolérerez tout, Monsieur le comte, et vous me permettrez même de caresser cette belle barbe noire qui, cette fois, ne résistera pas à la douceur de mon attouchement.

Le détective étendit la main. Son interlocuteur recula d’un pas… trop tard. Lautrec avait tiré, d’un coup sec, et brandissait, comme un trophée, une superbe toison postiche.

Ce fut un coup de théâtre magnifique. Le triomphe du détective était complet. Nous étions atterrés. Le comte de Riva s’était croisé les bras sur la poitrine et attendait, hautain.

— Voyons, Monsieur le comte, soyez beau joueur. Vous avez perdu : tendez vos mains à ces braves gens venus tout spécialement pour vous arrêter.

Puis, se tournant vers les agents :

— Arrêtez-le, mes amis, M. le comte vous le permet.

Une heure après César de Riva était écroué.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’instruction éclaira les quelques points restés obscurs dans cette fantastique affaire et nous révéla le véritable Secret du Cocu à roulettes.

L’assassin s’appelait, en réalité, Jacques Montaigne. À la suite d’un premier crime, il avait été condamné aux travaux forcés et envoyé à la Nouvelle Calédonie. Il s’était évadé avec un de ses compagnons, nommé Gustave Brenon, et tous deux étaient rentrés en France. Mais il fallait se créer une nouvelle personnalité, porter un nouveau nom. Qu’à cela ne tienne ! Jacques Montaigne connaissait quelqu’un qui ne lui ressemblait pas trop mal : c’était le dernier descendant d’une vieille famille, le comte César de Riva. Devenir comte ne lui déplaisait pas : il tua César de Riva, l’enterra au fond d’un bois et prit son nom et ses titres. L’autre forçat, Gustave Brenon, avait des goûts plus modestes et puis… la fatalité voulut qu’il n’assassinât qu’un cul-de-jatte — véritable celui-là ! — nommé Charles Leborgne. Nos deux hommes firent leur chemin. Quelques années plus tard le faux comte de Riva épousait la baronne Elisabeth d’Autrive, descendante d’une vieille famille ruinée. Dans cette voie, Gustave Brenon eut des appétits plus grands que son compagnon : il épousa sept femmes, usant et abusant des noms d’anciens condisciples qu’il avait connus au lycée Charlemagne. « La Fortune sourit aux audacieux » dit le proverbe. Le nouveau comte de Riva et le faux Charles Leborgne se voyaient en secret. Ce dernier, je l’ai dit, avait trouvé le moyen d’augmenter ses revenus en vendant ses épouses. Cette fois, ce fut le comte de Riva qui l’imita… en grand. Il fallait bien vivre et le comte ne possédait qu’un titre… Il se servit de la beauté de sa femme comme d’un miroir aux alouettes.

Il se lia avec des personnages fortunés. Il les saigna, les pressura, comme des citrons. Il les fit chanter — quand ils furent fatigués de payer — et quand ils furent las de chanter, il les tua. C’était le plus sûr moyen de les empêcher de crier trop fort et d’étouffer une affaire qui se gâtait.

Les cadavres étaient discrètement enterrés, la nuit, dans le jardin de l’hôtel comtal. Les deux rentiers, dont j’ai relaté la fin tragique, étaient deux de ces coqs qu’il s’agissait de faire taire au plus tôt.

Car le faux comte de Riva se savait menacé. Il suffisait d’une plainte pour le perdre. D’accord avec son ancien compagnon Brenon, il s’était ménagé des portes de sortie. Il avait imité son ami et, à ses heures, il devenait aussi le faux cul-de-jatte que nous avons vu fuir devant Lautrec.

Sous le déguisement de Leborgne, Croupion, Detalle et Cie, il avait accès dans cinq ménages, il avait son « chez lui » assuré, où il pouvait tranquillement dormir sur ses deux oreilles. Le sort de sa femme lui importait peu. Il avait d’ailleurs peu à peu entraîné sa compagne dans le gouffre où il s’était engagé. Son beau-frère, le baron Jérôme d’Autrive, était à peu près ruiné. Le faux de Riva subvenait à ses besoins et il avait ainsi trouvé en lui, sinon un complice, du moins un auxiliaire passif.

Les deux anciens forçats s’entr’aidaient en toutes circonstances. L’instruction ne put entrer dans tous les détails de cette ténébreuse affaire ; mais tout faisait supposer que sous le déguisement du cul-de-jatte — alias Leborgne — le comte se livrait à des actes infâmes que la pudeur nous oblige de taire. C’est ainsi qu’un beau jour, le faux de Riva apprit fort inopinément, par Mme Chélard, que son compagnon était mort et que son cadavre était exposé à la Morgue. Il se sauva d’abord, il réfléchit ensuite. Des portes de sortie se fermaient ; il fallait les rouvrir. Audacieusement et grâce à une complicité ; il enleva de la Morgue le cadavre de Brenon. Il apprit ensuite que l’identité du noyé était presque établie. Dans sa rage, il résolut de braver la police. Il se servit, comme l’expliqua Lautrec, de la main coupée de son compagnon pour détourner les soupçons.

Les événements se précipitèrent. Le détective s’étant introduit chez lui, il supposa que la police avait tout découvert. Sans perdre de temps, il congédia ses domestiques et s’enfuit avec sa femme et son beau-frère, n’emportant que le compromettant cadavre à la main coupée. Se sachant traqué, il surveilla adroitement Lautrec. Il connut l’existence du sosie de Brenon. Une idée aussi lumineuse qu’audacieuse germa dans son esprit : il ne pouvait mieux se cacher que sous la personnalité d’Aubrant dont l’authenticité avait été reconnue par la police. Il observa, dans l’ombre, le malheureux négociant. Il apprit à imiter le son de sa voix — il avait le don de l’imitation poussé au suprême degré — puis, une nuit, après avoir éloigné Mme Aubrant, qu’il comptait dans la suite trompter ou terroriser, il assomma le sosie providentiel. Il n’eut que le temps de le jeter dans la Seine, après lui avoir attaché une lourde pierre aux pieds.

Il n’avait pas prévu que le courant délivrerait le noyé.

Quelques jours après, le cadavre était découvert. Il fallait, dès lors, cacher l’autre cadavre, le cadavre compromettant qu’il n’avait pas enterré dans son jardin de l’avenue Victor Hugo et qu’il n’osait plus confier à la pudique Seine. Une nuit, il alla le chercher en auto et, aidé par son beau-frère, il l’enterra là où il supposait que personne n’aurait l’idée de le découvrir : dans la cave du sosie même.

Mais Lautrec avait examiné le nouveau cadavre dont l’état de conservation était vraiment trop suspect. Il avait relevé les empreintes digitales qui lui avaient permis d’établir l’identité du mort. Il en déduisit que seul le comte de Riva pouvait être le faux Aubrant et il supposa tout de suite que le cadavre du Cocu à roulettes, qu’on avait vainement cherché avenue Victor Hugo, devait être caché à Suresnes.

Quelque temps après on découvrait, dans un hôtel, la retraite de la comtesse de Riva et du baron d’Autrive, dont les dépositions furent des plus précieuses. Quant à Mme Ve Aubrant, elle ne pleura pas trop son mari « dont la mort, déclara-t-elle philosophiquement, était écrite ».

Comme je reparlais de cette étrange affaire à Lautrec, celui-ci haussa les épaules :

— C’était, au fond, très simple, dit-il, puisque c’est dans un pouce qu’était enfermé le Secret du Cocu à roulettes.


FIN