La Feuille populaire (p. 28-31).

DES LUEURS DANS LES TÉNÈBRES



Deux jours s’étaient écoulés.

— Nous sommes en plein mystère, me dit Lautrec.

— Vous n’avez rien découvert de nouveau ?

— Si, mais chaque nouvelle découverte a pour effet d’épaissir le mystère qui entoure cette étrange affaire.

— Puis-je savoir où vous en êtes ?

— Avec plaisir. Je suis d’abord allé trouver les cinq célibataires que vous avez vus avant moi. Je m’étais tenu ce raisonnement : si le « Cocu à roulettes » a pris les noms de ces cinq individus, c’est qu’il les connaissait et qu’il présumait qu’aucun d’eux ne se serait marié dans un laps de temps assez long. Quatre de ces célibataires avaient à peu près le même âge que le cul-de-jatte. Je me renseignai : tous avaient suivi à la même époque les cours du lycée Charlemagne. C’est çà, me dis-je, feu le Cocu était leur condisciple, il les connaissait donc. C’était une piste. Je questionnai les célibataires afin de savoir s’ils ne soupçonnaient pas un de ces « lascars qui promettent », un de ces aventuriers en herbe comme on en voit dans les collèges, de s’être servi de leurs noms pour se marier. Leurs réponses ne m’apportèrent aucun éclaircissement. Mes investigations se portèrent ensuite du côté des cinq veuves du noyé. Toutes étaient devenues, depuis leur mariage, des femmes de mauvaise vie. Mon enquête, de ce côté, continue ; mais elle n’a donné jusqu’à présent aucun résultat.

— Aucune lumière nouvelle, donc ?

— Si, de nouvelles lumières, mais qui, comme je vous l’ai dit, compliquent le mystère. J’ai découvert une sixième épouse du faux cul-de-jatte.

— La mystérieuse dame brune dont l’inspecteur Bellay vous a parlé à la Morgue ?

— Non, une autre.

— Pas possible ! fis-je, stupéfait. Décidément, toutes les femmes de Paris ont épousé ce don Juan du trottoir I Quelle est donc cette sixième ou plutôt cette septième dona Elvire ?

— C’est Mme Charles Leborgne. Elle est analogue à ses congénères. Femme de mauvaise vie.

— Pourquoi donc n’est-elle pas allée reconnaître son mari à la Morgue ?

— Là précisément est le mystère. Mme Leborgne a déclaré qu’elle n’avait plus revu son mari, mais qu’elle ne s’en était pas étonnée outre mesure. Continuant discrètement mon enquête, j’ai appris que le cul-de-jatte avait été assez gravement malade. Une nuit, une automobile de maître s’est arrêtée devant la maison où habite Mme Leborgne. Des inconnus y sont entrés et en sont ressortis peu après en portant un sac très volumineux qu’ils ont déposé dans la voiture. Puis, l’auto est partie à toute vitesse. C’est du moins ce qui résulte du témoignage des voisins. Depuis cette nuit on n’a plus revu le cul-de-jatte. Ceci laisserait supposer que le sac contenait son cadavre. J’ai questionné, à ce sujet, la veuve qui prétend que personne n’est venu chez elle, que son mari s’est guéri et qu’il est parti un beau matin pour ne plus revenir Là se borne jusqu’à présent mon enquête.

— Les cinq célibataires ont-ils connu ce Leborgne ?

— Non. Mais j’ai pris des renseignements qui tendraient à prouver que ce nom était bien celui du défunt. L’enquête continue d’ailleurs, mais jusqu’à présent je n’ai aucun élément nouveau à signaler.

Je serrai la main de Lautrec et le quittai en lui promettant de revenir le lendemain. J’étais déçu, ma curiosité était surexcitée et, comme l’avait dit mon ami, les nouvelles lumières ne faisaient que compliquer le mystère qui planait autour de cette étrange affaire.

Le lendemain, j’apprenais qu’un crime nouveau avait été commis au centre même de Paris, quai des Grands Augustins. Un autre rentier, M. Léon Aufry, avait été assassiné dans son appartement du premier étage. Le meurtrier était inconnu.

L’après-midi je vis Lautrec. Tout de suite, il me parla du drame. Il s’était rendu’sur les lieux quelques heures auparavant.

— Connaît-on le coupable ? demandai-je.

— Ce crime est analogue à celui dont fut victime il y a quelques jours M. Cazères. Et ce qu’il y a de plus étrange c’est qu’une fois encore j’ai relevé des empreintes digitales qui sont identiques à celles que j’ai prises moi-même sur le mystérieux noyé de la Morgue !

— Toujours le cadavre ambulant ! le cadavre assassin ! m’écriai-je. Tout cela est de plus en plus extraordinaire ! A-t-on vu, ici aussi, le cul-de-jatte ?

— Non. On n’a rien vu. Je n’ai pour me guider que les empreintes dont je viens de vous parler.

— C’est à ne plus rien comprendre.

— Je n’y comprends pas plus que vous, mais je ne désespère pas…