La Feuille populaire (p. 31-34).

UNE PISTE MYSTÉRIEUSE



Lautrec m’avait dit :

— L’ennemi inconnu que je recherche croit mon « truc » découvert par lui depuis que je l’ai poursuivi sans l’atteindre. Il est persuadé désormais que j’emploierai une autre tactique. Eh bien ! c’est ce qui le trompe. Il ne lui viendra jamais à l’idée qu’un détective habile agira bêtement : c’est pourtant ce que je vais faire. Je vais reprendre mon ancienne tactique pour déjouer la sienne, je vais persister à me déguiser en cul-de-jatte, à reprendre la forme du Cocu à roulettes. Je ne rentrerai plus chez moi, afin de dépister ceux qui pourraient m’espionner. Dès que j’aurai besoin de vous, j’irai vous trouver. »

Six jours s’étaient écoulés lorsque je reçus la visite de Bellay. Cette fois, il y avait du nouveau ! L’inspecteur me fit le récit des aventures de Lautrec, aventures qui ne laissaient pas d’être émouvantes. Je vais me borner à reproduire brièvement ce récit. Comme il me l’avait dit, Lautrec était rentré dans la peau du Cocu à roulettes et il s’était posté dans les artères que ( suivant ses renseignements) le faux cul-de-jatte fréquentait. Pendant deux jours rien ne s’était passé. Mais le troisième, au matin, un inconnu vêtu très élégamment s’était arrêté devant lui et lui avait jeté un sou d’une étrange légèreté. Tout de suite Lautrec avait remarqué que la pièce de monnaie était creuse et qu’elle contenait un morceau de papier. C’était un billet. Le détective l’ouvrit et lut :

Mon soir aura la promise
cher sans du somme Bien
ami faute nouveau que à
Venez Il Apportez-vous vous
ce y moi m’avez Elisabeth


Que signifiaient ces phrases abracadabrantes ? Lautrec ne s’attarda pas à en déchiffrer le sens. Il souleva sa casquette. C’était un signe convenu. À cent mètres de lui, un ouvrier se promenait : il vit le signe et s’approchant du faux cul-de-jatte il lui donna son obole.

— Suivez l’homme qui vient de me faire la charité, dit Lautrec sur le ton du remereciment. Le pseudo-ouvrier, qui n’était autre qu’un agent de la Sûreté déguisé, pivota sur ses talons et disparut. Lautrec avait déposé le billet ouvert dans sa casquette qu’il tenait à la main et il tâchait de le déchiffrer.

Mon soir aura la promise… répétait-il. Il n’y a pas de doute, ce sont des mots intervertis. Commençons par la fin : Elisabeth m’avez moi y ce… Pas de sens. Quelle serait la clé ? Il essaya de lire en supprimant des mots ; vains efforts. Dix fois, il recommença.

— Que je suis donc stupide ! murmura-t-il enfin. La clé est simple. Les mots sont disposés, non point horizontalement, comme nous avons l’habitude de le faire, mais verticalement, un peu à la manière chinoise. Il suffit donc de lire le billet de haut en bas au lieu de gauche à droite. Lautrec venait, en effet, de déchiffrer, en prenant la première rangée des mots disposés l’un en dessous de l’autre :

Mon cher ami Venez ce…

Il entama les autres rangées :

… soir sans faute. Il y aura du nouveau. Apportez-moi la somme que vous m’avez promise. Bien à vous, Elisabeth.

La clé n’est pas compliquée, pensa le détective. Ceci tend à prouver qu’il s’agit d’une précaution élémentaire et que la lettre devait être remise en mains sûres. Reste à savoir où l’homme à qui elle était destinée doit se rendre ce soir. J’espère bien que mon auxiliaire me l’apprendra, grâce à sa filature.

Lautrec attendit toute la matinée. Enfin, l’après-midi, l’agent de la Sûreté revint :

— J’ai quelques renseignements, dit-il.

— Bien. Je serai au bureau dans une demi-heure,

À la Préfecture, le détective apprit que le passant qui lui avait remis le mystérieux billet était le baron Jérôme d’Autrive. En hâte, il fit toutes les recherches qu’il jugea utiles Le baron était de bonne noblesse. Il était célibataire. Son patrimoine, bien que fort ébréché, lui permettait de vivre. Rien dans son existence ne permettait de faire supposer qu’il fût mêlé à des affaires louches.

Lautrec réfléchit. Que faire ? Aller trouver le baron, le questionner ? S’il était coupable ou complice, c’était faire naître la méfiance. Mauvais moyen.

Il restait au détective un faible espoir, un vague indice. Quelle était cette Elisabeth qui avait signé le billet ?… Une maîtresse ?… Une parente ?… Une complice ?…

Nerveusement, Lautrec compulsa des registres. Tout à coup, il poussa un cri de triomphe. Il venait de trouver ou, tout au moins, il croyait avoir trouvé. La sœur du baron Jérôme d’Autrive s’appelait Elisabeth. Elle avait épousé le comte César de Riva et elle habitait un hôtel avenue Victor Hugo. C’était une mondaine ; ses salons étaient très fréquentés. Rien n’expliquait les rapports qu’elle pût avoir avec un cul-de-jatte.

« Il ne faut jamais, si l’on veut arriver à un résultat, se laisser arrêter par la barrière, souvent factice, de « l’invraisemblable » dit Lautrec. Ce soir, j’irai voir la comtesse Elisabeth de Riva. »