La Feuille populaire (p. 25-28).

LES CULS-DE-JATTE SE TIRENT
DES PATTES.



Depuis deux jours, malgré mes visites réitérées, je n’étais pas parvenu à trouver Lautrec chez lui.

— Il n’est pas rentré cette nuit, me dit son groom.

J’avais quelques craintes. N’avait-il pas été victime de l’ennemi mystérieux, de ce fameux cul-de-jatte fantôme qui se savait peut-être menacé par lui ?

Le « Cocu à roulettes » depuis qu’il avait cessé d’être rigolo devenait macabre.

Je revenais de Montmartre et j’avais pris le boulevard de Sébastopol. Je me promenais, en flâneur, lorsque soudain je bondis de surprise. Devant moi, à mes pieds, venait de surgir… je vous le donne en mille ! Le Cocu à roulettes lui-même ! Ah ! celle-là était trop roide ! Que faire ?.. Arrêter l’homme ? Oui. Je le tenais enfin ! Ce que mon ami Lautrec allait être content de moi !

Je me dirigeai vers l’homme, avec la crainte qu’il s’évanouit à mon approche, comme un fantôme. Mais il me laissait venir, en me regardant ironiquement.

« Quel cynique personnage ! » pensai-je. Je me penchai et j’empoignai énergiquement le cul-de-jatte par les bras, prêt à appeler à l’aide. Je m’attendais à une résistance. Il n’en fut rien. Le fameux Cocu se laissait faire en souriant. C’était bien le sinistre personnage que je croyais. Je cherchai des yeux un gardien de la paix. J’en aperçus un. Déjà quelques personnes se retournaient. Désormais, je tenais l’homme et l’empêchais de fuir. Je resserrai mon étreinte cependant et j’allais appeler le policier, lorsque le cul-de jatte me jeta à brûle-pourpoint :

— Prenez donc garde, mon cher, vous allez ameuter les passants.

Je rebondis comme un démon mécanique qui sort de sa boite : je venais de reconnaître Lautrec sous son déguisement.

Des passants s’étaient arrêtés autour de nous.

— Oui, dit très haut mon ami pour tromper la galerie, oui, c’est ainsi que tu me revois, n’est-ce pas, mon vieux camarade, après dix ans ! J’ai perdu mes jambes au Tonkin en combattant pour la patrie. Voilà où j’en suis réduit ! Où sont nos bonnes années de collège ?…

Le public comprenait que deux amis occupant des degrés opposés de l’échelle sociale venaient de se rencontrer par hasard. On jeta quelques sous dans la sébille du malheureux et on passa.

— Ce métier de mendiant est plus lucratif que celui de détective, me confia mon ami, quand nous fûmes seuls. À l’avenir, j’aurai deux cordes à mon arc. Maintenant, quittez-moi, pour ne pas me faire remarquer par les culs-de-jatte, mes frères en martyre. Et n’oubliez pas votre obole au malheureux, en même temps que votre poignée de main à l’ancien ami qu’on ne renie pas.

J’obéis et continuai ma route. J’avais compris la tactique de Lautrec : il était entré dans la peau de l’homme mystérieux qu’il recherchait ; il s’était déguisé en « Cocu à roulettes » afin de tromper (s’il en existait) les complices de l’inconnu.

Deux jours après, j’eus l’heur de revoir Lautrec chez lui.

— Vous m’accompagnez, dit-il. Vous allez voir un spectacle curieux.

— Lequel ?

— Vous verrez tantôt.

— Vous avez du nouveau ?

— Oui. Déguisé en « Cocu à roulettes » j’ai vu deux des femmes du mort ; celles-ci en m’apercevant ont fui, effrayées. Mais j’ai vu mieux. J’ai rencontré mon alter ego, un second « Cocu » dans mon genre. Aussitôt, j’ai recouvré l’usage de mes jambes ; je voulus mettre la main sur l’homme. Mais le gredin fut plus vif que moi et, malgré tout mon flair, il disparut au moment où je m’y attendais le moins. J’ai tout lieu de croire qu’il était déguisé comme moi ; mais je n’ai aucune preuve. Désormais, mon truc est éventé… Nous tentons une autre attaque, l’attaque brusquée.

À ce moment, nous arrivions devant le commissariat. Mon ami s’arrêta ; je l’imitai. Nous attendîmes quelque temps ainsi, en causant.

Tout à coup, je vis la foule se précipiter en lançant des cris et des rires homériques…

Dans la rue venait d’apparaître un cortège des plus curieux. Conduite par des agents, une file de culs-de-jatte du plus pittoresque effet se déroulait devant nous. Ah ! ces culs-de-jatte ! On les voyait trottinant, roulant, soufflant, suant, blasphémant… Dans un coup de filet, on avait arrêté tous les culs-de jatte de Paris. On les avait tous traqués partout à la même heure. Et c’était, dans les rues, un cortège fantastique et désopilant au possible.

La foule se retournait, d’abord étonnée, puis, brusquement, c’était un rire fou qui éclatait et se propageait comme une traînée de poudre. Des rues adjacentes, les gens accouraient pour voir cette procession d’un nouveau genre. Ce fut un événement dont on parla.

On comptait trouver parmi ces infirmes quelqu’un ressemblant au mystérieux meurtrier que la police recherchait activement ou le cul-de-jatte que Lautrec avait poursuivi sans pouvoir l’atteindre. Tous ceux qui portaient la barbe longue furent secoués d’importance. Dame ! il fallait bien s’assurer que ce n’était pas une barbe postiche. La preuve coûtait cher aux patients qui, dans l’épreuve, laissaient de leurs… poils.

Vaines recherches : le mystérieux cul-de-jatte restait introuvable.