La Feuille populaire (p. 22-25).

LE CADAVRE RÉCALCITRANT



Lautrec s’était rendu à la Morgue, il avait fait toutes les recherches qu’il avait jugées utiles, sans rien découvrir. Pas de trace du vol, pas d’empreintes digitales, aucun indice permettant d’établir une complicité quelconque. Le cadavre avait disparu à la manière des fantômes.

Comment le retrouver ? Comment suivre sa trace ? Lautrec ne me cachait pas que la tâche était malaisée.

Elle n’était pas impossible : le cadavre lui-même allait nous fournir une piste, laisser une trace visible et… sanglante de son passage.

Le lendemain matin, nous apprenions qu’un crime avait été commis dans une maison de la banlieue parisienne : le rentier qui l’habitait avait été tué. Deux balles de revolver l’avait frappé à la tête.

La veille, au soir, des voisins avaient vu le rentier rentrer chez lui, accompagné d’un cul-de-jatte, avec lequel il s’entretenait assez familièrement. Il l’avait même aidé à gravir le perron de l’entrée.

Une demi-heure après on avait cru entendre des coups de feu… et c’était tout.

On n’avait pas vu sortir l’infirme.

Le domestique, qui était absent à ce moment, était rentré une heure après et avait découvert, dans la salle à manger, le cadavre déjà froid de son maître. Quant au cul-de-jatte, il avait disparu. Telle était la relation que faisait du crime un journal du matin. Je l’avais lue avec la plus vive curiosité. Je courus chez Lautrec ; celui-ci venait de partir : il était sur le lieu du crime, me dit son groom.

Deux heures après je repassai chez lui. Le détective était rentré. Il était dans son cabinet de travail où je le trouvai plongé dans ses réflexions. Il avait disposé sur son bureau différents objets : morceaux de bois, clefs, papiers divers…

— Et le crime d’hier ?… questionnai-je.

— Mystérieux ! mystérieux ! dit mon ami. Voici le drame en un mot. M. Frédéric Cazères habitait sa petite maison de la banlieue depuis plus de dix ans. Il était rentier. Homme rangé, dit-on. Il voyageait un peu. Il était célibataire et n’avait pour le servir qu’un vieux domestique dont l’honnêteté est proverbiale. Il était charitable et recevait chez lui notre fameux cul-de-jatte. Il le faisait entrer, lui donnait à boire et à manger, s’entretenait même familièrement avec lui, à ce que déclare son domestique, et avant son départ, il lui donnait quelques pièces d’argent.

On ne lui connaissait aucun ennemi. Vous avez lu le récit du crime dans les journaux ; il est exact.

J’ai étudié les lieux et j’ai pu reconstituer le meurtre. Le cul-de-jatte est entré, aidé par M. Cazères. Les deux hommes ont parlé ensemble dix minutes environ. Grâce aux traces qu’ils ont laissées, j’ai pu lire l’histoire du crime comme dans un livre ouvert. Mais, premier fait étrange, le cul-de-jatte a quitté son chariot et s’est assis à table, devant M. Cazères. Il a profité du moment où celui-ci débouchait une bouteille pour lui loger deux balles de revolver dans la tête. La victime est tombée inanimée. Prenant son chariot sous le bras, l’assassin a profité de l’obscurité — la nuit tombait — pour se sauver par le jardin. Il a enjambé une haie et a pris la direction de Paris.

— Et c’est tout ?

— Non. Ce que j’ai constaté ensuite est tellement invraisemblable que je n’oserais y ajouter foi si je n’avais, devant les yeux, la preuve palpable de ce que j’avance. J’ai relevé, dans la chambre du crime, des empreintes digitales qui me permettent de découvrir et d’identifier, d’une façon incontestable, le criminel. Vous savez, en effet, (Bertillon l’a prouvé) qu’il n’y a pas dans l’humanité deux pouces qui laissent la même empreinte.

— Je sais.

— Eh bien ! mon ami, écoutez la révélation que je vais vous faire. J’avais, pour toutes précautions, pris moi-même les empreintes digitales du mystérieux mort de la Morgue. Or, ces empreintes et celles que j’ai relevées dans la chambre du crime sont absolument identiques !

— Un subterfuge ? Une imitation ?…

— C’est matériellement impossible ! Un artiste peut imiter une rose en la peignant mais il ne pourrait créer une fleur. Aucun homme ne pourrait non plus laisser l’empreinte d’un pouce quelconque s’il ne possède ce pouce même. Je vous le dis, les em'preintes digitales que j’ai relevées sont celles du mort de la Morgue. Et ceci complique encore le mystère. Si même un homme ressemblait par le visage à celui que nous appelons le « Cocu à roulettes », il ne pourrait avoir dans le pouce les mêmes lignes. Je vous le répète, c’est matériellement, c’est scientifiquement impossible.

— Alors ?…

— Alors ! je n’y comprends plus rien ; mais je trouverai, par la force de la logique.