La Feuille populaire (p. 12-18).

UNE CURIEUSE COLLECTION DE CÉLIBATAIRES



Une heure après, je connaissais les adresses multiples du mystérieux noyé.

M. Croupion avait habité rue de Rivoli. Je me rendis aussitôt à l’adresse indiquée, très curieux de faire la connaissance de madame Croupion, veuve.

Ah ! m’y voici ! j’aperçois le numéro de la maison. Au rez-de-chaussée, une épicerie. J’entre afin de me renseigner.

Un gros homme vint à moi.

— Pardon, monsieur, dis-je. Est-ce bien ici qu’habitait M. Croupion ?

Le gros homme eut un sourire candide qui épanouit sa face. Il me répondit :

— M. Croupion, c’est moi.

Je sursautai, en balbutiant :

— Comment !… Mais… vous… n’êtes pas mort ?…

M. Célestin Croupion parut légèrement offusqué de ce qu’il prenait pour une plaisanterie de mauvais goût. Il me répondit, très grave, presque solennel :

— Mais, monsieur, j’espère bien ne pas mourir de si tôt.

— Excusez-moi, susurrai-je, confus, je crois alors que je me suis trompé de Croupion…

— Pas du tout, monsieur, je suis le seul Croupion de la rue de Rivoli.

— Et vous êtes bien M. Célestin Crou…

— Célestin, précisément, monsieur, Célestin, pour vous servir.

J’étais ahuri.

— Voilà qui est extraordinaire ! murmurai-je.

M. Croupion me considérait avec cet air méfiant dont on comtemple les fous d’une espèce dangereuse.

Bravement, je mis les pieds dans le plat et lui expliquai qu’un cul-de-jatte portant son nom était mort… Il y avait eu confusion, etc.

Mon interlocuteur remarqua que cette confusion était au moins étrange, qu’il y avait très peu de Croupion à Paris — excusez du peu ! marquise — qu’il n’avait jamais épousé personne — du moins officiellement — et qu’il ne caressait aucun espoir matrimouial. Je n’en demandais pas tant. Je m’excusai encore. Par la force de l’habitude, M. Croupion me salua d’un :

— À votre service, monsieur.

Auquel je répondis :

— Trop aimable, monsieur.

Et je m’en fus au domicile de M. Félix Lenoir, rue Montmartre, au troisième, au dessus de l’entresol.

Je sonne. Une servante vient m’ouvrir :

— Suis-je bien chez M. Félix Lenoir ?

— Oui, monsieur. Veuillez entrer.

— Madame Lenoir est-elle chez elle ? demandai-je.

Une voix de rogomme se fit entendre :

— Il n’y a pas ici de Madame Lenoir. Il n’y a ici que MONSIEUR Lenoir.

— Encore ! fis-je en me tournant vers le grincheux qui venait de surgir.

— Comment encore ? Encore quoi ?…

— Monsieur, excusez-moi. Il doit y avoir erreur. Je suis à la recherche de M. Félix Lenoir.

— Eh bien ! monsieur, gronda mon interlocuteur, je vous répète pour la seconde fois que M. Félix Lenoir c’est moi. Que me voulez-vous ?

Je dus faire un effort pour ne pas m’écrier comme la première fois : « Vous n’êtes donc pas mort non plus ! » Je pris mon parti et j’expliquai, comme à l’épicier, le but de ma visite. M. Lenoir coupa net mes explications.

— Monsieur, dit-il d’un ton péremptoire qui n’admettait pas de réplique, je n’aime pas du tout ce genre de plaisanteries. Au surplus, je n’ai pas de temps à perdre. Adieu monsieur.

Je voulus m’excuser encore ; mais le terrible homme avait ouvert la porte d’un geste si décidé que je jugeai qu’il eut été inopportun d’insister. Cet être peu sociable eut fait hésiter la mort elle-même.

Fallait-il vider ma coupe jusqu’à la lie ? Oui, et puis, qui sait ? les trois « autres » étaient peut-être morts… pour tout de bon.

Me voici rue Bonaparte, chez feu (?) M. Maxime Detalle.

Un petit vieillard toussoteux, aux gestes prudents et timides, me reçoit.

— M. Maxime Detalle ?… commencé-je

— C’est moi, monsieur, Maxime Detalle, chef de bureau au ministère des affaires inutiles, depuis plus de quarante-trois ans, décoré de…

Ah ! quel ramolli ! Et quelle barbe ! Je la sentais grandir. Je coupai :

— Vous permettez, monsieur… une question ? — Avec le plus grand plaisir….

— Vous ne vous êtes jamais marié ?

— Hélas ! non, monsieur, en voici la raison…

— Je ne voudrais être indiscret à ce point, non, monsieur, je vous en prie…

Rapidement, j’exposai le but de ma visite. Avec une politesse onctueuse, excessive, M. Detalle me reconduisit jusqu’au rez-de-chaussée. Une barbe, mais quel bon homme ! En bas, il s’excusa pour la sixième fois du dérangement qu’il m’avait occasionné « bien involontairement », il m’exprima tous ses regrets… Pour un peu il se fût excusé de n’être point mort dans la peau du cul de-jatte.

Puis me voici chez M. Désiré Chélard, un antiquaire maniaque doublé d’un célibataire endurci. M. Chélard comprend très bien mon cas et celui du cul-de-jatte noyé et — tout en me montrant sa galerie — il me conseille fort d’acquérir un casque ayant appartenu à Caïn, le meurtrier d’Abel, une chemise de Moïse, un parapluie ayant servi à Cléopâtre et le vase dans lequel Ponce-Pilate se lavait les pieds.

Je remercie de ses bons conseils cet homme affable qui n’a que le défaut d’être vivant, et je me rends chez M. Théodore Laurel.

M. Lauret offre, à mon premier examen, tous les symptômes du crétinisme avancé. C’est un vivant chef-d’œuvre de l’abrutissement intégral. Il me confie qu’il a voulu se marier, il y a deux ans de cela. On lui a déclaré à la mairie — avec preuves à l’appui — qu’il avait épousé déjà une dame Laruduis (qu’il ne connaît ni d’Eve, ni d’Adam). Le fonctionnaire qui lui fit cette déclaration était si sérieux qu’aucun doute n’a germé dans le cerveau obtus de Théodore Lauret, qui s’est excusé de sa méprise et s’est retiré. Sa fiancée qui était la servante de l’hôtel où il gîte lui a administré une magistrale fessée.

— Oui, monsieur, spécifie Théodore Lauret, sur mes fesses nues ; ma fiancée avait tiré mes pantalons dans un mouvement de colère, en me traitant de « sale petit dévergondé »

Ce traitement a ôté à l’homme marié malgré lui l’envie de recommencer.

Et M. Lauret rit béatement en me reconduisant jusqu’à la porte, puis il me serre les mains avec une effusion dont je me serais passé très volontiers.

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— C’est bien ce que je pensais, me dit Lautrec, quand je lui fis mon rapport.

— En ce cas, mon ami, vous auriez pu me dispenser de faire des démarches ridicules.

— Ne vous fâchez pas, mon cher. Je voulais m’assurer de l’exactitude de mes prévisions. Il résulte de mes premières constatations que l’étrange noyé s’était marié au moins cinq fois, sous des noms portés par des hommes qu’il devait connaître. Peut-être ceux-ci me permettront-ils d’établir d’une façon exacte l’identité du peu scrupuleux personnage qui croyait ensevelir son secret dans la tombe.

— Comment la police n’a-t-elle pas eu vent de tout ceci ?

— Les cas de bigamie, de trigamie, etc. sont plus fréquents qu’on ne pense. Certes, notre fameux cul-ne-jatte aura rencontré des difficultés ; mais il les aura surmontées. Ceci nous amène à supposer que nous avons affaire à un adroit coquin. Je viens d’éclaircir un premier mystère ; il en restera bien d’autres, je pense, à dissiper… »