La Feuille populaire (p. 3-12).

LES CINQ FEMMES DU CADAVRE



Il y avait foule, ce jour-là, devant la Morgue.

Devant la Morgue ! Je vous demande un peu ! Et c’était une foule comme on en voit, les soirs de premières, aux portes des grands théâtres, une foule qui, ainsi qu’on dit en style noble, faisait queue.

Que s’était-il donc passé ?

Je m’arrêtai, un instant, devant tout ce monde et j’écoutai.

Les dialogues s’échangeaient, confus.

J’entendais :

— Quelle affaire !…

— C’est incroyable !…

— Cela ne s’est jamais vu !…

— C’est inexplicable ! Tout à fait inexplicable !…

— Aurait-on cru ce « Cocu à Roulettes » capable de commettre de tels actes ?…

J’étais intrigué. J’interrogeai la personne qui me parut être la plus compétente et la mieux renseignée : une grosse matrone, l’épicière du coin, sans aucun doute, la directrice de la gazette scandaleuse du quartier.

Mon flair m’avait bien guidé. Je fus tout de suite renseigné.

— Il s’agit, me dit ma digne informatrice, d’un homme qu’on a repéché hier matin. On l’appelait Monsieur Croupion.

— Joli nom, madame.

— N’est-ce pas, monsieur ? Mais, ce n’est pas tout… Ce M. Croupion exerçait la profession de… cul-de-jatte. Ne riez pas, c’est comme je vous le dis. M. Croupion avait des jambes ; mais il les cachait. On le voyait roulant dans un petit chariot en implorant la charité publique. Ça lui rapportait de fameux revenus !

— Et c’est cet homme de bien qui s’est noyé ?

— Qui s’est noyé ou qu’on a noyé.

— Ah ! un crime ?…

— Peut-être bien, monsieur. On le dit…

— C’est pourquoi tout ce monde veut voir le malheureux ?

— Oh ! non. C’est bien pis. Aussitôt que l’homme eut été repéché on l’apporta ici. L’après-midi, une femme vint le reconnaître : elle déclara que c’était son mari et qu’il s’appelait Célestin Croupion. On croyait que le cadavre était « identifié » comme on dit ; on ne s’attendait pas à toutes les surprises que cachait cette affaire. Une heure ne s’était pas écoulée qu’une seconde femme reconnaissait son mari dans le cadavre et déclarait qu’il se nommait M. Lenoir.

— Ah !…

— Ce n’est pas tout ! Le soir même, une troisième femme affirmait mordicus que le noyé était son époux et qu’il se nommait — si je me souviens bien — M. Detalle.

— C’est intéressant.

— Intéressant ? monsieur. Mais c’est horrible, çà ! Et ce n’était pas tout !… Ce matin, deux nouvelles femmes sont venues déclarer que le macchabée était leur époux !…

— Si bien qu’on ne sait plus à l’heure présente qui est exactement l’homme qui repose sur la dalle funèbre et qui, bien que n’ayant qu’un corps, possède cinq personnalités.

— Comme vous dites, monsieur. Et l’on s’attend à tout instant à voir de nouvelles femmes venir reconnaître leur époux… C’est pourquoi vous voyez tant de femmes dans la foule.

— Elles espèrent toutes être veuves… fis-je, en dédiant à mon informatrice mon sourire le plus engageant, sourire dont elle n’apprécia sans doute pas tout le charme car elle en parut offusquée :

— Il ne faut pas rire avec des choses aussi sérieuses, déclara-t-elle sentencieusement. Si vous étiez dans ce cas-là…

— Ah ! je ne rirais pas, c’est un fait certain. Au surplus, je ne demande pas mieux que de partager avec les cinq veuves — joyeuses ou non — le cinquième de leur douleur. Vous voyez par là que je ne suis ni un mauvais cœur, ni un mauvais mathématicien.

— Votre ironie, mon cher, vous perdra, dit une voix derrière moi.

Je me retournai et aperçus mon ami, le détective Lautrec.

— Comment ! vous ici ! m’écriai-je, surpris. Vous vous occupez donc de cette affaire ?

— Oui.

Lautrec me fit signe de l’accompagner. Je le suivis après avoir remercié mon aimable informatrice. — Tout cela, me dit le détective, n’est pas si drôle que vous semblez le croire. J’ai vu de loin votre sourire sceptique et vos dernières paroles m’ont appris que vous êtes au courant de cette extraordinaire affaire qui, pour se présenter au premier abord sous un aspect des plus comique, n’en est pas moins, au fond, mystérieuse et tragique au possible. Je dirai même que je n’ai pas eu souvent à m’occuper d’un drame aussi profondément énigmatique. L’homme était, vous le savez, un faux cul-de-jatte. Cinq femmes déclarent formellement reconnaître en lui leur époux et lui attribuent cinq noms différents. L’autopsie a démontré que cet étrange noyé était mort avant d’avoir été jeté à l’eau. On n’a pas relevé d’ecchymoses graves et les médecins n’ont pu établir si la mort fut naturelle ou s’il y eut crime. On n’a trouvé aucune pièce d’identité dans les poches du cadavre. Celui-ci n’offre aucun signe particulier, aucune difformité permettant de le différencier d’un « autre lui même ».

— Pour un cul-de-jatte, c’était un homme rudement bien constitué !

— Vous êtes incorrigible !

Grâce à son coupe-fil, mon ami pénétra aussitôt — en m’entraînant derrière lui — dans la salle funèbre où reposait le mystérieux noyé.

C’était un homme d’une trentaine d’années, de corpulence moyenne. Nez droit, pommettes saillantes, barbe noire, très touffue, taillée à la Henri iv — quel luxe pour quelqu’un qui se prétend cul-de-jatte ! — L’homme, dans l’état où il se trouvait n’offrait, à mon avis, d’autre aspect que celui de ses semblables : l’aspect fort peu compliqué d’un noyé.

Lautrec l’observa avec une insistance qui eut intimidé un vivant. Puis, se tournant vers un homme que je reconnus pour être un agent de la Sûreté qui, en maintes circonstances, avait prêté son concours à mon ami :

— Rien de nouveau ? demanda-t-il.

— Une sixième femme s’est présentée ce matin qui, tout d’abord, déclara reconnaître son mari dans le noyé. Mais, quand on voulut lui faire signer sa déclaration, elle parut hésiter et prétendit qu’un doute subsistait dans son esprit… Elle tergiversa… et enfin après un nouvel examen, elle manifesta le désir de s’abstenir. Elle se retira donc…

— Sans faire connaître son nom ?

— Oui. Elle même partit assez brusquement.

— C’est regrettable. M’est avis qu’elle nous eut fourni une piste sérieuse. Quel est son signalement ?

— Une dame du monde. Grande, svelte, brune, très jolie, les traits réguliers. Elle était vêtue de noir.

Lautrec parut réfléchir un instant. Il demanda à consulter le registre contenant les déclarations des cinq femmes du cadavre. Il inscrivit quelques notes dans son calepin, puis me prenant par le bras, il m’entraîna au dehors.

Comment expliquez-vous tout cela ? lui demandai-je.

— Je n’explique rien, je dois avant tout étayer mes hypothèses sur des faits précis, sur des certitudes. Pour l’instant, je ne puis, comme vous, que me poser des interrogations.

Et mon ami marcha, à mon côté, sans rien me dire. Il était plongé dans ses réflexions et semblait ignorer ma présence. J’étais habitué à ses façons d’agir et je me gardai bien d’interrompre le cours de ses pensées. N’ayant rien d’autre à faire, j’imitai Lautrec : je pensai au cadavre du cul-de-jatte et à ses cinq femmes.

Que signifiait ce mystère ?

Fallait-il admettre que le défunt eût poussé l’héroïsme et la volupté du martyre jusqu’à convoler cinq fois en justes noces ou bien — ce qui eût été plus extraordinaire encore — qu’il ressemblât à quatre hommes disparus au cours de la même nuit ?

Quatre sosies ! C’était invraisemblable. Non, il n’était pas possible que cinq hommes offrissent entre eux une ressemblance telle que leurs propres épouses se fussent méprises sur leur identité. La nature crée parfois deux êtres qui, à première vue, semblent être sortis du même moule ; mais c’est là un phénomène si rare que les savants le citent comme une anormalité. Et, même dans ce cas, lorsqu’on étudie de près les deux sujets on relève une infinité de traits distinctifs qui les différencient totalement.

Je pensai :

« Ces cinq femmes se sont trompées ou ont voulu tromper la justice.

À ce moment, mon ami m’arrêta :

— Je viens de deviner votre pensée à la façon dont vous avez hoché la tête en regardant machinalement une dame qui passait. Vous vous êtes dit, comme François Ier, bien fol est qui se fie à ce sexe perfide ! Vous croyez que les cinq femmes du défunt nous ont trompés. Je l’avais cru aussi ; MAIS JE PUIS VOUS AFFIRMER QUE CELA N’EST PAS. J’ai travaillé déjà hier et ce matin, j’ai vu les cinq épouses et je les ai confrontées. Toutes ont été également affirmatives et j’ai pu m’assurer qu’elles disaient la vérité. Et vous savez combien il est difficile de me convaincre !

— Tout cela est bien étrange ! fis-je.

— Très étrange, en effet, répéta Lautrec. Au fait, voulez-vous me rendre un service, mon cher ami ?

— Vous me savez dévoué à vous…

— Merci. Je serai fort occupé cet après-midi et votre concours me serait précieux. Voici ce que vous devriez faire. Je vais vous donner les noms attribués au noyé par les femmes qui déclarèrent reconnaître en lui leur époux. Vous vous rendrez au bureau principal de l’état civil, vous demanderez les adresses du défunt, vous irez aux différents endroits indiqués et vous me rendrez compte de ce que vous aurez appris. Je crois que maintes surprises déconcertantes vous attendent : elles vous distrairont agréablement. Je compte donc sur vous.

Lautrec me passa la liste des cinq noms :

Célestin Croupion
Félix Lenoir
Maxime Detalle
Désiré Chélard
Théodore Lauret

Puis, il me serra la main et s’en fut…