Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 259-269).

CHAPITRE XXIV

Clara.

Robert Audley trouva le cocher endormi sur le siège de son méchant véhicule. Celui-ci avait été régalé d’une bière assez forte pour occasionner une asphyxie temporaire au buveur assez hardi pour l’absorber, et il fut très-content de retourner pour recevoir le prix de sa course. Le vieux cheval blanc qui semblait avoir été poulain dans l’année où la voiture avait été construite, paraissait comme celle-ci avoir survécu à la mode ; il était aussi profondément assoupi que son maître et se réveilla en donnant une ruade au moment où Robert était arrivé au bas des marches du perron, accompagné par son exécuteur qui attendit respectueusement que M. Audley fût entré dans le véhicule et eût disparu au détour de l’allée.

Le cheval, excité par le claquement du fouet de son conducteur et par une violente secousse des rênes délabrées, avança à moitié endormi, et Robert, son chapeau complètement rabattu sur ses yeux, pensa à son ami absent.

Il avait joué dans ces jardins austères et sous ces tristes sapins, il y avait des années peut-être… si c’était chose possible qu’une jeunesse très-folâtre pût jouer sous le feu des sévères yeux gris de M. Harcourt Talboys. Il avait joué sous ces arbres au feuillage sombre, peut-être avec la sœur qui avait entendu parler de son triste sort aujourd’hui sans verser une larme. Robert Audley jeta les yeux sur la froideur maniérée de ce terrain méthodiquement rangé, s’étonnant que George eût pu grandir dans une semblable résidence et être le franc, le généreux, l’insouciant ami qu’il avait connu. Comment s’était-il fait qu’ayant son père perpétuellement devant les yeux, il n’eût pas grandi sur le désagréable modèle de son père et ne fût pas devenu le tourment de ses camarades ? Comment cela s’était-il fait ? Parce que nous avons à remercier un être plus élevé que nos parents pour l’âme qui nous rend grands ou petits ; et parce que, tandis que les nez de famille et les mentons de famille peuvent se transmettre par une succession régulière de père en fils, de grand-père en petit-fils, comme les formes des fleurs passées d’une année sont reproduites dans les fleurs qui poussent dans la suivante, l’esprit, plus subtil que la brise qui souffle parmi ces fleurs, indépendant de toute règle terrestre, ne reconnaît d’autre pouvoir que la loi harmonieuse du Créateur.

« Grâces à Dieu, pensait Robert Audley, grâces à Dieu ! c’est fini. Mon pauvre ami doit reposer dans sa tombe inconnue, et je n’aurai pas la douleur d’attirer l’infortune sur ceux que j’aime. Cela arrivera peut-être, tôt ou tard, mais cela n’arrivera point par mon entremise. La crise est passée, et je suis libre. »

Il trouva dans cette pensée une ineffable consolation. Sa généreuse nature répugnait au rôle auquel il s’était trouvé entraîné… le rôle d’espion, et à recueillir des faits accusateurs qui conduisaient à des conséquences horribles.

Il poussa un long soupir… un soupir de soulagement pour cette délivrance. C’était entièrement fini maintenant.

La voiture sortait de la porte de la plantation comme il pensait à ces choses, et il se leva dans le véhicule pour jeter un regard en arrière sur les tristes sapins, les allées couvertes de gravier, la pelouse unie et la grande maison en briques rouges, à l’aspect désolé.

Il fut surpris à la vue d’une femme qui courait, qui volait presque, le long du chemin à voitures par lequel il était venu, et agitait un mouchoir dans sa main.

Il considéra cette singulière apparition pendant quelques instants, dans un étonnement silencieux, avant d’être capable d’exprimer en syllabes sa stupéfaction.

« Est-ce à moi qu’en veut cette femme qui semble voler ? s’écria-t-il à la fin. Vous feriez mieux d’arrêter peut-être, ajouta-t-il au cocher. Nous sommes dans une époque d’excentricité, dans une ère anomale de l’histoire du monde. Elle peut avoir besoin de moi. Très-probablement j’ai oublié mon mouchoir de poche, et M. Talboys a envoyé cette personne me le rapporter. Peut-être ferais-je mieux de descendre et d’aller à sa rencontre. C’est une politesse de renvoyer mon mouchoir. »

M. Robert Audley descendit résolument de la voiture et marcha lentement vers la forme féminine qui courait si vite et qui l’atteignit bientôt.

Il avait presque la vue courte, et ce ne fut que lorsqu’elle arriva près de lui qu’il vit qui elle était.

« Bonté du ciel ! s’écria-t-il, c’est miss Talboys. »

C’était miss Talboys, rouge et hors d’haleine, avec un châle de laine sur la tête.

Robert Audley maintenant voyait clairement son visage pour la première fois, et il remarqua qu’il était très-beau. Elle avait des yeux bruns, comme ceux de George, un teint pâle (elle était colorée quand elle s’approcha de lui, mais les couleurs s’évanouirent dès qu’elle eut recouvré sa respiration), des traits réguliers et une mobilité d’expression qui réfléchissait tout changement de sentiments. Il vit tout cela en quelques instants, et ne fit que s’étonner davantage du stoïcisme de sa conduite durant son entrevue avec M. Talboys. Il n’y avait pas de larmes dans ses yeux, mais ils brillaient d’un éclat fiévreux… d’un éclat terrible et sec… et il put voir que ses lèvres tremblaient lorsqu’elle s’adressa à lui.

« Miss Talboys, dit-il, que puis-je ?… pourquoi ?… »

Elle l’interrompit soudain, saisissant son poignet de sa main libre… elle tenait son châle de l’autre.

« Oh ! laissez-moi vous parler, s’écria-t-elle, laissez-moi vous parler, ou je deviendrai folle. J’ai tout entendu. Je crois ce que vous croyez ; et je deviendrai folle, à moins que je ne puisse faire quelque chose… quelque chose pour venger sa mort. »

Pendant quelques instants Robert Audley fut trop abasourdi pour répondre. De toutes les choses qui pussent arriver sur terre, il se serait attendu à voir celle-ci la dernière.

« Prenez mon bras, miss Talboys, dit-il ; calmez-vous, je vous en prie. Retournons un bout de chemin vers la maison et parlez tranquillement. Je n’aurais pas parlé comme je l’ai fait devant vous si j’avais su…

— Si vous aviez su que j’aimais mon frère, dit-elle avec calme. Comment auriez-vous pu savoir que je l’aimais ? comment quelqu’un aurait-il pu penser que je l’aimais, quand je n’ai jamais eu le pouvoir d’obtenir pour lui un bon accueil sous ce toit, ou un mot bienveillant de son père ? Comment aurais-je osé trahir mon affection pour lui dans cette maison quand je savais que même l’affection d’une sœur tournerait à son désavantage ? Vous ne connaissez pas mon père, monsieur Audley ; moi je le connais. Je savais qu’intercéder pour George eût été perdre sa cause ; je savais que laisser les choses dans les mains de mon père et se confier au temps, était ma seule chance de revoir mon cher frère. Et j’attendais… j’attendais patiemment, espérant toujours, car je savais que mon père aimait son fils unique. Je remarque votre sourire moqueur, monsieur Audley, et je conçois bien qu’il soit difficile pour un étranger de croire que, sous ce stoïcisme affecté, mon père cache quelque degré d’affection pour ses enfants… non pas un très-vif attachement peut-être, car il a été dirigé toute sa vie par la stricte loi du devoir. Arrêtez, dit-elle subitement en posant la main sur son bras et regardant derrière elle à travers l’avenue de pins ; je suis sortie en courant par le derrière de la maison. Papa ne doit pas m’apercevoir vous parler, monsieur Audley, et il ne faut pas qu’il voie la voiture stationner près de la porte. Voulez-vous aller sur la grande route et dire au cocher de faire avancer sa voiture jusqu’au bout du chemin ? Je sortirai par une petite porte qui est plus loin en montant, et je vous rejoindrai sur la route.

— Mais vous allez attraper froid, miss Talboys, observa Robert, la regardant d’un air inquiet, car il voyait qu’elle était toute tremblante. Vous grelottez maintenant.

— Ce n’est pas de froid, répondit-elle ; je pensais à mon frère George. Si vous avez quelque pitié pour l’unique sœur de votre ami perdu, faites ce que je vous demande, monsieur Audley. Il faut que je vous parle… il faut que je vous parle… avec calme, si je le puis. »

Elle posa la main sur son front comme si elle essayait de rassembler ses idées, puis elle montra du doigt la grille. Robert salua et la laissa. Il dit au cocher d’avancer lentement vers la station, et continua son chemin en côtoyant la barrière goudronnée qui entourait la propriété de M. Talboys. À une centaine de mètres environ au-dessus de l’entrée principale, il arriva à une petite porte en bois dans la barrière, et attendit là miss Talboys.

Elle le rejoignit bientôt, son châle encore sur la tête, et ses yeux brillants et toujours secs.

« Voulez-vous marcher avec moi dans l’intérieur de la plantation ? dit-elle, nous pourrions être observés sur la grande route. »

Il s’inclina, passa la porte, et la ferma derrière lui.

Quand elle prit le bras qu’il lui offrait, il s’aperçut qu’elle était encore tremblante… qu’elle tremblait très-violemment.

« Je vous prie, je vous supplie de vous calmer, miss Talboys, dit-il, je puis m’être trompé dans l’opinion que j’ai formée ; je puis…

— Non, non, non, s’écria-t-elle, vous ne vous êtes pas trompé, mon frère a été assassiné. Dites-moi le nom de cette femme… de la femme que vous soupçonnez être intéressée à sa disparition… à son assassinat…

— Je ne puis faire cela jusqu’à ce que…

— Jusqu’à quand ?

— Jusqu’à ce que je sois certain qu’elle est coupable.

— Vous disiez à mon père que vous vouliez abandonner toute idée de découvrir la vérité… Que vous vouliez vous tenir tranquille en laissant le sort de mon frère rester à l’état d’horrible mystère jamais éclairci sur cette terre ; mais vous ne voulez pas agir ainsi, monsieur Audley… vous ne voulez pas manquer à la mémoire de votre ami. Vous voulez voir punir ceux qui l’ont tué. Voulez-vous faire cela, ou ne le voulez-vous pas ? »

Une ombre de tristesse s’étendit comme un voile noir sur le beau visage de Robert Audley

Il se rappelait ce qu’il avait dit le jour précédent à Southampton…

« Une main qui est plus forte que la mienne me fait signe du doigt d’avancer sur la route sinistre. »

Un quart d’heure auparavant, il avait cru que tout était fini, et qu’il était délivré du terrible devoir de découvrir le secret de la mort de George. Maintenant cette jeune fille, cette jeune fille insensible en apparence, avait trouvé une voix, et le pressait de continuer la poursuite de sa destinée.

« Si vous saviez dans quel malheur je puis être enveloppé en découvrant la vérité, miss Talboys, dit-il, vous voudriez à peine me demander de faire un pas de plus dans cette affaire.

— Mais je ne vous interroge pas, répondit-elle avec une passion contenue. — Je ne vous interroge pas. Je vous demande de venger la mort prématurée de mon frère. Voulez-vous le faire, oui ou non ?

— Si je réponds non ?

— Alors je le ferai moi-même ! s’écria-t-elle en le fixant avec ses yeux brans éclatants. Je suivrai moi-même la piste de ce mystère ; je trouverai cette femme… oui, quoique vous refusiez de me dire dans quelle partie de l’Angleterre mon frère a disparu. Je voyagerai d’une extrémité du monde à l’autre pour découvrir le secret de son sort, si vous refusez de le découvrir pour moi. Je suis majeure ; je suis ma propre maîtresse ; je suis riche, car j’ai de l’argent que m’a laissé une de mes tantes. Je suis en position de bien payer ceux qui m’aideront dans mes recherches, et je le ferai pour qu’ils aient intérêt à me bien servir. Choisissez entre ces deux alternatives, monsieur Audley. Sera-ce vous qui trouverez le meurtrier de mon frère, ou sera-ce moi ? »

Il la regarda en face et vit que sa résolution n’était pas le fruit d’une exaltation passagère de femme, mais celle d’une volonté capable de se frayer un chemin malgré la main de fer de la difficulté. Ses admirables traits, d’une nature sculpturale dans leurs contours, semblaient transformés en marbre par la fermeté d’expression de sa physionomie. Le visage qu’il regardait était le visage d’une femme que la mort seule pouvait faire dévier de ses projets.

« J’ai grandi dans une atmosphère d’abnégation, dit-elle avec calme. J’ai refoulé et étouffé les sentiments naturels de mon cœur, au point de les rendre peu naturels dans leur intensité ; je ne me suis donné ni amis ni amants. Ma mère mourut quand j’étais très-jeune. Mon père a toujours été pour moi ce que vous l’avez vu aujourd’hui. Je n’ai personne que mon frère. Tout l’amour que mon cœur peut contenir a été concentré sur lui. Vous étonnez-vous, alors, que lorsque j’apprends que sa jeune existence a été tranchée traîtreusement, je désire voir la vengeance s’appesantir sur le coupable ? Oh ! mon Dieu, s’écria-t-elle, en joignant subitement les mains et en levant les yeux vers le ciel d’hiver glacé, conduisez-moi au meurtrier de mon frère, et laissez ma main venger sa mort prématurée. »

Robert Audley resta immobile devant elle, la regardant avec une admiration respectueuse. Sa beauté s’était élevée jusqu’au sublime par la tension de sa passion comprimée. Elle ne ressemblait à aucune des femmes qu’il avait jamais vues. Sa cousine était jolie, la femme de son oncle était ravissante, mais Clara Talboys était admirable. Le visage de Niobé, embelli par la douleur, peut être à peine d’une beauté plus purement classique que le sien. Sa toilette même, puritaine dans la simplicité de sa couleur grise, rendait sa beauté plus éclatante que n’aurait pu le faire une toilette plus magnifique, eût-elle été femme moins admirable.

« Miss Talboys, dit Robert après un instant, votre frère ne restera pas sans vengeance. Il ne sera pas oublié. Je ne pense pas que l’assistance quelconque des hommes du métier que vous pourriez vous procurer vous fît trouver le secret de ce mystère aussi sûrement que je puis le faire, si vous êtes patiente et si vous avez confiance en moi.

— J’aurai confiance en vous, répondit-elle, car je vois que vous voulez m’aider.

— Je crois qu’il est dans ma destinée d’agir ainsi, » dit-il d’un ton solennel.

Dans tout le cours de sa conversation avec Harcourt Talboys, Robert Audley avait soigneusement évité de tirer aucune conséquence des événements qu’il avait relatés au père de George. Il avait simplement raconté l’histoire de la vie de l’homme absent, à partir de l’heure de son arrivée à Londres jusqu’à celle de sa disparition, mais il s’aperçut que Clara Talboys était arrivée à la même conclusion que lui-même, et qu’il y avait entre eux une intelligence tacite des choses.

« Avez-vous quelques lettres de votre frère, miss Talboys ? demanda-t-il.

— Deux. Une, écrite peu de temps après son mariage, l’autre, écrite de Liverpool avant qu’il s’embarquât pour l’Australie.

— Voulez-vous me permettre de les voir ?

— Oui, je vous les enverrai si vous me donnez votre adresse. Vous m’écrirez de temps en temps, n’est-ce pas ? pour me dire si vous approchez de la vérité. Je serai obligée d’agir secrètement ici, mais je suis sur le point de quitter la maison dans deux ou trois mois, et je serai parfaitement libre alors d’agir comme il me plaira.

— Vous, n’allez pas quitter l’Angleterre ? demanda Robert.

— Oh non ! je dois seulement aller rendre une visite depuis longtemps promise à quelques amis dans l’Essex. »

Robert tressaillit si violemment à ces mots de Clara Talboys, qu’elle le regarda soudain en face. L’agitation visible sur sa figure trahissait une partie du secret.

« Mon frère George a disparu dans l’Essex, » dit-elle.

Il ne put la contredire.

« Je suis fâché que vous en ayez découvert autant, répliqua-t-il. Ma position devient chaque jour plus compliquée, chaque jour plus pénible. Au revoir. »

Elle lui donna machinalement sa main quand il tendit la sienne, mais cette main était plus froide que du marbre, et resta inanimée dans celle de Robert, et tomba comme un bloc à côté d’elle lorsqu’il l’abandonna.

« Je vous en prie, ne perdez pas de temps pour retourner au logis, dit-il vivement. J’ai peur que vous ne soyez souffrante après la fatigue de ce matin.

— Souffrante, s’écria-t-elle avec dédain, vous me parlez de souffrance, quand le seul être dans le monde qui m’ait jamais aimé a été enlevé dans la fleur de la jeunesse. Peut-il y avoir désormais pour moi autre chose que de la souffrance ? Qu’est le froid pour moi ? dit-elle, en rejetant son châle en arrière et en exposant sa magnifique tête à la bise amère. Je marcherais d’ici à Londres nu-pieds dans la neige, sans jamais m’arrêter en chemin, si je pouvais le ramener à la vie. Que ne ferais-je pas pour le ramener à la vie ?… que ne ferais-je pas ? »

Ses paroles finirent par un gémissement de douleur violente ; et joignant les mains sur son visage, elle pleura pour la première fois de la journée. L’impétuosité de ses sanglots ébranlait son corps frêle, et elle fut obligée de s’appuyer contre le tronc d’un arbre pour se soutenir.

Robert la regardait d’un air de tendre compassion ; elle était si bien le portrait de l’ami qu’il avait aimé et perdu, qu’il lui était impossible de la considérer comme une étrangère, impossible de se souvenir qu’ils s’étaient vus le matin pour la première fois.

« Je vous en prie, je vous en prie, calmez-vous, dit-il, espérons même contre tout espoir. Nous pouvons nous tromper l’un et l’autre, votre frère peut vivre encore.

— Oh ! s’il en était ainsi, murmura-t-elle avec ardeur, s’il pouvait en être ainsi !

— Essayons d’espérer qu’il peut en être ainsi…

— Non, répondit-elle, le regardant à travers ses larmes, n’espérons rien que le venger. Au revoir, monsieur Audley. Attendez : votre adresse. »

Il lui donna une carte, qu’elle plaça dans la poche de sa robe.

« Je vous enverrai les lettres de George, dit-elle, elles peuvent vous être de quelque secours. Au revoir. »

Elle le laissa à demi bouleversé par l’énergie passionnée de ses manières et la noble beauté de son visage. Il l’observa comme elle disparaissait derrière les troncs des sapins, puis il sortit lentement de la plantation.

« Que le ciel assiste ceux qui se dressent entre moi et le secret, pensa-t-il, car ils seront sacrifiés à la mémoire de George Talboys. »