Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 270-279).

CHAPITRE XXV

Les lettres de George.

Robert Audley ne revint pas à Southampton, mais il prit un billet pour le premier train montant qui quitta Wareham et atteignit Waterloo Bridge une heure ou deux après la tombée de la nuit. La neige, qui était dure et craquante dans le Dorsetshire, était une fange noire et grasse dans Waterloo Road, fondue par les lampes des gin-palaces et le gaz flamboyant dans les boutiques des bouchers.

Robert Audley haussa les épaules, en regardant les rues sombres dans lesquelles le faisait passer le hansom, le cocher du cab, choisissant — avec ce délicieux instinct qui semble inné dans les conducteurs de voitures de louage — les passages noirs et hideux totalement inconnus au piéton ordinaire.

« Quelle agréable chose que la vie, pensait l’avocat, quel ineffable bienfait… quelle suprême grâce ! Que chaque homme fasse une supputation de son existence, soustrayant les heures pendant lesquelles il a été foncièrement heureux… réellement et entièrement à son aise, sans une arrière-pensée pour gâter son bonheur… sans le plus petit nuage pour assombrir l’éclat de son horizon. Qu’il fasse cela, et positivement il rira avec la plus complète amertume de l’âme quand il inscrira la somme de sa félicité et découvrira la pitoyable exiguïté du total. Il aura passé une semaine ou dix jours agréablement, dans trente ans, peut-être. Dans trente années de triste température de décembre, de tempêtes de mars, de pluies d’avril et de ciels sombres de novembre, il peut y avoir eu sept ou huit resplendissantes journées d’août pendant lesquelles le soleil a brillé dans une atmosphère sans nuages, où des brises d’été nous ont apporté des parfums continuels. Avec quelle ivresse nous nous souvenons de ces jours isolés de plaisir, espérons leur retour et essayons de tracer le plan des circonstances qui les ont rendus brillants ; ah ! combien nous arrangeons, préméditons, et faisons de diplomatie avec le destin pour obtenir le renouvellement du plaisir présent à notre mémoire ! Comme si quelque plaisir pouvait être fait de telles ou telles parties constituantes ! comme si le bonheur n’était pas essentiellement accidentel… un oiseau merveilleux et passager, complètement irrégulier dans ses migrations, au milieu de nous un jour d’été, et parti pour jamais loin de nous le jour suivant ! Considérons le mariage, par exemple, continuait le pensif Robert, qui était à méditer dans le véhicule cahotant pour lequel il devait payer six pence par mille, comme s’il eût chevauché dans la vaste solitude des savanes. Considérons le mariage ! qui peut dire quel sera le seul choix judicieux contre les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf méprises ? Qui discernera au premier aspect la visqueuse créature qui doit être la seule anguille dans le colossal sac de serpents ? Cette jeune fille sur le trottoir, qui est là à attendre pour traverser la rue que ma voiture soit passée, est peut-être la seule femme dans toutes les créatures féminines de ce vaste univers qui pourrait faire de moi un homme heureux. Cependant je passe à côté d’elle… je l’éclabousse avec la boue de mes roues, dans ma faible ignorance, dans ma soumission aveugle à la main redoutable de la fatalité. Si cette jeune fille, Clara Talboys, avait été cinq minutes en retard, j’aurais quitté le Dorsetshire, la croyant froide, dure, dépourvue des qualités de la femme, et je serais descendu dans la tombe cette erreur faisant partie inhérente de mon esprit. Je la prenais pour un automate magnifique et sans cœur. Je sais maintenant qu’elle est une noble et admirable femme. Quelle incalculable différence cela peut faire dans ma vie. Quand je quittai cette maison, je sortis par ce jour d’hiver bien déterminé à abandonner toute pensée ultérieure du secret de la mort de George. Je la vois et elle me force d’avancer dans le chemin qui me répugnait… le chemin de traverse tortueux du soupçon et de l’espionnage. Comment pouvoir dire à cette sœur que mon ami est mort ? Je crois que votre frère a été assassiné ! Je crois savoir par qui, mais je ne veux faire aucune démarche pour endormir mes soupçons ou pour confirmer mes craintes ! Je ne puis dire cela. Cette femme connaît mon secret à demi ; elle sera bientôt en possession du reste et alors… et alors… »

Le cab s’arrêta au milieu de la méditation de Robert Audley, et il eut à payer le cocher et à se soumettre à toutes les tristes opérations de la vie, qui sont les mêmes, que nous soyons contents ou chagrins, — destinés au mariage ou à la potence, à nous élever jusqu’au sac de laine ou à être embarrassés par nos collègues les hommes de loi sur quelque cas mystérieux embrouillé de malfaiteur, qui est une énigme sociale pour les personnes en dehors de Middle Temple.

Nous sommes sujets à être chagrinés dans notre vie par cette cruelle rigueur, — cette inflexible précision dans les plus petites roues et dans le moindre mécanisme de la machine humaine qui ne connaît pas de chômage ou de temps d’arrêt, quoique le ressort principal soit à jamais brisé et que les aiguilles indiquent des caractères sans but, sur un cadran en morceaux.

Qui n’a éprouvé dans la première fureur du chagrin une rage déraisonnable contre le mutisme des chaises et des tables, l’immuable forme carrée des tapis de Turquie, l’obstination inflexible de l’attirail extérieur de la vie. Nous voudrions déraciner des arbres gigantesques dans une forêt vierge, arracher et séparer leurs énormes branches dans notre étreinte convulsive ; et le plus que nous pouvons faire pour soulager notre passion, c’est de frapper sur un fauteuil, ou de briser un objet de quelques shillings de la manufacture de Copeland.

Les maisons de fous ne sont que trop vastes et trop nombreuses ; cependant il est étrange qu’elles ne soient pas encore positivement plus vastes, quand nous nous imaginons combien de misérables impuissants doivent briser leurs cerveaux contre l’endurcissement désespéré du méthodique monde extérieur, comparé aux tourmentes et aux tempêtes, au bruit et à la confusion qui règnent dans leur intérieur ; quand nous nous rappelons combien d’esprits doivent chanceler sur l’étroite frontière qui sépare la raison et la folie, fou aujourd’hui et jouissant de la raison demain, sage hier et fou aujourd’hui.

Robert avait ordonné au cocher de le descendre au coin de Chancery Lane, et il monta l’escalier brillamment éclairé conduisant au salon du Dîner de Londres, et il s’assit à une des gentilles tables avec un vague sentiment de vide et de lassitude, plutôt qu’avec l’agréable sensation d’appétit d’un homme bien portant. Il était venu dîner à ce luxueux restaurant parce qu’il était absolument nécessaire de manger quelque chose quelque part, et bien plus facile d’avoir un très-bon dîner de M. Sawyer, qu’un très-mauvais de mistress Maloney, dont l’imagination n’allait pas au-delà du hachis et des côtelettes, avec une légère variante de soles frites ou de maquereaux bouillis. Le garçon empressé essaya en vain de mettre le pauvre Robert à même de traiter convenablement la solenne question du dîner. Celui-ci murmura quelque chose à seule fin que l’individu lui apportât ce qu’il voudrait, et le garçon obligeant, qui connaissait Robert pour un habitué des petites tables, s’en alla dire à son maître avec une figure désolée, que M. Audley, de Fig-Tree Court, n’avait pas évidemment l’esprit à lui. Robert mangea son dîner et but sa pinte de vin de Moselle, mais il apprécia peu l’excellence des viandes et le délicat arôme du vin. Le monologue mental recommença, et le jeune philosophe de l’école moderne se mit à débattre la question favorite moderne du néant de toutes choses, et de la folie de prendre trop de peine pour marcher sur une route qui ne conduit nulle part, ou mesurer un travail qui ne signifie rien.

« J’accepte la domination de cette pâle jeune fille, avec ses traits de statue et ses yeux bruns et calmes, pensait-il. Je reconnais le pouvoir d’un esprit supérieur au mien, et je me soumets, et je m’incline devant lui. J’ai agi par moi-même et pensé par moi-même pendant les quelques derniers mois, et je suis fatigué de cette besogne contre nature. J’ai été infidèle au principe de toute ma vie, et j’ai expié ma folie. J’ai trouvé enfin deux cheveux gris sur ma tête la semaine dernière, et un impertinent corbeau a planté une légère impression de sa patte sous mon œil droit. Oui, je suis en train de vieillir du côté droit ; et pourquoi… pourquoi en serait-il ainsi ? »

Il repoussa son assiette et leva ses sourcils, les yeux fixés sur les miettes de pain éparses sur le damassé brillant, tandis qu’il approfondissait cette question.

« Que diable suis-je allé faire dans cette galère ? se demandait-il. Mais j’y suis maintenant et ne puis en sortir : aussi vaut-il mieux me soumettre de moi-même à la jeune fille aux yeux bruns et faire ce qu’elle me dira avec patience et fidélité. Quelle prodigieuse solution de l’énigme de la vie il y a dans le gouvernement du jupon ! L’homme peut mentir à la face du soleil, manger le lotus de l’oubli et se livrer à la fantaisie toutes les après-dînées si sa femme le lui permet ! Mais elle ne lui permet pas habituellement : bénissons l’impulsion de son cœur et l’activité de son esprit ! Elle sait mieux agir que cela. Qui jamais a entendu parler d’une femme prenant la vie comme elle doit être prise ? Au lieu de la supporter comme un ennui inévitable, seulement rachetable par sa brièveté, elle marche à travers elle comme si c’était une cérémonie pompeuse ou une procession. Elle s’habille pour elle, elle sourit pour elle, elle grimace et gesticule pour elle. Elle pousse ses voisins et lutte pour avoir une meilleure place dans la marche fatale ; elle coudoie et se démène, elle foule aux pieds et se pavane, à seule fin de faire le plus de misère qu’elle peut. Elle se lève de bonne heure et se couche tard, et est bruyante et remuante, et tapageuse et impitoyable. Elle traîne son époux sur le sac de laine ou le pousse dans le Parlement ; elle le pousse la tête la première vers la chère machine paresseuse du gouvernement, et le frappe et le soufflette pour le lancer dans les roues, les manivelles, les vis et les poulies, jusqu’à ce que quelqu’un, pour l’amour de son repos, le fasse le quelque chose qu’elle voulait qu’il fût. Voilà pourquoi des hommes incapables occupent quelquefois des places élevées et viennent interposer leurs pauvres intelligences embrouillées entre les affaires et les gens capables de les faire, produisant une confusion universelle dans la chétive innocence de leur incapacité haut placée. Les hommes carrés sont poussés dans des trous ronds par leurs femmes. Le potentat d’Orient, qui a dit que les femmes se trouvent au fond de tous les malheurs, aurait dû aller un peu plus loin, et voir pourquoi il en est ainsi : c’est parce que les femmes ne sont jamais paresseuses. Elles ne savent pas ce que c’est que d’être en repos. Elles sont Sémiramis, Cléopâtre, Jeanne d’Arc, Élisabeth ou Catherine II, et se vautrent dans les batailles, les meurtres, les cris et le désespoir. Si elles ne peuvent agiter l’univers et jouer à la balle avec les hémisphères, elles changent en montagnes de guerre et en tourments les taupinières de leur intérieur domestique, et soulèveront des tempêtes sociales dans les tasses à thé de leur ménage. Empêchez-les de pérorer sur l’indépendance des nations et les injustices de l’humanité, et elles chercheront querelle à mistress Jones sur la forme d’un manteau ou le caractère d’une méchante servante. Les appeler le sexe faible, c’est articuler une hideuse plaisanterie ; elles sont le sexe le plus fort, le plus bruyant, le plus persévérant, le plus tyrannique. Elles demandent la liberté de penser, la variété des occupations ; les ont-elles ? Qu’on les leur laisse. Laissez-les être jurisconsultes, docteurs, prédicateurs, professeurs, soldats, législateurs, — ce qu’elles voudront, — mais qu’elles soient tranquilles — si elles peuvent. »

M. Audley passa ses mains dans les masses luxuriantes et droites de sa chevelure noire qu’il releva dans son désespoir.

« Je déteste les femmes, pensa-t-il dans un accès de misanthropie : ce sont des créatures entreprenantes, éhontées, abominables, inventées pour l’ennui et la désolation de leurs supérieurs. Voyez l’affaire du pauvre George ! Elle est entièrement l’ouvrage d’une femme, du commencement à la fin. Il épouse une femme, et son père l’abandonne sans le sou et sans profession. Il apprend la mort de cette femme, et son cœur se brise, — son cœur bon, honnête, humain, valant un million des perfides blocs d’égoïsme et de calculs intéressés qui s’agitent dans la poitrine des femmes. Il va à la maison d’une femme, et on ne le revoit plus vivant. Et maintenant je me trouve moi-même acculé dans un coin par une autre femme à l’existence de laquelle je n’avais jamais songé jusqu’à ce jour. Et… et puis, rumina M. Audley presque d’une manière déplacée, il y a encore Alicia ; c’est un autre ennui. Elle voudrait que je me mariasse avec elle, je le comprends, et elle me le fera faire, j’ose le dire, avant que d’en finir avec moi ; mais j’aimerais beaucoup mieux ne pas en venir là, quoiqu’elle soit une chère, pétulante et généreuse personne : heureux soit son pauvre petit cœur ! »

Robert paya sa note et récompensa généreusement le garçon. Le jeune avocat était très-porté à distribuer son confortable petit revenu entre les gens qui le servaient, car il étendait son indifférence à toutes choses dans l’univers, même en matière de livres, de shillings et de pence. Peut-être en cela était-il presque une exception, car vous pouvez souvent remarquer que le philosophe qui parle de la vie comme d’une illusion creuse est extrêmement difficile dans le placement de son argent, et reconnaît la nature palpable des obligations de l’Inde, des certificats espagnols et des inscriptions égyptiennes, — pour contraster avec la pénible incertitude d’un moi ou d’un non-moi en métaphysique.

Les commodes petites chambres de Fig-Tree Court, avec leur arrangement et leur calme, semblèrent lugubres à Robert Audley par cette soirée particulière. Il n’avait nulle inclination pour les nouvelles françaises, quoiqu’il y eût un paquet de romans non coupés, comiques ou à sentiment, commandés un mois auparavant, et qui attendaient son bon plaisir sur une des tables. Il prit sa pipe favorite d’écume et se laissa tomber en soupirant dans son fauteuil favori.

« C’est confortable, mais cela me semble diablement solitaire ce soir. Si le pauvre George était assis en face de moi, ou… ou si même la sœur de George… elle lui ressemble extraordinairement… l’existence pourrait être un peu plus supportable. Mais quand un garçon a vécu avec lui-même pendant huit ou dix ans, il commence à être en mauvaise compagnie. »

Il partit bientôt d’un éclat de rire bruyant, comme il finissait sa pipe.

« Quelle singulière idée de penser à la sœur de George, pensa-t-il. Quel absurde idiot je fais. »

Le jour suivant, la poste lui apporta une lettre écrite d’une main ferme, mais féminine, qui lui était étrangère. Il trouva le petit paquet posé sur la table à déjeuner à côté du petit pain français chaud enveloppé dans une serviette par les mains soigneuses et tant soit peu sales de mistress Maloney. Il considéra l’enveloppe pendant quelques minutes avant de l’ouvrir, — avec quelque étonnement de son correspondant, car la lettre portait le timbre de la poste de Grange Heath, et il savait qu’il n’y avait qu’une seule personne qu’il pût présumer avec vraisemblance lui écrire de l’obscur village, mais, avec cette paresseuse rêverie qui faisait partie de son caractère :

« De Clara Talboys, murmura-t-il à voix basse, comme il examinait les lettres de son nom nettement formées sur l’adresse ; oui, de Clara Talboys, très-positivement : je reconnais la ressemblance de sa main féminine avec l’écriture de son pauvre frère, plus nette que la sienne et plus décidée, mais la même, la même. »

Il retourna la lettre et examina le cachet qui portait les armoiries de famille de son ami.

« Je me demande ce qu’elle peut me dire ? pensa-t-il, c’est une longue lettre, j’en suis sûr ; elle appartient à l’espèce de femme qui écrit une longue lettre…, une lettre dans laquelle elle me presse de marcher, d’aller en avant, de sortir hors de moi-même, je n’en doute nullement. Mais on ne peut empêcher cela… c’est ainsi. »

Il déchira l’enveloppe avec un soupir de résignation.

Elle ne contenait rien que deux lettres de George et quelques mots écrits sur le dessus :

« Je vous envoie les lettres, faites-moi le plaisir de les conserver et de me les renvoyer. — C. T. »

La lettre écrite de Liverpool ne disait rien de la vie de celui qui l’écrivait, excepté sa détermination soudaine de partir pour le Nouveau-Monde afin de reconquérir la fortune qu’il avait dissipée dans l’ancien.

La lettre écrite presque immédiatement après le mariage de George contenait une description complète de sa femme, — une description telle que pouvait seulement la faire un homme après trois semaines d’un mariage d’amour, — une description où chaque trait était minutieusement enregistré, chaque forme gracieuse ou chaque beauté de physionomie passionnément soulignées, chaque agrément de manières amoureusement dépeint.

Robert Audley lut les lettres trois fois avant de les déposer.

« Si George avait pu savoir à quel dessein pouvait servir cette description quand il l’écrivait, pensa le jeune avocat, pour sûr sa main serait tombée paralysée par l’horreur et aurait été impuissante à former une seule syllabe de ces tendres expressions. »