Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 241-258).

CHAPITRE XXIII

Visite à un homme immuable.

M. Harcourt Talboys vivait dans une belle habitation carrée, en briques rouges, à un mille d’un petit village appelé Grange Heath, dans le Dorsetshire. La belle habitation carrée, en briques rouges, s’élevait au centre de beaux terrains carrés, à peine assez étendus pour être appelés un parc, trop grands pour être appelés autre chose : ainsi ni la maison, ni les terrains n’avaient de nom, et le domaine était simplement désigné par ces mots : le domaine du squire Talboys.

M. Harcourt Talboys était peut-être bien la dernière personne dans ce monde à laquelle il fût possible d’associer le simple, le loyal, l’agreste, le vieux titre anglais de squire. Il ne chassait ni ne cultivait ; il n’avait jamais porté de sa vie de couleurs cramoisies ou de bottes à revers. Un vent du sud et un ciel nuageux étaient choses fort indifférentes pour lui, autant qu’elles ne devaient en aucune sorte intervenir dans son propre bien-être si précieux ; il ne se souciait de l’état des récoltes qu’autant que l’y intéressait le risque de certaines rentes qu’il recevait pour les fermages de son domaine. C’était un homme âgé d’environ cinquante ans, grand, osseux, droit et anguleux, avec une figure carrée et pâle, des yeux gris-clair, et de courts cheveux noirs, ramenés par la brosse, de chaque oreille sur une couronne chauve, ce qui donnait à sa physionomie quelque faible ressemblance avec celle d’un terrier, — un rude, peu accommodant terrier à tête dure, — un terrier à ne pouvoir être pris par le plus habile voleur de chiens qui se soit jamais distingué dans sa profession.

Personne ne se souvenait d’avoir jamais aperçu ce qui est vulgairement appelé le défaut de la cuirasse d’Harcourt Talboys. Il ressemblait à la construction barrée, faisant face au nord, de sa demeure sans ombrages. Il n’y avait dans son caractère aucun pli caché dans lequel on pût se glisser pour se mettre à l’abri de sa dure clarté. Il était tout lumière. Il considérait toute chose avec le même regard ouvert de son intelligence lumineuse, et n’aurait supporté aucune ombre adoucissante qui aurait pu altérer les durs contours des événements cruels, dût-elle les embellir. Je ne sais si j’exprime ce que je pense, en disant qu’il n’y avait pas de courbes dans son caractère ; que son esprit allait en ligne droite, ne déviant jamais à droite ou à gauche pour arrondir ses angles inflexibles. Avec lui le vrai était le vrai, et le faux était le faux. Il n’avait jamais eu, dans son impitoyable et consciencieuse existence, l’idée que les circonstances pussent mitiger la gravité d’un tort ou affaiblir la force du droit. Il avait chassé de sa présence son fils unique, parce que son fils unique lui avait désobéi, et il était prêt à chasser sa fille unique après cinq minutes d’examen pour la même raison.

Si cet homme, carrément construit et entêté, eût pu être possédé d’une faiblesse telle que la vanité, il eût certainement été vain de sa dureté ; il eût été vain de cette inflexible carrure d’intelligence qui faisait de lui la plus désagréable créature qui existât ; il eût été vain de cette invariable obstination dont aucune influence d’amour ou de pitié n’avait jamais été reconnue capable de plier les résolutions sans remords ; il eût été vain de la force négative d’une nature qui n’avait jamais connu la faiblesse des affections ou l’énergie qui peut prendre naissance dans cette même faiblesse.

S’il avait regretté le mariage de son fils, ou la rupture, par son fait, entre lui et George, sa vanité avait été plus puissante que son regret, et l’avait rendu capable de le cacher. En vérité, tout invraisemblable qu’il paraisse au premier abord, qu’un tel homme pût être vain, je doute peu que la vanité ne fût le centre duquel rayonnaient toutes les lignes désagréables du caractère de M. Harcourt Talboys. J’ose dire que Junius Brutus était rempli de vanité, et fut heureux de l’approbation de Rome saisie d’une respectueuse crainte lorsqu’il ordonna l’exécution de ses fils. Harcourt Talboys aurait chassé le pauvre George de sa présence entre les faisceaux renversés des licteurs, et aurait farouchement savouré sa propre douleur. Le ciel connaît seul combien cet homme dur pouvait avoir ressenti amèrement la séparation entre lui et son fils unique, ou combien l’angoisse produite par cet inflexible amour-propre qui en cachait la torture, en avait été plus terrible.

« Mon fils m’a fait une injure impardonnable en épousant la fille d’un ivrogne pauvre, avait dit M. Talboys à quiconque avait eu la témérité de lui parler de George ; et de cette heure je n’ai plus de fils. Je ne lui souhaite aucun mal ; il est simplement mort pour moi. J’ai du chagrin pour lui, comme j’ai du chagrin pour sa mère qui est morte il y a dix-huit ans. Si vous me parlez de lui comme vous parleriez d’un mort, je suis prêt à vous entendre. Si vous me parlez de lui comme vous parleriez d’un vivant, je dois refuser d’écouter. »

Je crois qu’Harcourt Talboys s’applaudissait de la sombre grandeur romaine de ce discours, et qu’il eût aimé avoir une toge et se draper sévèrement dans ses plis, en tournant le dos à celui qui intercédait en faveur du pauvre George. Ce dernier n’avait jamais fait personnellement aucune tentative pour adoucir le verdict de son père ; il le connaissait assez bien pour comprendre que le cas était désespéré.

« Si je lui écris, il pliera ma lettre et mettra l’enveloppe dans l’intérieur et la classera avec mon nom et la date de son arrivée, disait le jeune homme, et il prendra à témoin tout le monde de la maison en témoignage qu’il n’a laissé paraître ni souvenir ému, ni pensée de pitié ; il restera attaché à sa résolution jusqu’au jour de sa mort. J’ose dire que, si la vérité pouvait être connue, qu’il était enchanté que son fils l’eût offensé et lui eût offert l’occasion de faire parade de ses vertus romaines. »

George avait répondu en ces termes à sa femme quand elle et son père l’avaient pressé de demander assistance à Harcourt Talboys.

« Non, ma chérie, avait-il dit en concluant. Il est bien dur peut-être d’être pauvre, mais nous le supporterons. Nous n’irons pas avec des figures dignes d’inspirer la pitié devant un père sévère, lui demander des aliments et un abri, uniquement pour éprouver un refus fait en longues sentences johnsoniennes, et servir d’exemple classique au profit du voisinage. Non, ma jolie petite, il est aisé de mourir de faim, mais il est difficile de s’humilier. »

Peut-être la pauvre mistress George ne donna-t-elle pas très-volontiers son agrément à la première de ces deux propositions. Elle n’avait pas grande envie de mourir de faim, et elle se désola piteusement quand les jolies bouteilles de champagne, ayant les marques de Cliquot et de Moet sur leurs bouchons, se changèrent en pintes d’ale à six pence, apportées de la brasserie voisine par une domestique en savates. George avait été obligé de porter son propre fardeau et de prêter une main secourable à celui de sa femme, qui n’avait aucune idée de tenir secrets ses regrets et ses désappointements.

« Je croyais que les dragons étaient toujours riches, avait-elle coutume de dire de mauvaise humeur. Les jeunes filles veulent toujours épouser des dragons, les marchands veulent toujours être les fournisseurs des dragons, les maîtres d’hôtel avoir en pension chez eux des dragons, et les entrepreneurs de théâtre être patronnés par des dragons. Qui aurait pu s’attendre à ce qu’un dragon boirait de l’ale à six pence, fumerait d’horrible tabac, à tuer les oiseaux au vol, et laisserait porter à sa femme un chapeau délabré ? »

S’il se manifestait quelque sentiment égoïste déployé dans de semblables discours, George Talboys n’avait jamais songé à le découvrir. Il avait aimé sa femme et avait eu confiance en elle de la première à la dernière heure de sa courte vie de mariage. L’amour, qui n’est pas aveugle, n’est peut-être qu’une divinité fausse après tout ; car lorsque Cupidon laisse tomber le bandeau de ses yeux, c’est une indication fatale et certaine qu’il est prêt à étendre ses ailes pour s’envoler. George n’avait jamais oublié l’heure où pour la première fois il avait été fasciné par la jolie fille du lieutenant Maldon, et malgré le changement qui pouvait s’être opéré en elle, l’image qui l’avait charmé alors n’était pas changée et se présentait toujours la même à son cœur.

Robert Audley quitta Southampton par un train qui partit avant le jour, et atteignit la station de Wareham de bonne heure dans la matinée. Il loua un véhicule à Wareham pour le conduire à Grange Heath.

La neige s’était durcie sur le sol, et le jour était pur et froid, chaque objet du paysage se dessinait en lignes dures sur le fond d’un ciel bleu glacé. Les sabots des chevaux résonnaient sur la route encombrée de glaces, les fers frappant sur le sol qui était presque aussi dur qu’eux. Ce jour d’hiver avait quelque ressemblance avec l’homme qu’il allait voir. Comme lui, il était acéré, glacial, rigoureux ; comme lui, il était sans pitié pour la détresse, et impénétrable à la douce influence du soleil. Il n’acceptait d’autres rayons que ceux d’un soleil de janvier suffisants pour éclairer le pays morne et nu sans l’inonder de lumière, et ainsi était Harcourt Talboys, qui prenait le côté le plus austère de chaque vérité et déclarait hautement au monde incrédule qu’il n’y avait jamais eu et qu’il ne pouvait jamais y avoir d’autre côté à considérer.

Le courage de Robert Audley s’affaiblit au moment où le mauvais véhicule de louange s’arrêta devant une grille de sévère apparence ; le cocher descendit pour ouvrir une large porte en fer, qui tourna sur ses gonds à grand bruit et fut saisie par un grand crochet de fer planté dans le sol, qui happa un des barreaux inférieurs, comme s’il eût voulu le mordre.

Cette porte en fer ouvrait sur une maigre plantation de sapins à tige droite qui secouaient leur vigoureux feuillage d’hiver d’un air de défi au souffle mordant de la brise glacée. Un chemin droit et sablé pour les voitures, courait entre ces arbres perpendiculaires et une pelouse unie et bien entretenue qui menait à une habitation carrée en briques rouges, dont chaque fenêtre scintillait et éblouissait sous l’éclat d’un soleil de janvier comme si elle venait d’être nettoyée par quelque infatigable servante.

Je ne sais si Junius Brutus fut une plaie dans sa propre maison ; mais, parmi les vertus de ce Romain, M. Talboys avait pris une aversion extrême pour le désordre et était la terreur de tous ses domestiques.

Les fenêtres étincelaient, et les marches du perron de pierre scintillaient au soleil ; les principales allées du jardin étaient si fraîchement couvertes de gravier qu’elles donnaient à ce lieu un aspect sablonneux et de gingembre, rappelant une désagréable chevelure de couleur rouge. La pelouse était ornée principalement de noirs arbrisseaux d’un aspect funéraire, plantés en carrés qui ressemblaient à des formules d’algèbre, et le perron en pierre conduisant à la porte carrée à demi vitrée du vestibule était bordé de caisses en bois vert foncé contenant les mêmes vigoureux arbrisseaux toujours verts.

« Si l’homme a quelque ressemblance avec sa maison, pensa Robert, je ne m’étonne pas que le pauvre George et lui se soient séparés. »

À l’extrémité d’une maigre avenue, le chemin pour les voitures faisait un angle droit (il eût été tracé en courbe sur le terrain de tout autre individu) et passait devant les fenêtres inférieures de la maison. Le cocher descendit devant le perron, monta les marches et sonna, à l’aide d’une poignée de cuivre qui rentra dans son emboîture avec un bruit de ressort irrité, comme s’il eût reçu un affront par le contact plébéien de la main de cet homme.

Un domestique en pantalon noir et en veste de toile rayée, qui sortait évidemment depuis peu des mains de la blanchisseuse, ouvrit la porte. M. Talboys était à la maison. Le gentleman voulait-il lui faire remettre sa carte ?

Robert attendit dans la salle d’attente que sa carte fût portée au maître de la maison.

Ce vestibule était spacieux, élevé, pavé de pierre. Les panneaux de la boiserie en chêne brillaient du même poli rigoureux qui reluisait sur chaque objet à l’intérieur et à l’extérieur de l’habitation en briques rouges.

Quelques personnes ont assez de faiblesse d’esprit pour aimer les peintures et les statues. M. Harcourt Talboys était bien trop pratique pour donner dans des fantaisies aussi absurdes. Un baromètre et un porte-parapluies étaient les seuls ornements de son vestibule.

Robert considérait ces meubles pendant que l’on soumettait son nom au père de George.

Le domestique à la veste de toile revint bientôt. C’était un homme maigre, au visage pâle, de quarante ans à peu près, et qui avait l’air d’avoir foulé aux pieds toute émotion à laquelle l’humanité peut être sujette.

« Si vous voulez venir par ici, monsieur, dit-il, M. Talboys vous recevra, quoiqu’il soit à déjeuner. Il m’a prié de constater qu’il pensait que tout le monde dans le Dorsetshire était au courant de l’heure de son déjeuner. »

Ces mots étaient dits dans l’intention de lancer un superbe reproche à M. Robert Audley. Ils firent pourtant un très-mince effet sur le jeune avocat. Il leva purement ses sourcils en signe d’indifférence de lui-même et des autres.

« Je n’habite pas le Dorsetshire, dit-il. M. Talboys aurait pu savoir cela, s’il m’avait fait l’honneur d’exercer sa puissance de raisonnement. Conduisez-moi, mon ami. »

L’homme sans émotions jeta sur Robert Audley un froid regard d’horreur non déguisé, ouvrit une des lourdes portes en chêne et l’introduisit dans une vaste salle à manger meublée avec la sévère simplicité d’un appartement dans lequel on a l’intention de manger et non de vivre habituellement. Au bout d’une table qui aurait pu contenir dix-huit personnes, Robert Audley aperçut M. Harcourt Talboys.

M. Talboys était vêtu d’une robe de chambre d’étoffe grise, serrée au milieu du corps par une ceinture. C’était un vêtement à l’aspect sévère, et était, peut-être, ce qui pouvait se rapprocher le plus de la toge parmi la série des costumes modernes. Il portait un gilet de peau de buffle, une cravate de batiste empesée, et un irréprochable col de chemise. Le gris froid de sa robe de chambre était presque le même que le gris froid de ses yeux, et le pâle buffle de son gilet était aussi pâle que son teint.

Robert Audley ne s’était pas attendu à trouver Harcourt Talboys complètement semblable à George dans ses manières et dans sa conformation, mais il s’était attendu à trouver quelque air de famille entre le père et le fils : il n’y en avait aucun ; il aurait été impossible d’imaginer quelqu’un plus dissemblable que George à l’auteur de ses jours. Robert ne s’étonna plus de la lettre cruelle qu’il avait reçue de M. Talboys quand il en vit l’auteur. Un tel homme pouvait difficilement avoir écrit autrement.

Il y avait dans la vaste pièce une seconde personne vers laquelle Robert lança un coup d’œil, après avoir salué Harcourt Talboys, incertain de la manière dont il devait commencer. Cette seconde personne était une femme, qui, assise à la dernière des quatre croisées qui se suivaient, était occupée à quelque ouvrage d’aiguille, du genre communément appelé ouvrage uni, et avait à côté d’elle une large corbeille en osier remplie de calicot et de flanelle.

Toute la longueur de l’appartement séparait cette dame de Robert ; mais il put voir qu’elle était jeune et qu’elle ressemblait à George Talboys.

« Sa sœur, pensa-t-il dans le court moment durant lequel il porta son œil hors du maître de la maison vers la figure de femme près de la croisée, sa sœur, sans aucun doute. Il était fou d’elle, je le sais ; pour sûr, elle n’est pas complètement indifférente à son sort ! »

La dame se leva à demi de son siège, laissant tomber de ses genoux, dans son mouvement, son ouvrage large et commun, et laissant échapper une bobine de coton qui roula au loin sur le chêne poli du parquet au-delà du bord du tapis de Turquie.

« Asseyez-vous, Clara, » dit la voix dure de M. Talboys.

Ce gentleman ne parut pas s’adresser à sa fille et ne tourna pas la tête de son côté quand elle se leva. Il semblait qu’il eût su ce qui se passait par quelque affinité magnétique qui lui était particulière ; et il paraissait, comme ses domestiques étaient disposés à le remarquer irrévérencieusement, qu’il eût des yeux dans la partie postérieure de la tête.

« Asseyez-vous, Clara, répéta-t-il, et gardez votre coton dans votre boîte à ouvrage. »

La dame rougit à ce reproche et se baissa pour chercher le coton. M. Robert Audley, qui était tout interdit par l’air sévère du maître de la maison, s’agenouilla sur le tapis, trouva la bobine et la rendit à sa propriétaire. Harcourt Talboys considéra cette manière d’agir avec une expression de suprême étonnement.

« Peut-être, monsieur… monsieur Robert Audley, dit-il, en jetant les yeux sur la carte qu’il tenait entre l’index et le pouce, peut-être, quand vous aurez fini de chercher des bobines de coton, voudrez-vous être assez bon pour me dire ce qui me procure l’honneur de cette visite ? »

Il fit avec sa main bien faite un geste qu’on eût pu admirer dans le majestueux John Kemble, et le domestique, comprenant le geste, avança une lourde chaise en maroquin rouge.

La manière fut si lente et si solennelle que Robert avait d’abord pensé que quelque chose d’extraordinaire allait s’accomplir ; mais la vérité se fit jour à la fin, et il se laissa aller sur le siège massif.

« Vous pouvez attendre, Wilson, dit M, Talboys, comme le domestique se disposait à se retirer ; M. Audley prendra peut-être du café. »

Robert n’avait rien mangé le matin ; mais il jeta un coup d’œil sur la longue étendue de la triste nappe, sur le service à thé et à café en argent, sur la splendeur austère et la très-maigre apparence de quelque substantielle chère, et il refusa l’invitation de M. Talboys.

« M. Audley ne veut pas prendre de café, Wilson, dit le maître de la maison ; vous pouvez vous retirer. »

L’homme s’inclina et sortit, ouvrant et fermant la porte avec autant de précaution que s’il se fût permis une grande liberté en agissant ainsi, ou que le respect dû à M. Talboys exigeât qu’il disparût directement à travers le panneau de chêne comme un fantôme des contes allemands.

M. Harcourt Talboys resta, ses yeux gris fixés sévèrement sur son visiteur, ses coudes appuyés sur le maroquin rouge des bras de son fauteuil, et les extrémités de ses doigts réunies. C’était l’attitude dans laquelle, eût-il été Junius Brutus, il se fût assis au procès de ses fils. Si Robert Audley eût été facile à embarrasser, M. Talboys eût réussi à le troubler en se posant ainsi ; mais comme le jeune homme serait volontiers resté avec une tranquillité parfaite sur un baril de poudre à canon à allumer son cigare, il ne fut pas le moins du monde ému en cette occasion. La dignité du père lui paraissait une chose très-minime quand il pensait aux causes possibles de la disparition du fils.

« Je vous ai écrit il y a quelque temps, monsieur Talboys, » dit-il avec calme, quand il vit que celui-ci attendait qu’il entamât la conversation.

Harcourt Talboys s’inclina ; il savait que c’était de son fils perdu que Robert allait parler.

« Fasse le ciel que son stoïcisme glacé soit l’affectation mesquine d’un homme vaniteux plutôt qu’un manque complet de cœur ! » pensa Robert.

Il fit une inclination de tête à son visiteur derrière le bout de ses doigts, et Junius Brutus fut satisfait de lui-même.

« J’ai reçu votre communication, monsieur Audley, dit-il ; elle est classée parmi d’autres lettres d’affaires ; il y a été répondu régulièrement.

— Cette lettre concernait votre fils. »

Il y eut un petit frôlement à la croisée où était assise la dame au moment où Robert dit ces mots. Il regarda de son côté instantanément, mais elle ne semblait pas avoir remué ; elle ne tremblait pas, et elle était parfaitement calme.

« Elle est aussi dépourvue de cœur que son père, je crois, quoiqu’elle ressemble à George, pensa M. Audley.

— Votre lettre concernait la personne qui fut autrefois mon fils, peut-être, monsieur, dit Harcourt Talboys. Je dois vous prier de vous souvenir que je n’ai plus de fils.

— Vous n’avez aucune raison de me le rappeler, monsieur Talboys, répondit gravement Robert ; je ne m’en souviens que trop bien. J’ai une fatale raison de croire que vous n’avez plus de fils. J’ai un cruel motif de penser qu’il est mort. »

Il se peut que le teint de M. Talboys fût passé à une nuance plus pâle que le buffle, tandis que Robert prononçait ces paroles ; mais il s’était contenté d’élever le poil hérissé de ses sourcils gris, et de secouer doucement la tête.

« Non, dit-il, non ; je vous assure, non.

— Je crois que George Talboys est mort dans le mois de septembre. »

La jeune fille qui avait été interpellée sous le nom de Clara resta, son ouvrage soigneusement plié sur ses genoux, les mains entrelacées reposant sur son travail, et ne bougea pas tout le temps que Robert parla de la mort de son ami. Il ne pouvait voir distinctement sa figure, car elle était assise à quelque distance de lui, et tournée vers la croisée.

« Non, non, je vous assure, reprit M. Talboys ; vous êtes dans une fâcheuse erreur.

— Vous croyez que je suis dans l’erreur en pensant que votre fils est mort ? demanda Robert.

— Très-certainement, répliqua M. Talboys avec un sourire, expression du calme de la sagesse, très-certainement, mon cher monsieur ; la disparition est un subterfuge habile, sans aucun doute, mais il n’est pas suffisamment habile pour me tromper. Vous devez me permettre de comprendre cela un peu mieux que vous, monsieur Audley, et vous devez aussi me permettre de vous assurer de trois choses : en premier lieu, votre ami n’est pas mort ; en second lieu, il se tient caché à l’écart dans le dessein de m’alarmer, de mettre en jeu mes sentiments comme… comme homme qui fut autrefois son père, et d’obtenir au bout du compte mon pardon ; en troisième lieu, il n’obtiendra pas ce pardon, pour si longtemps qu’il lui plaise de se tenir caché, et il agirait donc prudemment en retournant sans délai à sa résidence ordinaire et à ses plaisirs.

— Alors vous pensez qu’il se cache avec intention, à tous ceux qui le connaissent, dans le dessein de…

— Dans le dessein de m’influencer, s’écria M. Talboys qui, puisant son jugement dans sa propre vanité, considérait chaque événement de la vie dans son centre unique, et refusait obstinément de l’examiner d’un autre point de vue. Dans le dessein de m’influencer. Il connaît l’inflexibilité de mon caractère ; à un certain degré, il connaît mon caractère, et il sait que toutes les tentatives ordinaires pour adoucir ma décision ou ébranler en moi la résolution arrêtée de ma vie, feraient défaut. Il a, en conséquence, essayé de moyens extraordinaires ; il s’est tenu caché à l’écart afin de m’alarmer ; et quand après un temps convenable il s’apercevra qu’il ne m’a pas alarmé, il reviendra à ses anciennes habitudes. Quand il agira ainsi, dit M. Talboys en s’élevant au sublime, je lui pardonnerai. Oui, monsieur, je lui pardonnerai ; et je lui dirai : « Vous avez essayé de me tromper, vous avez essayé de m’effrayer, et je vous ai convaincu que je ne suis pas capable d’être effrayé ; vous n’avez pas voulu croire à ma générosité, je veux vous montrer que je puis être généreux. »

Harcourt Talboys débita ces superbes périodes avec une manière étudiée, montrant qu’elles avaient été soigneusement élaborées depuis longtemps.

Robert Audley poussa un soupir en les entendant.

« Fasse le ciel que vous puissiez avoir l’occasion de dire ces paroles à votre fils, monsieur, répondit-il tristement. Je suis très-heureux d’apprendre que vous êtes disposé à lui pardonner, mais je crains que vous ne puissiez jamais le revoir sur cette terre. J’ai beaucoup de choses à vous dire sur ce… ce lamentable sujet, monsieur Talboys ; mais je préférerais vous les dire à vous seul, ajouta-t-il en jetant un regard sur la dame assise à côté de la croisée.

— Ma fille connaît mes idées à ce sujet, monsieur Audley, dit Harcourt Talboys ; il n’y a aucune raison qui l’empêche d’entendre ce que vous avez à dire. Miss Clara Talboys, M. Robert Audley, » ajouta-t-il en étendant majestueusement la main,

La jeune fille inclina la tête en reconnaissance du salut de Robert.

« Qu’elle entende donc, pensa-t-il. Si elle a assez peu de sensibilité pour ne montrer aucune émotion à ce triste sujet, qu’elle entende le pire que j’ai à raconter. »

Il y eut quelques minutes de silence, durant lesquelles Robert tira quelques papiers de sa poche ; parmi eux était le document qui avait été rédigé immédiatement après la disparition de George.

« Je réclamerai toute votre attention, monsieur Talboys, dit-il ; car ce que j’ai à vous dévoiler est d’une nature pénible. Votre fils était mon ami le plus cher, cher pour plusieurs raisons. Peut-être parce que je l’ai vu et connu au moment du grand chagrin de sa vie, et qu’il restait relativement seul dans le monde… chassé d’auprès de vous, qui eussiez été son meilleur ami, privé de la seule femme qu’il eût jamais aimée,

— La fille d’un ivrogne pauvre, remarqua en passant M. Talboys.

— Fût-il mort dans son lit, comme je pense quelquefois qu’il l’eût désiré, continua Robert Audley, des suites de son chagrin, j’eusse pleuré sur lui très-sincèrement, lors même que j’eusse fermé ses yeux de ma propre main et l’eusse vu couché en repos dans sa paisible demeure. J’eusse éprouvé du chagrin pour mon vieux camarade de collège et pour le compagnon qui m’avait été si cher. Mais cette peine eût été très-peu de chose en comparaison de celle que je ressens aujourd’hui, car je ne suis que trop fermement convaincu que mon pauvre ami a été assassiné.

— Assassiné ! »

Le père et la fille répétèrent simultanément cet horrible mot. Le visage du père se couvrit d’une pâleur livide. La tête de la fille tomba sur ses mains convulsivement serrées, et ne se releva plus pendant tout le temps de l’entrevue.

« Monsieur Audley, vous êtes fou, s’écria Harcourt Talboys, vous êtes fou, ou bien, vous ayez été envoyé par votre ami pour vous jouer de mes sentiments. Je proteste contre ce procédé comme étant un complot, et je… je révoque mes intentions de pardon pour la personne qui fut autrefois mon fils. »

Il redevint lui-même en disant ces paroles. Le coup avait été rude, mais ses effets n’avaient été que momentanés.

« Il est très-loin de ma pensée de vous alarmer sans nécessité, monsieur, répondit Robert. Fasse le ciel que vous puissiez avoir raison et que j’aie tort. Je prie pour cela, mais je ne puis le croire… je ne puis l’espérer. Je suis venu à vous pour avoir un avis. Je veux vous exposer simplement et sans passion les circonstances qui ont éveillé mes soupçons. Si vous me dites que ces soupçons sont absurdes et sans fondement, je suis prêt à me soumettre à votre jugement plus sage que le mien. Je quitte l’Angleterre et j’abandonne la poursuite d’une évidence qui manque pour… pour confirmer mes craintes. Si vous me dites poursuivez, je poursuivrai. »

Rien ne pouvait être plus flatteur pour la vanité de M. Harcourt Talboys que cet appel. Il déclara être prêt à écouter entièrement ce que Robert pouvait avoir à dire, et à l’assister de tout son pouvoir.

Il prononça avec emphase ces derniers mots d’assurance, rabaissant la valeur de ses avis avec une affectation qui était aussi transparente que son amour-propre lui-même.

Robert Audley rapprocha sa chaise du fauteuil de M. Talboys, et commença un récit minutieusement détaillé de tout ce qui était arrivé à George depuis le moment de son arrivée en Angleterre jusqu’à l’heure de sa disparition, aussi bien que tout ce qui s’était passé depuis sa disparition et ne touchait en aucune manière à ce sujet particulier. Harcourt Talboys l’écouta avec une attention manifeste, interrompant de temps en temps le narrateur pour lui adresser quelque question d’un genre magistral. Clara Talboys ne releva jamais sa tête de ses mains jointes.

Les aiguilles de la pendule marquaient onze heures un quart quand Robert commença son histoire. Midi sonna comme il finissait.

Il avait soigneusement supprimé les noms de son oncle et de la femme de son oncle en relatant les circonstances dans lesquelles ils étaient impliqués.

« Maintenant, monsieur, dit-il quand l’histoire eut été racontée, j’attends votre décision. Vous avez entendu mes raisons conduisant à cette terrible conclusion. Quelle impression ces raisons ont-elles faite sur vous ?

— Elles ne me détournent nullement de ma première opinion, répondit M. Harcourt Talboys avec l’orgueil déraisonnable d’un homme obstiné. Je crois encore, comme je croyais auparavant, que mon fils est vivant, et que sa disparition est un complot contre moi. Je refuse de devenir la victime de ce complot.

— Et vous me dites de m’arrêter ? demanda Robert d’un ton solennel.

— Je ne vous dis que ceci : Si vous poursuivez, poursuivez pour votre satisfaction et non pour la mienne. Je ne vois rien dans ce que vous m’avez raconté de propre à m’alarmer pour la sécurité de… votre ami.

— Qu’il en soit ainsi, alors ! s’écria Robert subitement. De ce moment, je me lave les mains de cette affaire ; de ce moment, le but de ma vie sera de l’oublier. »

Il se leva en disant ces mots et prit son chapeau sur la table sur laquelle il l’avait posé ; il jeta un regard sur Clara Talboys. Son attitude n’était pas changée depuis qu’elle avait laissé tomber sa tête dans ses mains.

« Bonjour, monsieur Talboys, dit-il gravement, Dieu veuille que vous ayez raison ; Dieu veuille que j’aie tort. Mais j’ai peur qu’il n’arrive un jour où vous aurez sujet de regretter votre indifférence sur la destinée dernière de votre fils unique. »

Il s’inclina gravement devant M. Harcourt Talboys et la jeune fille, dont la figure était toujours cachée dans ses mains.

Il s’arrêta un instant à regarder miss Talboys, pensant qu’elle lèverait les yeux, qu’elle ferait quelque signe ou témoignerait quelque désir de le retenir.

M. Talboys sonna le domestique sans émotion, qui conduisit Robert à la porte du vestibule avec une solennité de manières qui eût été parfaitement en harmonie s’il l’eût accompagné à son exécution.

« Elle est comme son père, pensa M. Audley en regardant pour la dernière fois la tête baissée. Pauvre George, vous aviez besoin d’un ami dans ce monde, car vous avez eu fort peu de cœurs pour vous aimer. »