Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 223-240).

CHAPITRE XXII

Le petit Georgey quitte son ancien logis.

« Je suis venu pour emmener votre petit-fils avec moi, monsieur Maldon, » dit gravement Robert, tandis que mistress Plowson se retirait avec l’enfant qui lui était confié.

L’imbécillité du vieillard produite par l’ivresse se dissipa lentement, comme les lourdes vapeurs d’un brouillard de Londres, que le faible éclat du soleil perce difficilement. La très-incertaine lumière de l’intelligence du lieutenant Maldon exigea un temps considérable pour percer les vapeurs brumeuses du rhum mélangé d’eau ; mais le rayon vacillant brilla faiblement à la fin à travers les nuages, et le vieillard put fixer son pauvre esprit sur le point saillant.

« Oui, oui, dit-il faiblement, prendre l’enfant à son pauvre vieux grand-père ; j’avais toujours pensé que cela arriverait ainsi.

— Vous aviez toujours pensé que je vous le retirerais ? demanda Robert, cherchant à sonder la contenance de l’ivrogne avec son œil inquisiteur ; pourquoi avez-vous pensé ainsi, monsieur Maldon ? »

Les fumées de l’ivresse s’épaissirent davantage autour du flambeau de sa raison pendant un moment, et le lieutenant répondit vaguement :

« Pensé ainsi ?… parce que j’ai pensé ainsi. »

Rencontrant le coup d’œil impatient et courroucé du jeune avocat, il fit un nouvel effort et la lumière brilla de nouveau.

« Parce que je pensais que vous ou son père voudriez l’emmener d’ici.

— La dernière fois que je vins dans cette maison, monsieur Maldon, vous m’avez dit que George Talboys s’était embarqué pour l’Australie.

— Oui, oui…, je sais, je sais, répondit le vieillard d’un air troublé, mêlant ses rares mèches de cheveux gris avec ses deux mains agitées ; je sais, mais il aurait pu être de retour… N’aurait-il pas pu ?… Il était remuant, et… et… peut-être d’un esprit bizarre quelquefois… Il aurait pu revenir… »

Il répéta ces mots deux ou trois fois d’un ton faible et semblable à un murmure, chercha en tâtonnant sur le chambranle de la cheminée, tout en désordre, une pipe en terre de sale apparence, la bourra et l’alluma d’une main tremblante.

Robert Audley considérait ces pauvres doigts desséchés et tremblotants, qui laissaient tomber des brins de tabac sur le tapis du foyer, et étaient à peine capables d’allumer une allumette à cause de leur agitation. Ensuite, se promenant deux ou trois fois de long en large dans la petite pièce, il laissa le vieillard prendre quelques bouffées du grand consolateur.

Bientôt, se retournant subitement vers le lieutenant en demi-solde, avec une sombre solennité sur son beau visage :

« Monsieur Maldon, dit-il lentement, observant l’effet de chaque syllabe qu’il prononçait, George Talboys ne s’est pas embarqué pour l’Australie, j’en suis certain ; plus que cela, il n’est pas venu à Southampton, et ce mensonge que vous m’avez fait le 8 septembre dernier vous était dicté par une dépêche télégraphique que vous avez reçue ce jour-là. »

La sale pipe de terre s’échappa de sa main tremblante et vint se briser contre le garde-feu en fer ; mais le vieillard ne fit aucun effort pour en trouver une nouvelle ; il s’assit, tremblant de tous ses membres en regardant Robert Audley, Dieu sait de quel air pitoyable.

« Le mensonge vous était dicté, et vous avez répété la leçon. Mais vous n’avez pas plus vu George Talboys ici, le 7 septembre, que je ne le vois dans cette chambre en ce moment. Vous avez cru brûler la dépêche télégraphique, mais vous n’en avez brûlé qu’une partie, le reste est en ma possession. »

Le lieutenant Maldon était complètement dégrisé maintenant.

« Qu’ai-je fait ? murmura-t-il tout consterné ; ô mon Dieu ! qu’ai-je fait ?

— À deux heures, dans la journée du 7 septembre dernier, continua la voix accusatrice et sans pitié, George Talboys a été vu, vivant et bien portant, dans une maison du comté d’Essex. »

Robert s’arrêta pour voir l’effet de ces paroles. Elles n’avaient produit aucun changement dans le vieillard : il était toujours tremblant de la tête aux pieds, avec ce regard fixe et hébété de quelque misérable sans espoir dont tous les sens s’engourdissent graduellement par la terreur.

« À deux heures de ce jour, répéta Robert Audley, mon pauvre ami a été vu vivant et bien portant dans la maison dont je parle. À partir de cette heure jusqu’à celle-ci, je n’ai jamais pu apprendre qu’il ait été vu par une créature vivante. J’ai fait des démarches telles, qu’elles auraient dû avoir pour résultat de me procurer des renseignements sur son compte s’il était vivant. J’ai accompli tout cela scrupuleusement, avec persévérance ; en premier lieu, même avec beaucoup d’espoir. Maintenant je comprends qu’il est mort ! »

Robert Audley s’était attendu à quelque agitation extraordinaire dans les manières du vieillard, mais il n’était pas préparé à la terrible détresse, à la terreur affreuse qui bouleversa la figure effarée de M. Maldon lorsqu’il articula les derniers mots.

« Non… non… non… non… répéta le lieutenant d’une voix glapissante à demi criarde, non… non ! pour l’amour de Dieu, ne dites pas cela !… ne pensez pas cela !… ne me laissez pas penser cela !… ne me laissez pas rêver à cela !… pas mort… n’importe quoi, mais pas mort… tenu caché, peut-être…, séquestré, gardé à l’écart, peut-être, mais pas mort…, pas mort…, pas mort ! »

Il prononça ces paroles en criant, comme une personne hors d’elle-même, frappant de ses mains sa tête grise, et se balançant d’arrière en avant sur sa chaise. Ses mains débiles ne tremblaient plus…, elles étaient raidies par quelque force convulsive qui leur donnait une puissance nouvelle.

« Je crois, dit Robert, de la même voix solennelle et impitoyable, que mon ami n’a pas quitté l’Essex ; et je crois qu’il est mort le 7 septembre dernier. »

Le misérable vieillard, frappant toujours de ses mains sa rare chevelure grise, glissa de sa chaise sur le plancher et s’accroupit aux pieds de Robert.

« Oh ! non, non… pour l’amour de Dieu, non ! cria-t-il d’une voix rauque, non, vous ne savez pas ce que vous dites…, vous ne savez pas ce que vous voulez me faire croire…, vous ne savez pas la signification de vos paroles !

— Je ne connais leur poids et leur valeur que trop bien, aussi bien que je vous vois, monsieur Maldon ; que Dieu nous garde tous.

— Oh ! que dois-je faire, que dois-je faire ? murmura le vieillard d’une voix faible ; puis, se relevant avec effort, il se dressa de toute sa hauteur et dit d’une manière qui était nouvelle chez lui, et qui n’était pas sans une certaine dignité personnelle, — cette dignité qui doit toujours être attachée à une ineffable misère, sous quelque forme qu’elle puisse paraître, — il dit gravement : « Vous n’avez pas le droit de venir ici terrifier un homme qui est ivre et qui ne se possède pas lui-même. Vous n’avez pas le droit de faire cela, monsieur Audley. Même le…, l’officier de police, monsieur, qui…, qui… » Il ne balbutiait pas, mais ses lèvres tremblaient si fort, que ses mots semblaient être mis en pièces par leur mouvement. « L’officier de police, je répète, monsieur, qui arrête un… un voleur, ou un… » Il s’arrêta pour essuyer ses lèvres et pour les calmer, s’il le pouvait, en agissant ainsi, ce qu’il ne put pas faire, « Un voleur…, ou un meurtrier… » Sa voix mourut subitement sur le dernier mot, et c’était seulement par le mouvement de ses tremblantes lèvres que Robert comprit ce qu’il disait. « Il lui donne l’avertissement, monsieur, l’admirable avertissement, qu’il ne doit rien dire qui puisse le compromettre lui-même… ou… d’autres personnes. La… la… loi, monsieur, a ce langage de miséricorde pour un… un… être soupçonné criminel. Mais vous, monsieur, vous… vous venez dans ma maison et vous venez dans un moment où…, où…, contrairement à mes habitudes ordinaires… qui, comme on vous le dira, sont des habitudes de sobriété… vous venez, et, vous apercevant que je ne suis pas entièrement dans mon sang-froid… vous saisissez… la… l’opportunité de… m’effrayer… et cela n’est pas bien, monsieur… cela est… »

Quel que soit ce qu’il voulut dire, ses paroles moururent en soupirs inarticulés qui semblaient l’ébranler, et, s’affaissant sur une chaise, il laissa tomber sa tête sur la table et pleura à chaudes larmes. Peut-être, dans toutes les tristes scènes de misère domestique qui se sont passées dans ces pauvres et sinistres maisons, dans toutes les basses infortunes, les hontes brûlantes, les chagrins cruels, les amères disgrâces qui reconnaissent pour mère commune la pauvreté, il n’y a pas eu une scène semblable à celle-ci… Un vieillard cachant sa face de la lumière du jour, et gémissant tout haut dans sa maison.

« Si je m’étais attendu à cela, pensa-t-il, je l’aurais épargné. Il aurait mieux valu, peut-être, l’avoir épargné. »

La sombre pièce, avec sa malpropreté et son désordre ; l’aspect du vieillard, avec sa tête grise sur la nappe souillée, parmi les débris confus d’un méchant dîner, disparaissaient devant les yeux de Robert Audley lorsqu’il pensait à un autre homme, aussi âgé que celui-là ; mais combien était grande la différence ! Qui pourrait arriver un jour à éprouver les mêmes douleurs et même une pire détresse, et verser, peut-être, des larmes plus amères ! Le temps pendant lequel les larmes montèrent à ses yeux et attristèrent la pitoyable scène qui se passait devant lui, fut assez long pour le ramener dans l’Essex, et lui montrer l’image de son oncle, frappé par l’infortune et le déshonneur.

« Pourquoi poursuivre cette affaire ? pensa-t-il. Pourquoi suis-je impitoyable ? Pourquoi suis-je inexorablement poussé en avant ? Ce n’est pas moi, c’est la main qui me fait signe d’avancer plus loin et plus loin encore sur la route sinistre à la fin de laquelle je n’ose pas songer. »

Telles étaient ses pensées, et cent fois plus nombreuses, tandis que le vieillard restait la figure toujours cachée, luttant avec ses angoisses, mais sans pouvoir les dompter.

« Monsieur Maldon, dit Robert Audley après un instant de silence, je ne vous demande pas de me pardonner ce que j’ai attiré sur vous, car il y a en moi la forte conviction que cela devait vous arriver tôt ou tard… sinon par mon entremise, au moins par l’entremise d’une autre personne. Il y a… » Il s’arrêta un instant, et il hésita. Les sanglots ne cessaient pas, tantôt bas, tantôt élevés, éclatant avec une nouvelle violence ou mourant pendant un instant, mais ils ne cessaient jamais. « Il y a des choses qui, comme dit le peuple, ne peuvent être cachées. Je pense qu’il y a une vérité dans ce dicton vulgaire qui a son origine dans la vieille sagesse du monde, que le peuple recueille de l’expérience et non des livres. Si… si j’avais pu laisser mon ami reposer dans sa tombe inconnue, il est peu vraisemblable que quelque étranger, qui n’a jamais entendu le nom de George Talboys, soit tombé par le plus extraordinaire accident sur le secret de sa mort. Demain, peut-être, ou dans dix ans d’ici, ou dans une autre génération, quand la… la main qui l’a frappé sera aussi froide que la sienne. Si je pouvais laisser dormir la chose ; si… si je pouvais quitter pour jamais l’Angleterre et, de propos délibéré, éviter la possibilité de jamais rencontrer quelque indice du secret, je le ferais… je le ferais avec plaisir, avec des actions de grâce, mais je ne puis ! Une main, qui est plus forte que la mienne, me fait signe d’aller en avant. Je ne veux tirer aucun indigne avantage de vous moins que de tout autre ; mais je dois marcher, je dois marcher. S’il y a quelque avertissement que vous désiriez donner à quelqu’un, donnez-le… si le secret vers lequel j’avance de jour en jour, d’heure en heure, enveloppe quelqu’un pour qui vous ayez de l’intérêt, que cette personne fuie avant que j’arrive à la fin, qu’elle quitte ce pays, qu’elle quitte tous ceux qui la connaissent… tous ceux dont la paix peut être mise en danger par son action criminelle ; qu’elle parte… elle ne sera pas poursuivie. Mais si on fait peu de cas de votre avertissement… si on essaye de conserver la position qu’on occupe actuellement, comme un défi à ce que vous pourrez dire… qu’on prenne garde à moi ; car, lorsque l’heure sera venue, je jure de n’épargner personne. »

Le vieillard releva la tête pour la première fois, et essuya sa figure ridée avec un foulard de soie déchiré.

« Je vous déclare que je ne vous comprends pas, dit-il. Je vous déclare solennellement que je ne puis vous comprendre, et que je ne crois pas que George Talboys soit mort.

— Je donnerais dix années de ma propre vie si je pouvais le voir vivant, répondit tristement Robert. Je suis fâché pour vous, monsieur Maldon… je suis fâché pour nous tous.

— Je ne crois pas que mon gendre soit mort, dit le lieutenant, je ne crois pas que le pauvre garçon soit mort. »

Il s’efforçait faiblement de prouver à Robert Audley que son extravagante explosion de douleur avait été causée par le chagrin qu’il éprouvait de la perte de George Talboys ; mais ce prétexte était misérable.

Mistress Plowson rentra dans le salon, conduisant le petit Georgey, dont le visage brillait de ce poli éclatant que le savon jaune et le frottement peuvent produire sur la figure humaine.

« Cher cœur de ma vie ! s’écria mistress Plowson, que pouvait donc avoir le pauvre vieux gentleman ? Nous l’entendions dans le corridor sangloter terriblement. »

Le petit Georgey grimpa sur son grand-père et caressa sa face ridée, mouillée de pleurs, de sa petite main d’enfant.

« Ne pleurez pas, grand-papa, dit-il, ne pleurez pas. Vous aurez ma montre à faire nettoyer, et le brave bijoutier vous donnera de l’argent pour payer l’homme à la taxe, tandis qu’il nettoiera la montre… Je n’écoute rien, grand-papa. Allons chez le bijoutier… le bijoutier dans High Street, vous savez, qui a des globes dorés peints sur sa porte, pour montrer qu’il vient de Lambar… Lambarshire, dit l’enfant en faisant une pause pour trouver le nom. Allons, grand-papa. »

Le petit enfant prit le bijou dans son coin, et se dirigea vers la porte, fier d’être en possession d’un talisman qui avait si souvent rendu de si grands services.

« Il y a des loups à Southampton, dit-il, faisant un signe de tête presque triomphant à Robert Audley. Mon grand-papa dit, quand il prend ma montre, qu’il fait cela pour tenir le loup éloigné de la porte. Y a-t-il des loups où vous êtes ? »

Le jeune avocat ne répondit pas à la question de l’enfant, mais l’arrêta comme il entraînait son grand-père vers la porte.

« Votre grand-papa n’a pas besoin de la montre aujourd’hui, Georgey, dit-il gaiement.

— Pourquoi a-t-il du chagrin, alors ? demanda Georgey naïvement… Quand il a besoin de la montre, il est toujours chagrin et il frappe son pauvre front ainsi… L’enfant s’interrompit pour imiter l’action avec ses petits poings… Et dit que la… la jolie dame, je crois, le traite bien durement et qu’il ne peut tenir le loup éloigné de la porte. Et alors je dis : « Grand-papa, prenez la montre. » Et alors il me prend dans ses bras et dit : « Oh ! mon ange béni ! comment puis-je voler mon ange béni ? » Et puis il pleure, mais non pas comme aujourd’hui… pas tout haut, vous savez ; rien que des pleurs qui coulent sur ses pauvres joues ; non pas comme aujourd’hui que vous pouviez l’entendre dans le corridor. »

Le babil de l’enfant, tout pénible qu’il était pour Robert Audley, semblait être une consolation pour le vieillard. Il ne parut pas écouter le caquetage de l’enfant, mais se promena deux ou trois fois en long et en large dans la petite chambre, lissa ses cheveux en désordre et se laissa arranger sa cravate par mistress Plowson, qui paraissait très-soucieuse de découvrir la cause de son agitation.

« Pauvre cher vieux monsieur, dit-elle, jetant les yeux sur Robert. Qu’est-il arrivé, pour le mettre ainsi hors de lui ?

— Son gendre est mort, répondit M. Audley, en fixant ses yeux sur le visage plein de sympathie de mistress Plowson. Il est mort un an et demi à peu près après la mort d’Helen Talboys, qui est ensevelie dans le cimetière de Ventnor. »

Le visage sur lequel il tenait son regard attaché changea très-légèrement ; mais les yeux qui s’étaient fixés sur lui se détournèrent, tandis qu’il parlait, et mistress Plowson, une fois de plus, fut obligée d’humecter ses lèvres pâles avec sa langue avant de lui répondre.

« Ce pauvre M. Talboys est mort, dit-elle, voilà vraiment une mauvaise nouvelle, monsieur. »

Le petit Georgey lança un regard plein d’intelligence du côté de son tuteur, pendant que ces paroles étaient prononcées.

« Qui est mort, dit-il, George Talboys est mon nom, qui est mort ?

— Un autre individu dont le nom est Talboys, Georgey.

— Pauvre individu ! Ira-t-il dans le trou ? »

L’enfant avait cette idée ordinaire de la mort que les judicieux parents donnent généralement aux enfants, et qui les conduit toujours à penser à l’ouverture de la fosse, mais rarement porte leurs esprits vers un point plus élevé.

« Je voudrais le voir mettre dans le trou, » remarqua Georgey, après un moment de silence.

Il avait accompagné plusieurs convois d’enfants du voisinage, et était considéré comme un pleureur important à cause de sa figure intéressante. Il en était venu, par conséquent, à considérer la cérémonie d’un enterrement comme une réjouissance solennelle dans laquelle, gâteaux, vins et voitures étaient les principaux événements.

« Vous n’avez pas d’objections à ce que j’emmène Georgey avec moi, monsieur Maldon ? » demanda Robert Audley.

L’agitation du vieillard s’était beaucoup calmée pendant ce temps. Il avait trouvé une autre pipe cachée derrière le cadre brillant de la glace et était en train d’essayer de l’allumer avec un morceau de journal tordu.

« Vous ne vous y opposez pas, monsieur Maldon ?

— Non, monsieur…, non, monsieur… ; vous êtes son tuteur et vous avez le droit de l’emmener où il vous plaira. Il a été pour moi une très-grande consolation dans ma vieillesse abandonnée, mais j’ai été préparé à le perdre. J’ai… je… peux n’avoir pas toujours rempli mon devoir envers lui, monsieur, sous… sous le rapport de l’instruction et… et de la chaussure. Le nombre de brodequins que peuvent user les enfants de son âge est difficile à imaginer pour l’esprit d’un jeune homme comme vous ; il est resté éloigné de l’école, peut-être trop souvent, et il a porté accidentellement des brodequins déchirés, quand nos fonds étaient bas ; mais il n’a pas été maltraité. Non, monsieur, vous pourriez le questionner durant une semaine, je ne crois pas que vous puissiez apprendre que son pauvre vieux grand-père lui ait jamais dit une parole dure. »

Sur ces entrefaites, Georgey, apercevant la détresse de son vieux protecteur, poussa un gémissement terrible, et déclara qu’il ne voulait jamais le quitter

« Monsieur Maldon, dit Robert Audley d’un ton qui était moitié triste, moitié plein de compassion, quand j’ai considéré ma position, la nuit dernière, je ne croyais pas que je pusse jamais venir à penser que je trouverais cela plus pénible que je le pensais alors. Je ne puis dire qu’une chose… que Dieu ait pitié de nous tous. Je crois de mon devoir d’emmener l’enfant, mais je le conduirai directement de votre maison à la meilleure pension de Southampton, et je vous donne ma parole d’honneur que je n’essayerai pas de l’arracher à son innocente simplicité qui puisse en aucune façon… J’atteste, dit-il en s’interrompant brusquement, j’atteste que… Je ne chercherai pas à avancer d’un pas vers le secret en le questionnant. Je… je ne suis pas un officier de justice, et je ne pense pas que l’officier de justice le plus consommé voulût obtenir ses informations d’un enfant. »

Le vieillard ne répondit pas ; il restait assis, la figure cachée d’une main et sa pipe éteinte entre les doigts de l’autre.

« Enlevez l’enfant, mistress Plowson, dit-il après un instant, enlevez l’enfant et mettez-lui ses affaires. Il doit aller avec M. Audley.

— Ce que j’affirme, c’est que ce n’est pas aimable de la part de ce gentleman d’enlever son mignon chéri à grand-papa, s’écria mistress Plowson subitement, avec une indignation pleine de respect.

— Paix, mistress Plowson, répondit le vieillard d’un ton digne de pitié, M. Audley est le meilleur juge. Je… je… n’ai pas beaucoup d’années à vivre, et je ne serai plus longtemps un embarras pour personne. »

Les pleurs filtraient lentement à travers les doigts sales avec lesquels il cachait ses yeux injectés de sang, en prononçant ces paroles.

« Dieu sait que je n’ai jamais fait de tort à votre ami, monsieur, dit-il, quand mistress Plowson et George furent revenus, ni ne lui ai jamais souhaité aucun mal. C’était un bon gendre pour moi, meilleur que beaucoup de fils ; je ne lui ai jamais causé de préjudice avec intention, monsieur… J’ai… j’ai dépensé son argent, peut-être, mais j’en suis fâché, très-fâché aujourd’hui. Mais je ne crois pas qu’il soit mort ; non, monsieur, non, je ne le crois pas, s’écria le vieillard en retirant sa main de ses yeux, et en regardant Robert Audley avec une nouvelle énergie. Je… je ne crois pas cela, monsieur ! Comment… comment serait-il mort ? »

Robert ne répondit pas à cette question brûlante. Il secoua la tête d’un air morne, et, s’approchant de la petite croisée, regarda dehors, à travers une rangée de géraniums desséchés, la triste pièce de terrain inculte sur laquelle les enfants étaient à jouer.

Mistress Plowson revint avec le petit Georgey emmitouflé dans une jaquette et une couverture de voyage, et Robert prit la main de l’enfant.

« Dites bonsoir à votre grand-papa, Georgey. »

Le petit garçon s’élança vers le vieillard, et, s’attachant à lui, baisa les larmes sales de ses joues fanées.

« Ne vous chagrinez pas pour moi, grand-papa, dit-il ; je vais aller à l’école pour apprendre à devenir un homme savant, et je reviendrai à la maison pour vous voir et mistress Plowson aussi, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en se tournant du côté de Robert.

— Oui, mon cher enfant, de temps en temps.

— Emmenez-le, monsieur, emmenez-le, cria M. Maldon ; vous me brisez le cœur. »

Le petit garçon sautillait en s’éloignant d’un air joyeux à côté de Robert. Il était enchanté à l’idée d’aller en pension, quoiqu’il eût été assez heureux chez son vieil ivrogne de grand-père, qui avait toujours montré une stupide affection pour le joli petit garçon, et avait fait de son mieux pour gâter Georgey, en lui laissant faire sa volonté en toute chose : en conséquence de cette indulgence, master Talboys avait acquis le goût de veiller tard, des soupers chauds indigestes, et de boire de petits coups de rhum et d’eau dans le verre de son grand-papa.

Il communiqua ses idées sur beaucoup de sujets à Robert Audley, tandis qu’ils se dirigeaient vers l’hôtel du Dauphin ; mais l’avocat ne l’encourageait pas à parler.

Ce n’était pas chose difficile que de trouver une bonne pension dans un endroit comme Southampton. Robert Audley fut envoyé à une jolie maison entre Barrière et l’Avenue, et confiant Georgey aux soins d’un garçon d’hôtel avenant, qui semblait n’avoir autre chose à faire que de regarder par la croisée, et d’en lever la poussière invisible sur le poli brillant des tables, l’avocat monta vers High Street, pour atteindre l’institution pour jeunes gentlemen dirigée par M. Marchmont.

Il trouva dans M. Marchmont un homme très-sensé, et il rencontra une file de jeunes gentlemen bien alignés, allant du côté de la ville sous l’escorte de deux professeurs, au moment où il entrait dans la maison.

Il dit au chef d’institution que le petit George Talboys avait été laissé à sa charge par un de ses meilleurs amis, qui s’était embarqué quelques mois auparavant pour l’Australie, et qu’il croyait mort. Il confia l’enfant aux soins particuliers de M. Marchmont, et il le pria en outre de n’admettre aucun visiteur à voir le petit garçon, à moins qu’il ne fût autorisé par une lettre de lui. Après avoir arrangé l’affaire en quelques mots, comme une transaction commerciale, il revint à l’hôtel chercher Georgey.

Il trouva le petit homme en grande intimité avec le garçon paresseux, qui avait dirigé l’attention de master Georgey sur différents objets dignes d’intérêt dans High Street.

Le pauvre Robert avait autant idée des besoins d’un enfant que de ceux d’un éléphant blanc. Il avait acheté des vers à soie, des cochons d’Inde, des loirs, des canaris et des chiens en quantité durant sa jeunesse, mais il n’avait jamais été appelé à pourvoir aux besoins d’une jeune créature de cinq ans.

Il retourna en arrière de vingt-cinq années et essaya de se rappeler sa propre manière de vivre à l’âge de cinq ans.

« J’ai un vague souvenir d’avoir eu une grande quantité de pain avec du lait et du mouton bouilli, pensa-t-il, et j’ai un vague souvenir que je n’aimais pas toutes ces choses. Je me demande si cet enfant aime le lait avec du pain et le mouton bouilli. »

Il se tint debout pendant quelques minutes, tirant son épaisse moustache et fixant l’enfant d’un air de réflexion avant d’aller plus loin.

« Je crois que vous avez faim, Georgey, » dit-il à la fin.

L’enfant fit signe que oui, et le garçon ôta quelque poussière très-invisible de la table, comme disposition préparatoire pour étaler une nappe.

« Peut-être aimeriez-vous à luncher ? » suggéra M. Audley en tirant toujours sa moustache.

L’enfant éclata de rire.

« Luncher, cria-t-il, pourquoi ? c’est l’après-midi, et j’ai dîné. »

Robert Audley se sentit de nouveau plongé dans l’embarras. Quel rafraîchissement pouvait-il donner à un enfant qui appelait trois heures, l’après-midi ?

« Vous aurez un peu de pain et de lait, Georgey, dit-il après un instant. Garçon, du pain et du lait, et une pinte de vin du Rhin. »

Master Talboys fit la grimace.

« Je ne mange jamais de pain avec du lait, dit-il ; je n’aime pas cela ; je préfère ce que grand-papa appelle quelque chose de savoureux. J’aimerais mieux une côtelette de veau. Grand-papa m’a raconté qu’il avait dîné ici une fois, et que les côtelettes de veau étaient délicieuses, grand-papa l’a dit. Faites-moi donner une côtelette de veau, s’il vous plaît, avec des œufs et du pain rond, et un peu de jus de citron, vous savez ? ajouta-t-il au garçon. Grand-papa connaît le cuisinier d’ici. Le cuisinier ressemble à un beau gentleman, et il m’a donné une fois un shilling, quand grand-papa m’a amené ici. Le cuisinier porte de plus beaux habits que grand-papa… plus beaux même que les vôtres, » dit master Georgey, indiquant du doigt le grossier paletot de Robert avec un signe de dédain.

Robert Audley resta pétrifié. Comment devait-il agir avec cet épicurien âgé de cinq ans, qui refusait du pain avec du lait et demandait des côtelettes de veau ?

« Je vous dirai quelle est mon intention pour vous, petit Georgey, s’écria-t-il au bout d’un instant. Je veux vous faire servir à dîner. »

Le garçon fit un signe joyeux d’assentiment.

« Sur ma parole, monsieur, dit-il d’un air d’approbation, je crois que le petit gentleman saura le manger.

— Je veux vous donner à dîner, Georgey, répéta Robert : une petite julienne, de l’anguille à l’étuvée, un plat de côtelettes, un oiseau rôti et un pudding. Que dites-vous de cela, Georgey ?

— Je ne pense pas que le jeune gentleman s’oppose à ce menu lorsqu’il le verra, monsieur, dit le garçon : anguille, julienne, côtelettes, oiseau, pudding. Je vais avertir le cuisinier, monsieur… À quelle heure, monsieur ?

— Eh bien, eh bien, commandez pour six heures, et master Georgey ira à sa nouvelle institution pour l’heure du coucher. Vous pouvez parvenir à amuser l’enfant cette après-dînée, j’ose le croire. J’ai quelques affaires à terminer, et je ne pourrais pas le promener. Je coucherai ici cette nuit. Au revoir, Georgey, prenez garde à vous, et tâchez d’avoir bon appétit pour six heures. »

Robert Audley laissa l’enfant à la charge du garçon paresseux et descendit du côté de l’eau, choisissant cette rive déserte qui conduit jusque sous les murs tombant en poussière de la ville, dans la direction du petit village situé près de la partie plus étroite de la rivière.

Il avait fui, avec intention, la société de l’enfant, et il marcha à travers un léger amas de neige jusqu’à ce que la première obscurité l’atteignît.

Il retourna à la ville, et s’informa de la station d’où partaient les trains pour le Dorsetshire.

« Je partirai de bonne heure demain matin, pensa-t-il, pour voir le père de George avant la tombée de la nuit. Je lui dirai tout… tout, excepté l’intérêt que je prends à… à la personne soupçonnée, et il décidera ensuite ce qu’il convient de faire. »

Master Georgey fit parfaitement honneur au dîner que Robert avait commandé. Il but du Bass’s pale ale en si grande quantité, qu’il alarma grandement son tuteur, et se divertit étonnamment, en faisant une appréciation du faisan rôti et de la sauce au pain qui était au-dessus de son âge. À huit heures une voiture fut mise à son service, et il partit très-bien disposé, avec un souverain dans sa poche et une lettre de Robert à M. Marchmont, renfermant un billet de banque pour le trousseau du jeune gentleman.

« Je suis enchanté, je vais avoir des habits neufs, dit-il, comme il faisait ses adieux à Robert ; car mistress Plowson a raccommodé les vieux si souvent, qu’elle peut s’en servir maintenant pour Billy.

— Qui est Billy ? demanda Robert en riant du babil de l’enfant.

— Billy est le petit frère de la pauvre Matilda ; c’est un enfant commun, vous savez. Matilda était commune, mais elle… »

Mais le cocher faisait claquer son fouet en ce moment ; le vieux cheval partit et Robert Audley n’entendit plus rien sur Matilda.