Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 205-211).

CHAPITRE XX

Ce qui était écrit sur le livre.

M. Audley se leva de table et se dirigea vers l’armoire dans laquelle il conservait le document qu’il avait rédigé concernant George Talboys. Il ouvrit les tiroirs, prit le papier dans le tiroir étiqueté Important, et s’assit devant le bureau pour écrire. Il ajouta plusieurs paragraphes à ceux qui composaient déjà le document, numérotant les nouveaux avec autant de soin qu’il avait numéroté les anciens.

« Que le ciel nous garde tous, murmura-t-il un instant ; ce papier, auquel nul attorney n’a jamais mis la main, serait-il destiné à devenir ma première cause ? »

Il écrivit pendant une demi-heure environ, puis replaça le document dans le casier, et ferma l’armoire. Lorsqu’il eut terminé ses opérations, il s’arma d’un flambeau et alla dans la chambre où se trouvaient ses porte-manteaux et la malle appartenant à George Talboys.

Il prit un trousseau de clefs dans sa poche, les essaya l’une après l’autre. La serrure de la vieille malle délabrée était une serrure ordinaire, et à la cinquième tentative la clef tourna facilement.

« N’importe qui pourrait, sans la fracturer, ouvrir une serrure pareille, » murmura Robert en levant le couvercle de la malle.

Il la vida lentement, mettant soigneusement chaque objet sur une chaise à côté de lui. Il prenait les objets avec une tendresse respectueuse, comme s’il eût soulevé le cadavre de son ami perdu. Un à un il plaça sur la chaise les vêtements de deuil parfaitement pliés. Il trouva de vieilles pipes en écume, des gants salis et racornis qui étaient sortis frais d’une fabrique parisienne ; de vieux programmes de théâtre, dont les plus grosses lettres formaient les noms d’acteurs qui étaient morts et oubliés ; de vieux flacons à parfums, avec des essences odoriférantes dont la mode était passée ; de gentils paquets de lettres, scrupuleusement étiquetés avec le nom de celui qui les avait écrites, des fragments de vieux journaux, et un petit tas de livres dépareillés, tombant en lambeaux, dont les feuillets détachés s’éparpillèrent entre les mains imprévoyantes de Robert comme un paquet de cartes. Mais parmi toute cette masse de choses en désordre et sans valeur dont chaque débris avait eu dans son temps son utilité spéciale, Robert Audley chercha en vain ce qu’il désirait : le paquet de lettres écrites à son ami par sa femme. Il avait entendu George faire plus d’une fois allusion à l’existence de ces lettres. Il l’avait vu un jour sortir ces papiers fanés avec une sorte de vénération et les replacer dans la malle, soigneusement attachés avec un ruban qui avait appartenu à Helen, au milieu des vêtements de deuil. Les avait-il retirées plus tard, ou avaient-elles été retirées depuis sa disparition par quelque autre main, voilà ce qui n’était pas facile à savoir ; mais elles n’y étaient plus.

Robert Audley poussa un profond soupir, replaçant les objets un à un dans la caisse vide de la même manière qu’il les avait sortis. Il s’arrêta, le petit amas de livres tout déchirés entre les mains, et hésita un instant.

« Je veux garder ceci dehors, murmura-t-il ; il peut y avoir dans l’un de ces débris quelque renseignement qui me vienne en aide. »

La bibliothèque de George ne se composait pas d’une très-brillante collection d’ouvrages littéraires. Il y avait un Ancien Testament en grec et la grammaire latine d’Eton, une brochure française sur l’exercice du sabre dans la cavalerie, et un petit volume de Tom Jones avec la moitié de sa couverture de cuir qui ne tenait que par un fil, un Don Juan de Byron, imprimé en caractères si fins qu’ils devaient avoir été inventés au profit spécial des oculistes et des opticiens, et un gros volume relié en rouge avec des dorures passées.

Robert Audley ferma la malle à clef et prit les livres sous son bras. Mistress Maloney était occupée à enlever les restes de son dîner quand il rentra dans le salon. Il plaça les livres à l’écart sur une petite table dans un coin à côté de la cheminée, et attendit patiemment que la femme de ménage eût terminé son ouvrage. Il n’était même pas en humeur de recourir à sa consolatrice, la pipe en écume. Les romans à couverture jaune qui étaient sur les rayons au-dessus de sa tête lui semblaient surannés et sans intérêt. Il ouvrit un volume de Balzac ; mais les boucles dorées de la femme de son oncle voltigeaient et frémissaient, dans un brouillard lumineux, sur la diablerie métaphysique de la Peau de chagrin et les hideuses horreurs sociales de la Cousine Bette. Le volume tomba de sa main, et il resta à observer impatiemment mistress Maloney relevant les cendres du foyer, regarnissant le feu, tirant les rideaux de damas sombre, approvisionnant les canaris, et mettant son bonnet dans le cabinet qui n’avait jamais entendu de consultation, avant de souhaiter une bonne nuit à son maître. Dès que la porte fut fermée sur la vieille Écossaise, il se leva de sa chaise avec impatience et parcourut sa chambre de long en large.

« Pourquoi continuer de poursuivre ces recherches, dit-il, quand je comprends qu’elles me conduisent, pas à pas, jour par jour, heure par heure, à cette conclusion que je voudrais éviter entre toutes ? Suis-je attaché à une roue, et dois-je suivre chacune de ses révolutions et me laisser emporter partout où elle voudra ? Où puis-je m’asseoir ici, ce soir, et me dire que j’ai fait mon devoir à l’égard de mon ami disparu ; que je l’ai cherché avec persévérance, mais que je l’ai cherché en vain ? Serai-je justifié par cette conduite ? Serai-je justifié en laissant la chaîne que j’ai lentement reconstruite, anneau par anneau, se démembrer à ce point ? Ou dois-je ajouter de nouveaux anneaux à cette fatale chaîne jusqu’à ce que le dernier clou soit rivé à sa place et que le cercle soit complet ? Je pense et je crois que je ne reverrai plus la figure de mon ami, et qu’aucune tentative de ma part ne pourra jamais être d’aucun avantage pour lui. En un mot, le plus cruel des mots, je crois qu’il est mort. Suis-je tenu de découvrir comment et en quel lieu il est mort ? Ou, étant comme je le crois, sur la voie de cette découverte, ferai-je tort à la mémoire de George Talboys en retournant sur mes pas ou en m’arrêtant désormais ? Que dois-je faire ? que dois-je faire ? »

Il resta les coudes sur ses genoux et la figure enfouie dans ses mains. La seule résolution qui eût lentement surgi dans sa nature paresseuse au point de devenir assez puissante pour opérer un changement dans cette même nature, le rendit ce qu’il n’avait jamais été auparavant… un chrétien, ayant conscience de sa propre faiblesse ; scrupuleux d’observer la stricte ligne du devoir ; effrayé d’affranchir sa conscience de l’étrange tâche qui lui avait été imposée, et se soumettant à une main plus puissante que la sienne pour lui indiquer le chemin qu’il devait poursuivre. Peut-être, dans ses réflexions, prononça-t-il cette même nuit sa première fervente prière, assis à côté du foyer solitaire, en pensant à George Talboys. Lorsqu’il releva la tête après cette longue et silencieuse rêverie, ses yeux avaient un regard brillant et déterminé, et chaque trait de son visage semblait avoir une expression nouvelle.

« Justice pour le mort premièrement, dit-il ; pitié pour les vivants ensuite. »

Il roula son fauteuil vers la table, arrangea la lampe et se disposa à procéder à l’examen des livres.

Il les prit l’un après l’autre, et les inspecta attentivement, regardant d’abord la page sur laquelle est ordinairement inscrit le nom du propriétaire, puis recherchant quelque morceau de papier qui eût pu être laissé dans l’intérieur des feuillets. À la première page de la grammaire latine d’Eton, le nom de master Talboys était écrit d’une main qui sentait l’écolier commençant ; la brochure française avait un G. T., négligemment tracé au crayon sur la couverture, de la grosse et lâche écriture de George ; le Tom Jones avait été évidemment acheté à l’étalage d’un bouquiniste et portait une inscription datée du 14 mars 1788 indiquant que l’ouvrage était un tribut respectueux adressé à M. Thomas Scrowton par son obéissant serviteur James Anderley ; le Don Juan et l’Ancien Testament étaient blancs. Robert Audley respira plus librement ; il était arrivé au dernier des livres, sauf un, sans aucune espèce de résultat, et il ne restait plus que le gros volume relié en rouge avec des dorures fanées à examiner, pour que sa tâche fût finie.

C’était un annuaire de l’année 1845. Les gravures sur cuivre, représentant les charmantes ladies qui avaient brillé à cette époque, étaient jaunies et tachées de piqûres ; les costumes étaient étrangers et grotesques, les beautés flétries et communes. Les petites légendes en vers même (dans lesquelles la faible flamme du poète jetait sa triste clarté sur les intentions obscures de l’artiste) avaient une saveur de vieille mode, comme les accords d’une harpe dont les cordes seraient détendues par l’action humide du temps. Robert Audley ne s’arrêta pas à lire quelqu’une de ces productions doucereuses. Il parcourut rapidement les feuillets, cherchant quelque morceau d’écriture ou quelque fragment de lettre qui eût pu avoir été employé pour servir de marque. Il ne trouva rien qu’une belle boucle de cheveux dorés, de cette brillante nuance qu’on voit rarement ailleurs que sur la tête d’un enfant… une boucle lumineuse qui s’enroulait naturellement comme une vrille de vigne, et était d’une contexture très-opposée, quoique de nuance semblable à la soyeuse et plate tresse que la propriétaire de Ventnor avait donné à George Talboys après la mort de sa femme. Robert Audley suspendit son examen, et plia cette boucle blonde dans une feuille de papier à lettre, qu’il scella du cachet de sa bague, et la posa à part, avec le mémorandum concernant George Talboys et la lettre d’Alicia dans le casier étiqueté Important. Il allait replacer le gros annuaire parmi les autres livres, lorsqu’il s’aperçut que les deux feuillets blancs du commencement étaient collés ensemble. Il était si résolu à poursuivre ses investigations jusqu’à la dernière limite, qu’il prit la peine de séparer ces feuillets avec l’extrémité tranchante de son couteau à papier, et il fut récompensé de sa persévérance en trouvant une inscription sur l’un d’eux. Cette inscription était en trois parties et de trois écritures différentes. Le premier paragraphe était daté de l’année même où l’annuaire avait été publié, et constatait que le livre était la propriété d’une certaine miss Élizabeth Ann Bince, qui avait obtenu le précieux volume comme récompense de ses habitudes d’ordre, et de son obéissance aux autorités du couvent de Camford-house, Torquay. Le second paragraphe était daté de cinq ans plus tard et était écrit de la main de miss Bince elle-même, qui offrait le livre comme un témoignage d’éternelle affection et d’impérissable estime (Miss Bince était évidemment d’un caractère romanesque) à sa chère amie Helen Maldon. Le troisième paragraphe était daté, septembre 1853 et était de la main d’Helen Maldon, qui donnait l’annuaire à George Talboys ; et ce fut à la vue de ce troisième paragraphe que le visage de M. Robert Audley passa de sa couleur naturelle à une maladive pâleur de plomb.

« Je pensais qu’il en serait ainsi, dit le jeune homme en fermant le livre avec un douloureux soupir, Dieu sait que j’étais préparé à tout ce qu’il y a de pire, et le pire est venu. Je puis tout comprendre maintenant, ma prochaine visite sera à Southampton. Je dois placer l’enfant dans de meilleures mains. »