Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 194-204).

CHAPITRE XIX

La méprise du serrurier.

Il était quatre heures cinq minutes précises comme M. Robert Audley se trouvait sur la plate-forme de la gare de Shoreditch, attendant paisiblement le temps convenable pour que ses chiens et son porte-manteau pussent être délivrés au facteur zélé qui avait arrêté son cab et s’était chargé de la conduite générale de ses affaires, avec cette courtoisie désintéressée qui fait infiniment honneur à cette classe de serviteurs, auxquels il est défendu d’accepter le tribut de la reconnaissance du public. Robert Audley attendit avec une patience consommée pendant un temps considérable ; mais l’express est généralement un train d’une certaine longueur, et dans celui-ci il y avait une grande quantité de voyageurs du Norfolk avec fusils et chiens de chasse, et autre attirail de description critique. Il fallut un temps assez long pour satisfaire toutes les réclamations, et la séraphique indifférence de l’avocat pour les affaires de ce monde ne put elle-même se soutenir.

« Peut-être, lorsque ce gentleman qui est en train de faire un tel vacarme pour un chien d’arrêt aux taches fauves, aura découvert le chien d’arrêt particulier avec les taches qu’il réclame, — heureuse combinaison de circonstances qui semble à peine croyable, — ils consentiront à me donner mes bagages et à me laisser aller. Les rusés coquins ont vu d’un coup d’œil que j’étais né pour être dupe, et que, me foulassent-ils même aux pieds jusqu’à m’ôter la vie sur cette plate-forme, je n’aurais jamais le courage d’intenter une action à la Compagnie. »

Une idée soudaine sembla le frapper, et il laissa le facteur lutter pour recouvrer son bien, et fit le tour pour rejoindre l’autre côté de la station.

Il avait entendu sonner une cloche, et, regardant l’horloge, il s’était souvenu que le train descendant à Colchester allait se mettre en marche en ce moment. Il avait appris à poursuivre ardemment un but depuis la disparition de George Talboys, et il atteignit le côté opposé de la gare à temps pour voir les voyageurs prendre leurs places.

Il y avait une dame qui venait d’arriver tout juste à la station, car elle s’élança dans la gare à l’instant même où Robert approchait du train, et heurta presque ce gentleman dans sa grande précipitation.

« Je vous demande pardon, » commença-t-elle avec cérémonie ; puis, levant les yeux au-dessus du gilet de M. Audley, qui était à peu près au niveau de son joli visage, elle s’écria : « Robert ! vous à Londres ! déjà !

— Oui, lady Audley ; vous avez parfaitement raison, l’auberge du Château est une triste résidence, et…

— Vous vous en êtes lassé. Je savais qu’il en serait ainsi. Faites-moi le plaisir d’ouvrir pour moi la portière de la voiture : le train va partir dans deux minutes. »

Robert Audley examinait la femme de son oncle avec une contenance et une expression embarrassées.

« Que signifie cela ? pensait-il. Elle a un air tout à fait différent de celui qu’avait la créature malheureuse et désespérée qui laissait tomber son masque pour un moment, et jetait sur moi des regards dignes de pitié, dans la petite chambre de Mount Stanning, il y a quatre heures ! Qu’est-il arrivé pour opérer ce changement ? »

Il lui ouvrit la portière, tout en faisant ces réflexions, et l’aida à s’installer à sa place, étalant ses fourrures sur ses genoux et arrangeant l’épais manteau de velours dans lequel sa gracieuse petite figure était presque cachée.

« Je vous remercie infiniment ; que de bontés vous avez pour moi ! dit-elle, tandis qu’il se livrait à ces petits soins. Vous devez me croire vraiment folle de voyager un pareil jour, sans même que mon cher mari le sache ; mais je suis venue à Londres pour acquitter une très-formidable note de modiste que je désirais ne pas montrer à mon mari, le meilleur des maris, car, indulgent comme il est, il aurait pu me taxer intérieurement d’extravagance, et je ne puis supporter de perdre son estime même dans sa pensée.

— Dieu nous préserve que cela arrive jamais, lady Audley, » dit Robert gravement.

Elle le regarda un instant avec un sourire qui avait quelque chose de défiant dans sa gaieté.

« Que Dieu nous en préserve, en vérité, murmura-t-elle. Je ne pense pas que cela arrive jamais. »

La cloche sonna pour la seconde fois, et le train s’ébranla comme elle parlait. La dernière chose que Robert vit d’elle fut ce gai sourire défiant.

« Quel que soit le dessein qui l’a amené à Londres, elle l’a accompli avec plein succès, pensa-t-il. M’aurait-elle joué par quelque tour d’adresse féminine ? Ne dois-je jamais approcher plus près de la vérité, et serais-je destiné à être tourmenté toute ma vie par de vagues doutes et de misérables soupçons qui pourraient m’envahir au point de me rendre fou ? Pourquoi est-elle venue à Londres ? »

Il était encore à s’adresser mentalement cette question, comme il montait son escalier de Fig-Tree Court, un de ses chiens sous chaque bras et sa couverture de voyage sur son épaule.

Il trouva son logis dans l’ordre accoutumé. Les géraniums avaient été soigneusement entretenus, et les canaris avaient été abrités pour la nuit sous un carré de serge verte, témoignage des soins de l’honnête mistress Maloney. Robert jeta un coup d’œil rapide autour du salon, puis, déposant les chiens sur le tapis du foyer, marcha droit vers la petite chambre intérieure qui lui servait de cabinet de toilette.

C’était dans cette chambre qu’il mettait les porte-manteaux hors de service, les boîtes du Japon délabrées et autres objets de rebut, et c’était là que George Talboys avait laissé ses bagages. Robert enleva un porte-manteau de dessus une grande malle, et se mettant à genoux devant, une bougie allumée à la main, il examina attentivement la serrure.

Selon toute apparence, elle était exactement dans la même condition où George l’avait laissée lorsqu’il avait mis de côté ses vêtements de deuil et les avait placés dans ce pauvre reliquaire avec tous les autres souvenirs de sa défunte femme. Robert passa la manche de son habit sur le couvercle recouvert de cuir usé, sur lequel étaient inscrites les initiales G T en gros clous à tête de cuivre ; mais mistress Maloney, la femme de ménage, avait été la plus soigneuse des ménagères, car ni le porte-manteau ni la malle n’étaient couverts de poussière.

M. Audley dépêcha un enfant pour chercher sa domestique écossaise, et arpenta son salon de long en large, en attendant impatiemment son arrivée.

Elle entra au bout de dix minutes environ, et après avoir exprimé le plaisir que lui causait le retour du maître, elle attendit humblement ses ordres.

« Je vous ai fait venir seulement pour vous demander si quelqu’un est entré ici, c’est-à-dire si quelqu’un s’est adressé à vous pour avoir la clef de mes chambres aujourd’hui… quelque dame ?

— Une dame ? non, vraiment, votre honneur ; il n’est venu aucune dame demander la clef, à moins que votre honneur ne veuille parler du serrurier.

— Le serrurier !

— Oui, le serrurier à qui votre honneur a commandé de venir aujourd’hui.

— J’ai commandé un serrurier ! s’écria Robert. J’ai laissé une bouteille d’eau-de-vie française dans le buffet, pensa-t-il, et mistress M… s’est évidemment mise en gaieté.

— Certainement, et à qui votre honneur a dit d’inspecter les serrures, répliqua mistress Maloney. C’est celui qui demeure dans une des petites rues près du pont, » ajouta-t-elle en faisant une description très-claire de tout ce qui concernait l’homme.

Robert leva ses sourcils dans un muet désespoir.

« Si vous voulez bien vous asseoir et reprendre vos esprits, mistress M…, dit-il, — il abrégeait ainsi son nom en la première lettre, pour éviter une peine inutile, — peut-être pourrons-nous tout à l’heure nous comprendre mutuellement. Vous dites qu’un serrurier est venu ici ?

— Certainement, je l’ai dit, monsieur.

— Aujourd’hui ?

— Parfaitement exact, monsieur. »

Peu à peu M. Audley lui arracha les informations suivantes. Un serrurier était passé chez mistress Maloney cette après-midi, à trois heures, et avait demandé la clef des chambres de M. Audley, afin de pouvoir inspecter les serrures des portes, qu’il disait être toutes complètement dérangées. Il affirma qu’il agissait d’après les ordres de M. Audley, qui lui avaient été transmis par une lettre venant du pays où le gentleman passait ses fêtes de Noël. Mistress Maloney, croyant à la véracité de cette déclaration, avait introduit l’ouvrier dans l’appartement, où il était resté environ une demi-heure.

« Mais vous étiez avec lui pendant qu’il examinait les serrures, je suppose ? demanda M. Audley.

— Assurément, j’y étais, monsieur, entrant et sortant, comme vous pouvez penser, tout le temps ; car je devais nettoyer l’escalier cette après-midi, et j’ai saisi l’occasion du moment pendant lequel cet homme travaillait pour commencer ma besogne.

— Oh ! vous entriez et sortiez tout le temps ! Si vous pouviez convenablement me faire une réponse précise, mistress M…, je serais enchanté de savoir quel a été le temps le plus long que vous avez passé dehors pendant que le serrurier était dans mes chambres… »

Mais mistress Maloney ne pouvait donner une réponse positive. Ce pouvait avoir été dix minutes, quoi qu’elle ne pensât pas que ce fût autant ; ce pouvait avoir été un quart d’heure, mais elle était sûre que ce n’était pas plus. Pour elle, cela lui avait semblé être au plus cinq minutes. « Ces escaliers, votre honneur… » et là elle se lança dans une dissertation sur le nettoyage des escaliers en général, et particulièrement des escaliers en dehors des chambres de Robert.

M. Audley poussa un profond soupir de morne résignation.

« Vous n’avez pas réfléchi, mistress M…, dit-il ; le serrurier avait amplement le temps de faire tout ce qu’il pouvait désirer pendant ce temps : certainement vous n’avez pas agi en cela avec beaucoup de prudence. »

Mistress Maloney fixa son maître avec une expression mêlée de surprise et d’alarme.

« Pour sûr, il n’y avait pas grand’chose à voler, votre honneur, en dehors des oiseaux et des géraniums, et…

— Non, non, je comprends : c’est assez, mistress M… Dites-moi où demeure cet individu, et je vais aller le trouver.

— Mais vous prendrez bien quelque chose du dîner d’abord, monsieur ?

— Je veux aller voir le serrurier avant de songer au dîner. »

Il prit son chapeau en annonçant sa détermination, et il se dirigea vers la porte.

« L’adresse de l’homme, mistress M… »

La vieille Écossaise l’accompagna jusqu’à une petite rue derrière l’église de Saint-Bride, et de là Robert continua tranquillement son chemin dans l’espèce de boue noirâtre que les bons habitants de Londres appellent de la neige.

Il trouva le serrurier, et, au préjudice de la forme de son chapeau, parvint à entrer, par une porte basse et étroite, dans une petite boutique ouverte. Un jet de gaz brûlait dans la croisée sans vitrage, et il y avait très-joyeuse compagnie dans la petite pièce derrière la boutique. Personne ne répondit au holà ! de Robert, et la raison en était suffisamment claire. La joyeuse compagnie était si absorbée dans sa réjouissante occupation, qu’elle était sourde à toutes les interpellations vulgaires du monde extérieur, et ce fut seulement quand Robert, pénétrant plus avant dans la petite boutique caverneuse, eut assez d’audace pour ouvrir la porte à moitié vitrée qui le séparait de la joyeuse société, qu’il réussit à attirer son attention.

À l’ouverture de la porte, un tableau plein de gaieté, ressemblant à une peinture de l’école de Téniers, s’offrit à la vue de Robert Audley.

Le serrurier avec sa femme et sa famille et deux ou trois convives du sexe féminin étaient rangés autour d’une table ornée de deux bouteilles, non pas de vulgaires bouteilles de cet extrait sans couleur de baies de genévrier, très-recherché par les masses ; mais bonâ fide, de porto et de sherry, — de sherry fièrement fort qui laissait un fier goût dans la bouche ; d’un sherry couleur brou de noix, — d’un brun s’éloignant de sa couleur naturelle plutôt qu’autre chose, — et de superbe vieux porto, non pas de ce vin maladif, décoloré et affaibli par un âge excessif, mais riche, corsé, doux, substantiel et monté en couleur.

Le serrurier parlait au moment où Robert Audley ouvrit la porte.

« Et après cela, dit-il, elle s’éloigna aussi gracieuse que possible. »

La société fut toute confuse de l’apparition de M. Audley ; mais il faut observer que le serrurier était plus embarrassé que ses invités. Il posa son verre si précipitamment qu’il répandit son vin, et il essuya sa bouche, d’un air contrarié, avec le revers de sa main sale.

« Vous êtes venu chez moi aujourd’hui, dit Robert avec calme. Ne vous dérangez pas, mesdames. — Ces mots étaient à l’adresse des convives. — Vous êtes venu chez moi aujourd’hui, monsieur White, et… »

L’homme l’interrompit.

« J’espère, monsieur, que vous serez assez bon pour passer sur cette méprise, dit-il en balbutiant ; soyez persuadé, monsieur, que je suis très-fâché que cela soit arrivé. On m’avait envoyé chercher pour l’appartement d’un autre gentleman, M. Aulwin, à Garden Court, et le nom échappa de ma mémoire ; et comme j’avais fait autrefois quelques petits travaux pour vous, j’ai pensé que ce pouvait bien être vous qui aviez besoin de moi aujourd’hui, et je me suis adressé à mistress Maloney pour me procurer la clef ; mais bientôt, en voyant les serrures de vos chambres, je me suis dit : « Les serrures du gentleman ne sont pas dérangées, le gentleman n’a nullement besoin de faire réparer ses serrures.

— Mais vous êtes resté une demi-heure.

— Oui, monsieur, parce qu’il y avait une serrure dérangée… à la porte la plus proche de l’escalier… et je l’ai enlevée pour la nettoyer, et ensuite je l’ai remise en place. Je ne vous demande rien pour cet ouvrage, et j’espère que vous serez bon pour passer sur la méprise qui a eu lieu, chose qui ne m’était jamais arrivée depuis trente ans au mois de juillet prochain que je travaille, et…

— Rien de ce genre n’est jamais arrivé auparavant, dit Robert gravement. Non, c’est tout à fait une espèce particulière de besogne, qui vraisemblablement ne se présente pas chaque jour. Vous êtes en train de vous divertir ce soir, je vois, monsieur White. Vous avez donné un bon cou de collier aujourd’hui… ou plutôt je parierais… que vous avez eu un coup de chance, et vous faites ce qu’on appelle un bon régal, eh ? »

Robert Audley, en parlant, regardait en face l’homme à la figure barbouillée. Le serrurier n’était pas un individu de mauvaise apparence, et il n’y avait rien de bien remarquable sur son visage, hors la saleté, et cela, comme dit la mère d’Hamlet, is common ; mais nonobstant cela, les cils de M. White se baissèrent en présence du regard calme et scrutateur du jeune homme, et il balbutia quelques paroles en forme d’apologie sur les messieurs et dames ses voisins, et sur le vin de Porto et sur le sherry, avec autant de trouble que si, lui, honnête artisan d’un pays libre, eût été obligé de s’excuser envers M. Robert Audley d’être surpris à se divertir dans son propre parloir.

Robert l’interrompit d’un signe de tête nonchalant.

« Ne vous excusez pas, je vous en prie, dit-il, j’aime à voir les gens du peuple se divertir. Bonsoir, monsieur White… bonsoir… mesdames. »

Il tira son chapeau aux messieurs et aux dames, les voisins, qui étaient grandement émerveillés de ses maximes aisées et de sa belle tournure, et quitta la boutique.

« Et ainsi, murmura-t-il en lui-même tandis qu’il retournait à son appartement, « et après cela elle s’éloigna aussi gracieuse que possible. » Qui était la personne qui s’éloigna ? et quelle était l’histoire que le serrurier était en train de raconter quand je l’ai interrompu à cette phrase ? Oh ! George Talboys, George Talboys, réussirai-je jamais à faire un pas de plus dans la connaissance du secret de votre destin ? En approcherai-je aujourd’hui davantage, lentement et sûrement ? Le rayon se raccourcira-t-il de plus en plus jusqu’au point de tracer un cercle lugubre autour de la demeure de ceux que j’aime ? Comment tout cela finira-t-il ? »

Il soupira d’un air fatigué en regagnant lentement son appartement solitaire à travers les terrains détrempés du Temple.

Mistress Maloney lui avait préparé ce dîner de garçon qui, quoique excellent et nutritif en lui-même, n’a pas droit au charme spécial de la nouveauté. Elle avait fait cuire pour lui une côtelette de mouton, qui était tenue chaudement entre deux plats sur la petite table, près du feu.

Robert Audley poussa un soupir en s’asseyant devant le mets familier, et en se ressouvenant de la cuisine de son oncle avec un vif chagrin plein de regrets.

« Les côtelettes à la Maintenon faisaient paraître le mouton supérieur au mouton ; un mets sublime, qu’on pourrait à peine croire venir d’une bête à laine de ce monde ! murmura-t-il sentimentalement ; et les côtelettes de mistress Maloney sont capables d’être dures. Mais voilà la vie ; qu’importe tout cela ? »

Il recula son assiette avec impatience après avoir mangé quelques bouchées.

« Je n’ai jamais fait un bon dîner à cette table depuis que j’ai perdu George Talboys, dit-il ; l’appartement semble aussi lugubre que si le pauvre ami était mort dans la chambre à côté, et n’en eût jamais été enlevé pour être enseveli. Qu’elle me paraît éloignée cette après-dînée de septembre, lorsque je jette les yeux en arrière ! cette après-dînée de septembre dans laquelle je partis avec lui, vivant et en bonne santé ! Et je l’ai perdu soudainement et d’une manière inexplicable, comme si une trappe se fût ouverte dans les fondements de la terre, et l’eût englouti pour l’entraîner aux antipodes. »