Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 164-175).

CHAPITRE XVI

Robert Audley reçoit son congé.

La semaine de Noël était passée, et les invités campagnards abandonnaient un à un Audley Court. Le gros squire et sa femme quittèrent la sombre chambre aux tapisseries grises et laissèrent les guerriers aux épais sourcils noirs se détacher sur le mur, pour regarder d’un air terrible et menacer de nouveaux hôtes, ou lancer dans le vide leurs yeux étincelants de vengeance. Les gaies jeunes filles du second étage arrangeaient ou faisaient arranger leurs coffres et leurs caisses d’impériale, et la gaze des toilettes de bal allait rentrer flétrie au logis, après avoir été transportée à Audley dans toute sa fraîcheur. Les vieilles voitures de famille cahotantes, avec leurs chevaux aux fanons non taillés, qui témoignaient de travaux plus durs que des voyages dans le pays, étaient rangées en cercle dans le large espace qui s’étendait devant la sévère porte de chêne, chargées d’un tas de bagages de femme, véritable chaos. De jolies figures roses sortaient des portières de l’équipage, pour donner en souriant le dernier adieu au groupe qui stationnait à la porte d’entrée, pendant que le véhicule passait avec fracas et en criant sur ses ressorts sous l’arceau couvert de lierre. Sir Michaël était partout à la fois, secouant les mains des jeunes sportsmen ; embrassant les jeunes filles aux joues rosées, embrassant même quelquefois les corpulentes matrones qui venaient le remercier de son hospitalité ; partout cordial, hospitalier, généreux, heureux et aimé, le baronnet se précipitait d’appartement en appartement, de l’antichambre aux écuries, des écuries à la cour, de la cour à la porte cochère cintrée, pour assister au départ de ses hôtes.

Les boucles soyeuses de milady jetaient çà et là des reflets passagers, dans ces jours affairés des adieux, comme les feux intermittents d’un soleil. Ses grands yeux bleus avaient un joli regard plein de tristesse, en charmant unisson avec la douce pression de sa petite main, et avec ces mots d’amitié stéréotypés, avec lesquels elle disait à ses invités combien elle était au désespoir de les perdre, et comment elle ne savait ce qu’elle allait devenir jusqu’au jour où ils reviendraient encore animer le château de leur agréable société.

Mais, quelque désespérée que pût être milady de perdre ses invités, il y avait au moins un hôte dont la société ne devait pas lui manquer. Robert Audley ne montrait aucune intention de quitter la maison de son oncle. Il n’avait pas de devoirs professionnels à remplir, disait-il ; Fig-Tree Court était une retraite délicieuse dans la saison chaude, mais c’était un terrible coin, en revanche, où le vent soufflait dans les mois d’hiver, avec tout un cortège de rhumatismes et de grippes. Tout le monde était si bon pour lui au château, que réellement il n’avait aucune envie de s’en aller.

Sir Michaël n’avait qu’une seule réponse à toutes ces raisons :

« Restez, mon cher ami ; restez, mon cher Bob, aussi longtemps que vous voudrez. Je n’ai pas de fils, et vous tenez ici pour moi la place d’un fils. Faites-vous bien venir de Lucy, et faites votre demeure du château aussi longtemps que vous vivrez… »

À ces paroles Robert répliquait gaiement en serrant fortement la main de son oncle et en murmurant quelque chose comme : « Vous êtes un jovial vieux prince. »

Il est à observer qu’il y avait une certaine tristesse vague dans le ton du jeune homme quand il appelait sir Michaël « un jovial vieux prince, » comme une ombre de regret affectueux qui faisait passer un nuage dans les yeux de Robert, tandis qu’assis dans un coin du salon il regardait d’un air pensif le baronnet à barbe blanche.

Avant que le dernier des jeunes chasseurs partît, sir Harry Towers demanda et obtint une entrevue avec miss Alicia Audley dans la bibliothèque garnie de chêne, entrevue dans laquelle le brave et jeune chasseur au renard manifesta une grande émotion, — émotion telle, en vérité, et d’un caractère si franc et si honnête, qu’Alicia était complètement brisée en lui disant qu’elle lui conserverait à jamais estime et respect pour son cœur noble et loyal, mais qu’il ne devait jamais, jamais, jamais, à moins de lui causer la plus cruelle peine, lui demander autre chose que cette estime et ce respect.

Sir Harry quitta la bibliothèque par la porte à la française ouvrant sur le jardin au vivier. Il s’enfonça sous cette même allée de tilleuls que George Talboys avait comparée à une avenue de cimetière, et sous les arbres sans feuilles livra combat à son brave et jeune cœur.

« Quel fou je suis de ressentir ce que j’éprouve ! s’écria-t-il, imprimant son pied sur le sol glacé. J’ai toujours su qu’il en serait ainsi, j’ai toujours compris qu’elle était cent fois trop belle pour moi. Que Dieu la rende heureuse ! Quelle noblesse et quelle douceur dans son langage ! qu’elle était belle avec cette pudique rougeur sous sa peau brune, et ces larmes dans ses grands yeux gris, presque aussi belle que le jour où elle franchit la haie, et me laissa placer une bruyère à son chapeau en chevauchant vers le logis. Que Dieu la rende heureuse ! Je puis passer sur bien des choses tant qu’elle ne fait pas attention à ce vilain homme de loi, mais je ne pourrais supporter cela. »

Ce vilain homme de loi, dénomination par laquelle sir Harry faisait allusion à Robert Audley, était planté dans le vestibule, examinant une carte géographique des provinces du Centre, lorsqu’Alicia arriva de la bibliothèque, les yeux rouges, après son entrevue avec le baronnet, chasseur au renard.

Robert, qui avait la vue basse, tenait ses yeux à un demi-pouce de la surface de la carte, quand la jeune fille s’approcha de lui.

« Certainement, dit-il, Norwich est dans le Norfolk, et cet étourdi, ce jeune Vincent, affirmait que c’était dans le Herefordshire. Ah ! Alicia, c’est vous ? »

Il se retourna comme pour intercepter le passage à Alicia, qui se dirigeait vers l’escalier.

« Certainement, répliqua brièvement sa cousine, essayant de passer.

— Alicia, vous avez pleuré ? »

La jeune fille ne daigna pas répondre.

« Vous avez pleuré, Alicia. Sir Harry Towers, de Towers Park, dans le comté de Herts, vient de vous faire l’offre de sa main, n’est-ce pas ?

Étiez-vous à la porte à écouter, monsieur Audley ?

— Je n’y étais pas, miss Audley. En principe, je me défends d’écouter, et en pratique, je crois que c’est un procédé très-fatigant ; mais je suis avocat, miss Alicia, et capable de tirer une conséquence par induction. Savez-vous ce que c’est qu’une preuve par induction, miss Audley ?

— Non, répliqua Alicia, lançant à son cousin un regard pareil à celui qu’une jeune et magnifique panthère lancerait à l’homme assez osé pour la tourmenter.

— Je ne croyais pas, j’ose l’affirmer, que sir Harry pouvait demander autre chose qu’une nouvelle manière de botter un cheval. Mais j’ai compris par induction que le baronnet se préparait à vous faire une offre de sa main ; premièrement, parce qu’il a descendu l’escalier avec ses cheveux partagés de travers, et que sa figure était aussi pâle que la nappe ; secondement, parce qu’il n’a pu rien manger à déjeuner, et a laissé son café passer de travers, et troisièmement, parce qu’il vous a demandé une entrevue avant de quitter le château. Eh bien, que va-t-il en advenir, Alicia ? Épousons-nous le jeune baronnet, et le pauvre cousin Bob sera-t-il garçon d’honneur à la noce ?

— Sir Harry Towers est un noble cœur, dit Alicia, essayant encore d’échapper à son cousin.

— Mais l’acceptons-nous, oui ou non ? Allons-nous devenir lady Towers, ayant un superbe domaine dans le Herefordshire, des quartiers d’été pour nos chasseurs et un drag, avec des postillons, pour nous conduire rapidement dans la résidence de papa, dans l’Essex ? Va-t-il en être ainsi, Alicia, oui ou non ?

— Que vous importe, Robert, s’écria Alicia avec emportement. Pourquoi vous inquiéter de ce qui adviendra de moi, ou de qui j’épouserai ? Si j’épousais un ramoneur, vous vous contenteriez de lever vos sourcils et de dire : « Bénie soit mon âme ; elle a toujours été excentrique. » J’ai refusé sir Harry Towers, mais lorsque je pense à son affection généreuse et désintéressée, et que je la compare à l’indifférence nonchalante, égoïste, dédaigneuse et sans cœur d’autres hommes, j’ai bonne envie de courir après lui et de lui dire…

— Que vous vous rétractez et que vous consentez à devenir lady Towers ?

— Oui.

— Ne faites pas cela, Alicia, ne faites pas cela, dit Robert Audley, saisissant le petit poignet gracieux de sa cousine, et la conduisant en haut de l’escalier ; venez avec moi dans le salon, Alicia, ma pauvre petite cousine, ma charmante, impétueuse, tourmentante petite cousine, asseyez-vous là, près de cette croisée à meneaux, et parlons sérieusement et sans nous quereller, si nous pouvons. »

Les cousins avaient le salon à eux seuls. Sir Michaël était dehors, milady dans son appartement et le pauvre sir Harry Towers se promenait de long en large sur le gravier de l’allée, caché par les ombres vacillantes des branches dépouillées, par cette brillante et froide journée d’hiver.

« Ma chère petite Alicia, dit Robert aussi tendrement que s’il se fût adressé à quelque enfant gâté, supposez-vous que parce que l’on ne porte pas des flacons de sels, ou qu’on ne sépare pas ses cheveux de travers, et qu’on ne se conduit pas à la façon de maniaques beaux diseurs qui veulent prouver la violence de leur passion…, supposez-vous à cause de tout cela, Alicia Audley, que l’on ne puisse être aussi sensible au mérite d’une chère petite jeune fille, au cœur bouillant et affectionné, que ne le sont tous ceux qui l’entourent ? La vie est une chose si ennuyeuse que, lorsque tout est dit et fait, on fait aussi bien de jouir tranquillement des biens qu’elle peut donner. Je ne pousse pas de grandes exclamations parce que je puis acheter de bons cigares au coin de Chancery Lane, et que j’ai une chère et bonne jeune fille pour cousine ; mais je n’en suis pas moins reconnaissant à la Providence de ce que cela est ainsi. »

Alicia ouvrait ses yeux gris de toute leur grandeur, fixant son cousin en plein visage avec un regard étonné. Robert avait pris le plus vilain et le plus maigre de ses chiens, ses compagnons, et était occupé paisiblement à caresser les oreilles de l’animal.

« Est-ce là tout ce que vous avez à me dire, Robert ? demanda miss Audley avec douceur.

— Eh bien, oui… oui… répliqua son cousin après une longue délibération. Je crois que voici ce que j’avais besoin de vous dire. Ne prenez pas pour mari le baronnet chasseur au renard, si vous aimez mieux toute autre personne : car si vous voulez être patiente et prendre la vie paisiblement, essayer de vous corriger de fermer les portes à tout briser, de sortir ou entrer avec fracas dans les appartements, de parler continuellement écuries et de galoper à travers le pays, je n’ai pas le moindre doute que la personne que vous préférez ne veuille être pour vous un très-excellent mari.

— Merci, cousin, dit miss Audley, les yeux étincelant d’indignation et rougissant jusqu’à la racine de ses noirs cheveux ondoyants ; mais, comme vous ne connaissez pas la personne que je préfère, je pense que vous avez mieux à faire de ne pas prendre sur vous de répondre pour elle. »

Robert, d’un air rêveur, tira pendant quelques moments les oreilles de son chien.

« Non, assurément, dit-il après un instant, non, sans doute, si je ne la connaissais pas ; mais je crois la connaître.

— Vous croyez ! » s’écria Alicia.

Et, ouvrant la porte avec une violence qui fit tressaillir son cousin, elle s’élança hors du salon.

« Je dis seulement que je crois la connaître, » criait Robert après elle ; et puis, se jetant dans un fauteuil, il murmura d’un air pensif : « Une si bonne fille, si elle n’était pas si emportée ! »

Cependant le pauvre sir Harry Towers quitta le château d’Audley, l’air triste et vraiment abattu.

Il éprouvait très-peu de plaisir maintenant à retourner à son magnifique manoir, caché sous l’ombrage des chênes et des hêtres antiques. L’habitation carrée, à briques rouges, rayonnant à l’extrémité d’une longue voûte d’arbres sans feuilles, était pour lui désormais une demeure désolée, pensait-il, depuis qu’Alicia n’avait pas voulu en devenir la maîtresse.

Une centaine d’embellissements qu’il avait projetés et résolus furent éloignés de son esprit comme choses inutiles. Le cheval de chasse que Jim, le dresseur, était en train d’élever pour une dame, les deux jeunes chiens d’arrêt qui devaient être lancés pour la prochaine saison de chasse, le gros retriever qui aurait pu porter le parasol d’Alicia, le pavillon du jardin, abandonné depuis la mort de sa mère, mais qu’il s’était proposé de faire restaurer pour miss Audley, — toutes ces choses étaient maintenant dans son esprit autant d’objets inutiles et tourmentants.

« Quel avantage y a-t-il à être riche, si on n’a pas avec soi quelqu’un pour dépenser son argent ! dit le jeune baronnet. On devient égoïste, et l’on boit beaucoup trop de porto. C’est une cruelle chose qu’une jeune fille puisse refuser un cœur loyal et des écuries pareilles à celles que nous possédons dans le parc ! Cela bouleverse un homme. »

En vérité, ce refus inattendu avait complètement brouillé les quelques idées qui formaient le mince contingent de l’esprit du jeune baronnet.

Il avait toujours été éperdument amoureux d’Alicia depuis la dernière saison des chasses, époque à laquelle il l’avait rencontrée à un bal du comté. Sa passion, nourrie pendant la durée monotone d’un long été, avait éclaté plus vive dans les joyeux mois d’hiver, et la timidité du jeune homme, seule, avait retardé l’offre de sa main. Mais il n’avait jamais supposé un instant qu’il pût être refusé ; il était si accoutumé à l’adulation des mères qui avaient des filles à marier, et même à celle des filles ; il avait été si habitué à se sentir le principal personnage dans toute réunion, quand même la moitié des beaux esprits du temps aurait été là, et quoiqu’il ne prononçât jamais que des « haô, certainement ! » et « par Jupiter ! » Il avait été si gâté par les flatteries des yeux brillants qui regardaient ou semblaient regarder avec plus de feu lorsqu’il approchait, que, sans être possédé d’une ombre de vanité personnelle, il en était venu à croire qu’il n’avait qu’à s’offrir à la plus jolie fille de l’Essex, pour se voir immédiatement accepté.

Certes il aurait pu dire complaisamment à un des satellites qui l’admiraient : « Je sais que je suis un bon parti, et je sais pourquoi les jeunes filles me font la révérence. Elles sont vraiment jolies, et sont très-disposées à accepter un bon garçon ; mais je ne me soucie pas d’elles. Elles se ressemblent toutes, — elles ne sont bonnes qu’à baisser les yeux et à dire : « Oh ! sir Harry, pourquoi appelez-vous ce chien noir frisé un retriever ? » Ou : « Oh ! sir Harry, est-ce que la pauvre jument a réellement une entorse au paturon de sa jambe de devant ? » Je n’ai pas beaucoup d’esprit moi-même, je le sais, aurait pu ajouter le baronnet en se le reprochant, et je n’ai pas besoin d’une femme esprit fort qui écrive des livres et porte des lunettes vertes ; Dieu m’en préserve ! Je préfère une jeune fille qui parle de ce qu’elle connaît. »

Aussi lorsqu’Alicia dit : « Non, » ou plutôt fit ce joli discours sur l’estime et le respect que les filles bien élevées substituent au désagréable monosyllabe, sir Harry Towers sentit que tout l’échafaudage d’avenir qu’il avait si complaisamment élevé était renversé et n’était plus qu’un tas de tristes ruines.

Sir Michaël lui prit cordialement la main juste avant que le jeune homme montât sur son cheval dans la cour.

« J’en suis fâché, Towers, dit-il ; vous êtes le meilleur garçon qui puisse jamais exister, et vous auriez fait un excellent mari pour ma fille. Mais vous savez qu’il y a un cousin, et je crois que…

— Ne me dites pas cela, sir Michaël, interrompit énergiquement le chasseur de renards. Je puis passer par-dessus n’importe quoi, mais pas sur cela. Un individu dont la main appuyée sur la gourmette pèse presque une demi-tonne (oui, il a mis en pièces la bouche de Cavalier, sir Michaël, le jour où vous lui avez laissé monter ce cheval), un individu qui rabat son col de chemise et mange du pain avec de la marmelade !… Non, non, sir Michaël, il y a des choses étranges dans le monde, mais je ne puis penser cela de miss Audley. Il doit y avoir quelqu’un sur le tapis, mais ce ne peut être le cousin. »

Sir Michaël secoua la tête comme partait l’amoureux repoussé.

« Je ne comprends rien à cela, murmura-t-il ; Bob est un excellent garçon, et la jeune fille pourrait faire un plus mauvais choix ; mais il recule comme s’il ne se souciait pas d’elle. Il y a là quelque mystère… il y a là quelque mystère ! »

Le vieux baronnet faisait ses réflexions de ce ton à demi indifférent que nous employons pour parler des affaires d’autrui. Les ombres d’un rapide crépuscule d’hiver, se condensant sous le plafond bas du vestibule recouvert de chêne et sous le cintre élégant de la porte d’entrée en arceau, entouraient sa tête d’une obscurité profonde ; mais la lumière de sa vie décroissante, sa belle et jeune femme chérie, était près de lui, et il ne voyait plus d’ombres lorsqu’elle était à ses côtés.

Elle traversa en sautillant le vestibule pour venir le trouver, et, secouant ses boucles d’or, enfouit sa tête lumineuse dans le sein de son époux.

« Ainsi, le dernier de nos invités est parti, cher, et nous voilà tout seuls, dit-elle, n’est-ce pas vrai ?

— Oui, chérie, répondit-il avec passion en caressant ses beaux cheveux.

— Excepté M. Robert Audley. Combien de temps ce neveu à vous doit-il rester ici ?

— Aussi longtemps qu’il voudra, ma mignonne ; il est toujours le bienvenu, » dit le baronnet ; puis, se reprenant, il ajouta avec tendresse : « À moins, cependant, que sa visite ne vous soit pas agréable, chérie ; à moins que ses habitudes paresseuses, sa fumée, ses chiens, ou quelque chose en lui ne vous déplaise. »

Lady Audley plissa ses lèvres rosées, et fixa le sol d’un air rêveur.

« Ce n’est pas cela, dit-elle en hésitant, M. Audley est un jeune homme très-agréable et un jeune homme très-honorable ; mais vous comprenez, sir Michaël, je suis une bien trop jeune tante pour un tel neveu, et…

— Et quoi, Lucy ? demanda brusquement le baronnet.

— La pauvre Alicia est presque jalouse de quelques attentions que M. Audley a pour moi, et… et… je crois qu’il vaudrait mieux, pour son bonheur, qu’il mît un terme à son séjour ici.

— Il partira ce soir, Lucy, s’écria sir Michaël ; j’ai été un aveugle, un fou, un imprudent de ne pas avoir pensé à cela. Ma délicieuse petite amie, il convenait à peine d’exposer Bob, ce pauvre garçon, à votre puissance fascinatrice. Je le connais pour le garçon le meilleur et le plus loyal qui puisse jamais exister, mais… mais il partira ce soir.

— Mais vous n’avez pas besoin d’être trop brusque, cher, ne soyez pas rude.

— Rude, non, Lucy. Je l’ai laissé en train de fumer sous l’allée des tilleuls. Je vais aller lui dire de quitter la maison dans une heure. »

Ainsi, dans cette avenue aux arbres dépouillés, sous les ombrages épais de laquelle George Talboys avait stationné dans cette soirée orageuse qui précéda le jour de sa disparition, sir Michaël Audley dit à son neveu que le château n’était pas un lieu bon pour lui, et que milady était trop jeune et trop jolie pour accepter les petits soins d’un beau neveu de vingt-huit ans.

Robert se contenta de hausser les épaules et de lever ses épais sourcils noirs, tandis que sir Michaël lui insinuait ces remarques avec délicatesse.

« En effet, j’ai eu de l’attention pour milady, dit-il, elle m’intéresse vivement, elle m’intéresse étrangement ; » et puis, avec un changement dans la voix et une émotion qui lui était peu habituelle, il se tourna vers le baronnet, et, saisissant sa main, s’écria : « À Dieu ne plaise, mon cher oncle, que j’apporte jamais le chagrin dans un cœur aussi noble que le vôtre ! À Dieu ne plaise que la plus légère ombre de déshonneur tombe jamais sur votre tête honorée, et au moins que cela ne soit pas de mon fait. »

Le jeune homme prononça ces quelques mots d’une voix faible et entrecoupée que sir Michaël ne lui connaissait pas ; puis, détournant la tête, il s’éloigna d’un air abattu.

Il quitta le château à la nuit, mais il n’alla pas loin. Au lieu de prendre le train du soir pour Londres, il monta droit au petit village de Mount Stanning, et, entrant dans l’auberge proprement tenue, il demanda à Phœbé si elle pourrait lui fournir un appartement.