Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 149-163).

CHAPITRE XV

Sur le qui-vive.

Par une sombre matinée de la fin de novembre, un brouillard jaune sur les prairies basses, les bœufs aveuglés cherchant leur chemin à travers l’obscurité douteuse et se heurtant lourdement contre les noirs buissons sans feuilles, ou tombant dans des fossés qu’on ne pouvait distinguer dans l’atmosphère brumeuse ; l’église de village paraissant brunâtre et confuse à travers le jour incertain ; chaque sentier et chaque porte de chaumière, chaque extrémité de pignon et de vieille cheminée grisâtre, les enfants du village et les chiens errants semblant avoir un aspect étrange et fatal dans cette demi-obscurité, Phœbé Marks et son cousin Luke traversèrent le cimetière d’Audley et se présentèrent devant un vicaire grelottant de froid, dont le surplis tombait en plis mous, imprégné du brouillard du matin et dont l’humeur ne s’était pas améliorée pour avoir attendu pendant cinq minutes le marié et la mariée.

Luke Marks, dans ses habits mal ajustés du dimanche, ne paraissait en aucune façon plus beau que dans son costume de chaque jour ; mais Phœbé, arrangée avec une robe de taffetas gris-perle, qui avait été portée environ une demi-douzaine de fois par sa maîtresse, ressemblait, selon la remarque de quelques spectateurs, à une vraie dame.

Une bien triste et sombre dame, aux traits vagues et dépourvus de couleurs, ayant des yeux, une chevelure, un teint et une toilette qui se confondaient en ombres si pâles et si incertaines, qu’un étranger superstitieux aurait pu prendre la mariée pour le fantôme de quelque autre mariée morte et ensevelie dans les caveaux de l’église.

Luke Marks, le héros de la circonstance, pensait très-peu à tout cela. Il s’était assuré la femme de son choix et l’objet de la longue ambition de sa vie — une auberge. Milady avait fourni les soixante-quinze livres nécessaires pour l’acquisition des immeubles, le pot de vin et la fourniture des bières et spiritueux d’une modique auberge dans le centre d’un petit village solitaire perché sur le sommet d’une colline appelée Mount Stanning. Ce n’était pas une très-jolie maison en apparence ; elle avait dans son aspect quelque chose de déjeté et de détérioré par la température, située comme elle était sur un terrain élevé, abritée seulement par trois ou quatre peupliers démesurés et nus, qui avaient poussé trop rapidement en hauteur aux dépens de leur vigueur et qui offraient l’image de la souffrance et de l’abandon. Le vent avait passé ses fantaisies sur l’Auberge du Château et fait sentir quelquefois cruellement sa puissance. C’était lui qui avait fait fléchir et renversé les toitures basses et couvertes de chaume des hangars et des étables, jusqu’à ce qu’elles fussent penchées et jetées en avant comme un chapeau rabattu sur le front bas de quelque brigand de village ; c’était lui qui avait secoué avec fracas les contrevents en bois qui étaient devant les fenêtres jusqu’à ce qu’ils pendissent brisés et délabrés sur leurs gonds rouillés ; c’était lui qui avait culbuté le pigeonnier et détruit la girouette assez imprudente pour se dresser et constater les mouvements de sa puissance ; c’était lui qui avait fait bon marché du moindre morceau de treillage en bois, des plantes grimpantes, du frêle balcon, et de toute modeste décoration quelconque, et avait arraché et dispersé le tout dans sa fureur dédaigneuse ; c’était lui, en un mot, qui avait mis en morceaux, abîmé, crevassé et disloqué la masse chancelante des bâtiments, puis s’était évanoui en mugissant dans le désordre et le triomphe de sa vigueur exterminatrice. Le propriétaire découragé s’était fatigué de sa longue lutte avec ce puissant ennemi, aussi le vent était-il resté libre d’agir selon ses caprices, et l’Auberge du Château tombait lentement en ruine. Mais, malgré tout ce qu’elle souffrait en dehors, elle n’en était pas moins prospère à l’intérieur. De vigoureux bouviers s’arrêtaient pour boire au petit comptoir ; des fermiers aisés passaient leurs soirées à parler politique dans la salle basse et lambrissée, tandis que leurs chevaux mâchaient quelque mélange suspect de foin moisi et de fèves passables dans les écuries en ruine. Quelquefois même les membres de la chasse d’Audley avaient fait une halte à l’Auberge du Château, pour se rafraîchir et faire manger leurs chevaux ; une fois, dans une grande occasion qui n’avait jamais été oubliée, un dîner avait été commandé par le chef piqueur pour une trentaine de gentlemen, et le propriétaire était devenu presque fou à la nouvelle de cette importante commande.

Aussi Luke Marks, qui ne s’inquiétait pas le moins du monde de la vue du beau, s’estima très-heureux de devenir propriétaire de l’auberge de Mount Stanning.

Une carriole attendait dans le brouillard pour transporter le nouveau couple dans sa nouvelle demeure, et quelques simples villageois, qui avaient connu Phœbé enfant, rôdaient près de la porte du cimetière pour lui souhaiter le bonjour. Ses yeux ternes étaient encore rendus plus ternes par les pleurs qu’elle avait versés et par les cercles rouges qui les cernaient. Le mari était ennuyé de ces preuves d’émotion.

« Qu’as-tu à pleurnicher, fillette ? dit-il durement. Si tu ne voulais pas te marier avec moi, il fallait me le dire. Je ne vais pas te tuer, n’est-ce pas ? »

La femme de chambre grelottait pendant qu’il lui parlait, et serra autour d’elle sa mantille de soie.

« Tu as froid dans tout ce bel attirail, dit Luke, jetant un regard sur sa riche toilette avec une expression qui n’avait rien de bienveillant. Pourquoi les femmes ne peuvent-elles s’habiller selon leur condition ? Ce n’est pas avec mon argent que tu achèteras des robes de soie, je puis te l’affirmer. »

Il mit la jeune fille tremblante dans la carriole, l’enveloppa d’un grossier surtout et poussa son cheval dans le brouillard jaune, accompagné par les faibles acclamations de deux ou trois gamins rassemblés près de la porte.

Une nouvelle femme de chambre fut envoyée de Londres pour remplacer Phœbé Marks auprès de la personne de milady, — une très-élégante demoiselle qui portait une robe de satin noir et des rubans roses sur son bonnet et se plaignait amèrement de la tristesse du château d’Audley.

Mais la Noël amena des visites au vieux manoir. Un squire de campagne et sa grosse épouse occupèrent la chambre aux tapisseries ; de gaies jeunes filles voltigèrent dans les longs corridors, et des jeunes gens regardèrent par les fenêtres, observant le vent du sud et le ciel nuageux. Il n’y avait pas une place vide dans les vieilles et spacieuses écuries ; une forge improvisée avait été établie dans la cour pour ferrer les chevaux de chasse. Les chiens en aboyant faisaient retentir le lieu de leurs clameurs continuelles ; des domestiques étrangers étaient entassés dans les combles ; chaque petite fenêtre cachée sous quelque pignon du toit, chaque lucarne de la vieille toiture bizarre brillait dans la nuit d’hiver avec sa lumière séparée, de telle sorte que le voyageur surpris par la nuit, arrivant soudainement au château d’Audley, trompé par les lumières, le bruit et le vacarme du lieu, aurait pu tomber aisément dans l’erreur du jeune Marlowe et prendre le manoir hospitalier pour une bonne auberge de l’ancien temps, comme celles qui ont disparu de la surface de ce pays depuis que la dernière malle-poste et les bidets fringants ont fait leur dernier voyage mélancolique à la maison de l’équarrisseur.

Entre autres invités, M. Robert Audley se rendit dans l’Essex pour la saison des chasses, avec une demi-douzaine de romans français, une caisse de cigares, et trois livres de tabac turc dans son porte-manteau.

Les honnêtes squires de campagne qui parlaient tout le temps du déjeuner de Flying Dutchman et de Voltigeur, de brillantes courses de sept rudes heures de cheval dans trois comtés, et d’une promenade de trente milles à minuit pour rentrer chez soi avec des chevaux de louage pour seule ressource, qui quittaient brusquement la table bien servie la bouche pleine de rosbeef froid, pour examiner soit un paturon, soit une entorse de la jambe de devant, soit le poulain qui revenait de chez le vétérinaire, restaient pétrifiés en voyant M. Robert Audley baguenauder sur une tartine de pain et de marmelade comme une personne complètement incapable de remarquer quoi que ce soit.

Le jeune avocat avait amené deux chiens avec lui, et un gentilhomme campagnard qui avait donné cinquante livres pour un chien d’arrêt et fait un voyage de quelque cent milles pour examiner une paire de chiens courants avant d’entamer un marché, se moquait tout haut de ses deux vilaines bêtes ; l’une d’elles avait suivi Robert Audley à travers Chancery Lane et la moitié de la longueur d’Holborn, tandis que son compagnon avait été enlevé vi et armis par le jeune avocat à un fruitier qui le maltraitait. Et comme Robert, en outre, insistait pour avoir ces deux déplorables animaux sous son fauteuil dans le salon, au grand ennui de milady, qui, comme nous le savons, détestait toute espèce de chiens, les invités du château d’Audley considéraient le neveu du baronnet comme un maniaque d’un caractère inoffensif.

Pendant ses autres visites au château, Robert Audley avait fait une triste figure en se joignant aux parties de plaisir de la joyeuse compagnie. Il avait trotté à travers une demi-douzaine de champs labourés sur un poney paisible de sir Michaël, et, s’arrêtant essoufflé et haletant devant la porte de quelque ferme, il avait exprimé son intention de ne pas suivre davantage la chasse pendant cette matinée. Il avait même été jusqu’à chausser, à grand’peine, une paire de patins, dans le dessein de faire un tour sur la surface glacée du vivier, et était ignominieusement tombé à son premier essai, restant placidement étendu sur la partie inférieure de son dos, jusqu’au moment où les spectateurs crurent convenable de le relever. Il avait occupé le siège de derrière d’un dog-cart pendant une charmante promenade du matin, protestant vigoureusement contre la position d’un homme perché comme sur un pic, et demandant que le véhicule s’arrêtât cinq minutes pour arranger les coussins. Mais cette année il ne montrait aucune inclination pour aucun de ces amusements hors du logis. Il passait son temps entièrement en flâneries dans le salon, se rendant agréable, avec sa nonchalance naturelle, à milady et à Alicia.

Lady Audley recevait les attentions de son neveu de cette façon pleine de grâce, demi-enfantine, que ses admirateurs trouvaient si charmante ; mais Alicia était indignée du changement opéré dans la conduite de son cousin.

« Vous avez toujours été un pauvre homme sans vigueur, Bob, dit la jeune fille d’un air de mépris, comme elle s’élançait dans le salon, en costume de cheval, après un déjeuner de chasse auquel Robert n’avait pas assisté, préférant une tasse de thé dans le boudoir de milady. Mais cette année, je ne sais ce qui vous est survenu, vous n’êtes bon à autre chose qu’à tenir un écheveau de soie ou à lire Tennyson à lady Audley.

— Ma chère pétulante et impétueuse Alicia, ne vous mettez pas en fureur, dit le jeune homme d’un air suppliant. Une conclusion n’est pas une porte à cinq barres, et vous n’avez pas besoin de lâcher la bride à votre jugement, comme vous le faites à votre jument Atalante quand vous courez à travers champs sur les talons d’un infortuné renard. Lady Audley m’intéresse, et les amis de campagne de mon oncle, pas du tout. Est-ce là une réponse suffisante, Alicia ? »

Miss Audley remua la tête avec un petit mouvement rempli de dédain.

« C’est une aussi bonne réponse que celle que je pourrai jamais obtenir de vous, Bob, dit-elle avec impatience, mais je vous en prie, amusez-vous à votre fantaisie ; étendez-vous dans un fauteuil tout le jour, avec ces deux absurdes chiens endormis sur vos genoux ; abîmez les rideaux de croisée de milady avec la fumée de vos cigares, et ennuyez tout le monde dans la maison avec votre contenance stupide et inanimée. »

M. Robert Audley ouvrit ses beaux yeux gris de toute leur grandeur à cette tirade, et jeta un regard désespéré sur miss Alicia.

La jeune fille se promenait de long en large, frappant à tort et à travers les pans de sa jupe avec sa cravache ; ses yeux lançaient des regards irrités, et une ardente rougeur flamboyait sous sa peau brune et diaphane. Le jeune avocat reconnut bien à ces symptômes que sa cousine était dans un accès de colère.

« Oui, répéta-t-elle, votre tenue est stupide et celle d’un être insensible. Savez-vous, Robert, qu’avec toute votre amabilité railleuse, vous êtes rempli d’amour-propre et d’arrogance. Vous regardez nos distractions du haut de votre grandeur, vous relevez vos sourcils et haussez vos épaules, puis vous vous jetez dans votre fauteuil, sans vous soucier de nous et de nos plaisirs. Vous êtes un égoïste, un sybarite au cœur glacé…

— Alicia ! ma bonne, ma gracieuse Alicia !… »

Le journal du matin s’échappa de ses mains, et il resta les yeux languissamment fixés sur son charmant agresseur.

« Oui, égoïste, Robert ! Vous gardez avec vous une demi-douzaine de chiens affamés, parce que vous aimez les chiens affamés. Vous arrêtez et caressez la tête de chaque vilain mâtin bon à rien dans la rue du village, parce que vous aimez les vilains mâtins bons à rien. Vous remarquez les petits enfants et leur donnez un demi-pence, parce que cela vous plaît d’agir ainsi. Mais vous relevez vos sourcils d’un quart d’yard lorsque le pauvre sir Harry Towers raconte une histoire ridicule, et fixez le pauvre individu jusqu’à lui faire perdre contenance avec votre hauteur nonchalante. Pour ce qui est de votre amabilité, vous laisseriez un homme vous frapper et vous lui diriez merci pour le coup, plutôt que de prendre la peine de le lui rendre ; mais vous n’iriez pas à un demi-mille pour rendre service à votre meilleur ami. Sir Harry vous vaut vingt fois, quoiqu’il écrive pour demander si ma jument Atalante est rétablie de son entorse. Il n’a pas des paroles magiques lui, et ne relève pas ses sourcils jusqu’à la racine de ses cheveux, mais il traverserait le feu et l’eau pour la femme qu’il aime, tandis que vous… »

Au moment même où Robert était bien préparé à affronter l’emportement de sa cousine, et où miss Alicia semblait sur le point de diriger sa plus forte attaque contre lui, la jeune fille s’interrompit brusquement et fondit en larmes.

Robert se leva vivement de son fauteuil, culbutant ses chiens sur le tapis.

« Alicia, ma chère Alicia, qu’y a-t-il ?

— Il y a… il y a… il y a que la plume de mon chapeau est entrée dans mes yeux, » dit en sanglotant sa cousine.

Et avant que Robert pût vérifier la vérité de cette assertion, Alicia s’était précipitée hors de l’appartement.

M. Audley se préparait à la suivre, lorsqu’il entendit sa voix dans la cour au-dessous, au milieu des piétinements des chevaux et du tumulte causé par les invités, les chiens et les valets. Sir Harry Towers, le plus aristocratique sportsman du voisinage, venait de prendre son petit pied dans sa main, et elle s’élançait sur sa selle.

« Bonté du ciel ! s’écria Robert observant la joyeuse troupe de cavaliers jusqu’à ce qu’elle eût disparu au-delà de l’arceau, que veut dire tout ceci ?… Qu’elle est ravissante à cheval ! quelle jolie tournure, et quel beau, candide, brun et rose visage ! Mais s’enfuir avec un individu de cette espèce, sans la moindre provocation. Voilà la conséquence de laisser une jeune fille suivre les chasses ! Elle considère toute chose dans la vie comme elle ferait d’un arbre de six pieds ou d’un fossé profond ; elle va à travers le monde comme elle va à travers la campagne… droit, en avant, et saute par-dessus tout. Quelle excellente fille elle eût pu faire si elle avait été élevée dans Fig-Tree Court ! Si je me marie jamais et que j’aie des filles (possibilité reculée dont le ciel me préserve), elles seront élevées dans Paper Buildings, elles prendront leurs seules récréations dans les jardins du Temple, et n’iront jamais plus loin que les portes jusqu’à ce qu’elles soient en âge de se marier, époque à laquelle je les conduirai directement en passant par Fleet Street à l’église de Saint-Dunstan, et les remettrai entre les mains de leurs époux. »

C’est en faisant de semblables réflexions que M. Robert Audley trompa le temps jusqu’au moment où milady rentra dans le salon, fraîche et rayonnante dans son élégante toilette du matin, ses boucles d’or lustrées par les eaux parfumées dans lesquelles elle s’était baignée et son album recouvert de velours dans les mains. Elle dressa un petit chevalet à côté de la croisée, s’assit devant, et commença à mêler les couleurs sur sa palette, tandis que Robert l’observait les yeux à demi fermés.

« Est-il bien sûr que mon cigare ne vous incommode pas, lady Audley ?

— Oh ! non, vraiment, je suis presque accoutumée à l’odeur du tabac. M. Dawson, le chirurgien, fumait toute la soirée quand je vivais dans sa maison.

— Dawson est un brave homme, n’est-ce pas ? » demanda Robert d’un air insouciant.

Milady fit entendre son charmant éclat de rire toujours prêt à jaillir,

« La meilleure des créatures, dit-elle, il me donnait vingt-cinq livres par an…, imaginez-vous…, ce qui fait six livres cinq shillings par trimestre. Je me vois encore recevant cette somme, six malheureux souverains ternis, et un petit tas d’argent malpropre et crasseux qui venait directement de la tirelire du chirurgien ; et alors, comme j’étais contente de posséder cet argent, tandis qu’aujourd’hui… je ne puis m’empêcher de rire lorsque j’y pense… Ces couleurs que j’emploie coûtent une guinée chacune chez Windsor et Newton… ; le carmin et l’outremer, trente shillings. J’ai donné à mistress Dawson une de mes robes de soie, l’autre jour, et la pauvre personne m’a embrassée, et le chirurgien a emporté le paquet chez lui sous son manteau. »

Milady faisait entendre de longs et joyeux éclats de rire en pensant à cela… Ses couleurs étaient mêlées ; elle était en train de copier l’aquarelle d’un paysan italien d’une beauté impossible, dans une atmosphère Turneresque impossible. L’esquisse était près d’être finie, et elle avait seulement à donner quelques petites retouches avec le plus délicat de ses pinceaux de blaireau. Elle se préparait délicatement à l’ouvrage en regardant de biais la peinture.

Tout ce temps-là, les yeux de Robert Audley étaient attentivement attachés sur son visage.

« C’est un grand changement, dit-il après un silence si long que milady pouvait avoir oublié ce qui avait été dit précédemment. C’est un grand changement ! bien des femmes donneraient beaucoup pour accomplir un changement comme celui-là. »

Lady Audley ouvrit ses grands yeux bleus et les fixa subitement sur le jeune avocat. Le soleil d’hiver, réfléchissant en plein sur sa figure, après avoir frappé le côté de la croisée, illuminait l’azur de ses beaux yeux, de sorte que leur couleur semblait incertaine et hésitante entre le bleu et le vert, comme varient en un jour d’été les teintes opalines de la mer. Le petit pinceau tomba de sa main et couvrit la figure du paysan d’une large tache de laque cramoisie.

Robert Audley aplanissait délicatement et avec précaution les feuilles crispées de son cigare.

« Mon ami du coin de Chancery Lane ne m’a pas donné d’aussi bons manilles que d’habitude, murmura-t-il. Si jamais vous fumez, ma chère tante (et je me suis laissé dire que quelques femmes cueillaient la mauvaise herbe cachée sous la rose), faites attention à bien choisir vos cigares. »

Milady respira longuement, ramassa sa brosse, et pouffa de rire à l’avis de Robert.

« Quel être excentrique vous faites, monsieur Audley ! Savez-vous que quelquefois vous m’embarrassez.

— Pas plus que vous ne m’embarrassez, ma chère tante. »

Milady serra ses couleurs et l’esquisse, puis, s’asseyant dans la profonde embrasure d’une autre croisée, à une distance considérable de Robert Audley, se mit à travailler à une grande pièce de tapisserie — sur laquelle les Pénélopes d’autrefois, dès l’âge de dix ou douze ans, se passionnaient à exercer leur habileté — le Vieux Temps à Bolton Abbey.

Assise comme elle était dans l’embrasure de cette croisée, milady était séparée de Robert Audley par toute la longueur de l’appartement, et le jeune homme pouvait seulement saisir par intervalles un rayon de son beau visage, entouré de sa brillante auréole de cheveux semblables à une brume dorée.

Robert Audley était depuis une semaine au château, et pourtant ni lui ni milady n’avaient encore prononcé le nom de George Talboys.

Ce matin-là, cependant, après avoir épuisé les sujets ordinaires de conversation, lady Audley demanda des nouvelles de l’ami de son neveu.

« Ce monsieur George… George… dit-elle en hésitant.

— Talboys ! suggéra Robert.

— Oui, c’est cela… M. George Talboys !… un assez singulier nom, par parenthèse, et certainement, sous tous les rapports, un très-singulier personnage. L’avez-vous vu dernièrement ?

— Je ne l’ai pas vu depuis le 7 septembre, depuis le jour où il me laissa endormi dans les prairies de l’autre côté du village.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria milady. Quel étrange jeune homme ce doit être que ce M. George Talboys. Je vous en prie, racontez-moi tout ce que vous savez sur lui. »

Robert raconta, en quelques mots, sa visite à Southampton et son voyage à Liverpool, et leurs différents résultats ; milady écoutait avec grande attention.

Afin de mieux faire ressortir les péripéties de cette histoire, le jeune homme quitta son fauteuil, et, traversant le salon, prit place en face de lady Audley, dans l’embrasure de la croisée.

« Et que concluez-vous de tout ceci ? demanda milady, après un moment de silence.

— C’est un si grand mystère pour moi, répondit-il, que j’ose à peine en tirer une conséquence quelconque ; mais au milieu de cette obscurité, je crois en tâtonnant être arrivé à deux suppositions qui me paraissent presque des certitudes.

— Et quelles sont-elles ?…

— Premièrement, que George Talboys n’est pas allé plus loin que Southampton ; secondement, qu’il n’est pas même allé du tout à Southampton.

— Mais vous y avez trouvé ses traces ; son beau-père l’a vu.

— J’ai mes raisons pour douter de la droiture de son beau-père.

— Bon Dieu ! s’écria milady d’un air alarmé : que voulez-vous dire par tout cela ?

— Lady Audley, répondit gravement le jeune homme, je n’ai jamais exercé comme avocat. J’ai embrassé une profession dont les membres assument sur eux de grandes responsabilités et ont des devoirs sacrés à remplir : j’ai toujours fui ces responsabilités et ces devoirs, comme je l’ai fait pour tous les soucis de cette vie ennuyeuse ; mais nous sommes quelquefois forcés d’entrer dans la position même que nous avons le plus évitée, et je me suis trouvé dernièrement appelé moi-même à réfléchir sur ce sujet. Lady Audley, n’avez-vous jamais étudié la théorie de l’induction ?

— Comment pouvez-vous demander à une pauvre petite femme de pareilles choses ? s’écria milady.

— L’induction, continua le jeune homme, comme s’il eût à peine entendu l’interruption de lady Audley, ce merveilleux édifice, qui est construit de brins de paille rassemblés dans un certain cercle, est encore assez solide pour servir de potence à un homme. Sur quels infiniment petits riens est parfois suspendu le secret entier de quelque crime mystérieux, est chose inexplicable jusqu’ici pour les plus savants de la terre. Un chiffon de papier, un morceau de vêtement déchiré, un bouton arraché d’un habit, un mot échappé imprudemment des lèvres du coupable, le fragment d’une lettre, une porte ouverte ou fermée, une ombre sur le store, le moment exact, mille circonstances assez insignifiantes pour être oubliées par le criminel, mais anneaux d’acier dans cette chaîne miraculeuse forgée par la sagacité du juge d’instruction, et voilà le gibet dressé, la cloche fatale qui tinte dans la brume sinistre du jour naissant, la bascule qui crie sous les pieds du coupable, et justice est faite. »

De faibles ombres de vert et de cramoisi tombèrent sur le visage de milady des écussons peints sur les vitraux des meneaux de la croisée près de laquelle elle était assise ; mais toute trace de couleurs naturelles avait disparu de ce visage, ne lui laissant que la pâleur gris-cendre des fantômes.

Assise d’un air calme dans son fauteuil, sa tête renversée sur les coussins de damas couleur d’ambre, et ses petites mains reposant sans force sur ses genoux, lady Audley s’était évanouie.

« Le rayon se resserre de jour en jour, dit Robert Audley, George Talboys n’est pas allé à Southampton. »